Chronique de la quinzaine - 30 avril 1835

Chronique no 73
30 avril 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



30 avril 1835.


Les difficultés s’effacent devant le ministère, les impossibilités de vivre qui l’ont contraint trois fois à se démettre, à retrancher quelques-uns de ses membres, et à se renouveler, tombent une à une. Ses divisions intérieures disparaissent, et tout semble annoncer que son avenir sera plus long qu’il ne le pensait lui-même.

Pour ce qui est des difficultés, voilà le ministère en possession des 25,000,000 qu’il s’était engagé à payer à l’Union américaine, car la chambre des pairs, qui n’a pas encore voté la loi, n’est plus qu’un bénévole parlement chargé d’enregistrer, et qu’il ne sera jamais nécessaire d’exiler à Pontoise. Il est vrai qu’un amendement formulé par M. Leyraud, et réuni à un autre amendement du général Valazé, embarrasse un peu les ministres. Il s’agit de l’obligation d’exiger préalablement des explications du général Jackson, avant que de payer le premier terme de l’indemnité américaine ; mais il est évident qu’on passera outre. On est même si bien décidé sur ce point, qu’on ne daignera pas faire rejeter cet amendement par la chambre des pairs. Le général Bernard, aide-de-camp du roi, qui se rend aux États-Unis avec M. Pichon, notre ancien commissaire à Alger, se chargera de régler cette affaire en même temps que quelques intérêts particuliers qui se rattachent au paiement des 25,000,000, et réparera ainsi la dernière faute de M. de Broglie, car c’est encore à l’inhabile M. de Broglie que le ministère doit ce nouvel embarras.

M. de Rigny, qui pèche par excès d’habileté au contraire, avait cependant soigneusement préparé le terrain à M. le duc de Broglie. La veille du jour où les amendemens devaient être discutés, il se rendit auprès du général Valazé, lui prouva le plus ingénieusement du monde que son amendement n’était qu’un double emploi de celui de M. Leyraud, qui demandait aussi une réparation à l’Amérique, et obtint de l’honorable député la promesse de laisser confondre les deux amendemens en un seul. Une démarche près de M. Leyraud eut pour résultat une seconde correction. On promit à ce dernier de donner toujours, à la chambre, dès qu’elle le demanderait, communication de la correspondance du ministère avec le président des États-Unis ; cette promesse fut faite en présence de plusieurs députés. Cela fait, on convint avec les députés ministériels de faire passer l’amendement Valazé, devenu par la concession du général, le moins explicite des deux, et de laisser M. Leyraud s’endormir sur les promesses ministérielles. Malheureusement M. de Broglie entama gauchement la question, et s’embrouilla dans les deux amendemens. Les centres déroutés prirent l’un pour l’autre, et votèrent par méprise. Il en résulta une confusion qui dure encore, et que faute de mieux le ministère voudrait augmenter maintenant, s’il est possible. M. de Rigny, voulant réparer, autant qu’il est en lui, la maladresse du président du conseil, s’est chargé de l’exposé des motifs à la chambre des pairs, où il est venu dire, il y a deux jours, que le gouvernement avait écarté, par un noble sentiment de dignité, un amendement qui tendait à soumettre les explications de Jackson à une publicité officielle. Qu’on juge de l’humeur de M. Leyraud à qui la promesse de la publicité officielle avait été faite devant ses collègues. Sans une officieuse intervention, ses dénégations eussent été vives ; il s’est borné, comme on l’a vu, à protester contre l’exposé des motifs de M. de Rigny, et M. de Broglie s’est trouvé forcé de déclarer qu’il y avait eu méprise. M. de Broglie, qui se vantait, en entrant dans ce ministère, d’en sortir sans aucune altération, et qui voulait, disait-il, imiter le Rhône dont les eaux ne se mêlent pas à celles du lac de Genève qu’elles traversent, M. de Broglie verra encore plus d’une fois sa loyauté mise à de rudes épreuves.

Le ministère avait encore attaché son existence à la question des fonds secrets ; en d’autres termes, il lui fallait 1,200,000 francs à gaspiller sans contrôle, pour vivre. Puisqu’il ne s’agit que de cette bagatelle, le ministère vivra. Sans doute, il s’est vu forcé d’entendre quelques vérités dures dans cette discussion ; les paroles austères de M. Dupont de l’Eure ont été terribles ; c’était, comme on l’a fort bien dit, la franchise d’un ancien ministre resté pauvre, parlant à de jeunes ministres déjà riches ; mais un peu de honte est bientôt bue, et d’ailleurs la majorité s’associe à cette honte avec tant de magnanimité et de dévouement, qu’on ne sait à qui en restera la plus grosse part.

Une partie des fonds secrets servira à défrayer le procès-monstre et à subvenir aux frais de construction de la salle provisoire qui ont dépassé considérablement le crédit fixé par M. Thiers lui-même, et voté par la chambre. Beaucoup de fonctionnaires se sont déplacés pour venir au procès, les fonds secrets dédommageront ces fonctionnaires. Les fonds secrets serviront aussi à ranimer quelques consciences timorées, à consolider des fidélités que la pénurie où se trouve la caisse ministérielle, est à la veille d’ébranler. Cette pénurie est si grande, que les subventions des feuilles ministérielles sont, dit-on, en arrière de plus de deux mois. Depuis ce temps, les gratifications ont cessé de couler ; les dévouemens les plus purs sont restés sans récompense, et certains votes ont été, bien involontairement, désintéressés. Depuis deux mois, la main du ministre ne s’ouvre que pour serrer cordialement celle de ses serviteurs et de ses amis, mais ces témoignages stériles d’affection commencent à ne plus leur suffire, et le ministère était vraiment fondé à supplier la chambre de faire cesser un état de choses si dangereux pour lui. La troisième question d’existence ministérielle, c’est, on le sait, le procès. Le procès marche à ravir. Les pairs arrivent à souhait à leur poste, les uns de Vienne et de Rome, les autres de Stuttgart et de Stockholm. M. de Saint-Aulaire, M. Latour-Maubourg, M. de Saint-Priest, M. de Montebello, ont déjà fait leur rentrée au foyer de l’Opéra et dans les salons de Paris. Le ministère n’a qu’un chagrin, c’est de ne pouvoir faire revenir M. de Saint-Simon qui est aux Indes orientales ; mais si l’ajournement du procès a lieu, comme il se peut faire, on enverra un bâtiment à Pondichéry, qui ramènera un juge de plus. Si M. Sébastiani remplissait la promesse qu’il a faite aux électeurs de Vervins, nous n’aurions pas un seul ambassadeur à son poste ; mais n’importe, pourvu que le procès ait lieu. Au 1er mai, jour de sa fête, le roi jouira d’un plaisir que ne pourrait se donner en ce moment aucun souverain en Europe ; il se verra entouré de ses ambassadeurs en Russie, en Autriche, en Suède et en Suisse, de ses ministres à Turin, à Stuttgart et à Rome. Il ne manque à cette bonne fête que M. Sébastiani, qui sommeille à Londres, et M. de Rayneval qui joue un maigre rôle à Madrid.

À propos de M. Sébastiani, nous devons faire observer à M. Thiers, qui vantait l’autre jour les exploits de ce grand général en le faisant figurer près de Bonaparte au pont d’Arcole, que M. Sébastiani était alors occupé à se faire battre ailleurs. Si M. Thiers veut ouvrir sa propre Histoire de la Révolution, il y trouvera les noms des officiers qui figuraient à Arcole. C’étaient Masséna, Augereau, Lannes, Verne, Bon, Verdier, Muiron, Belliard ; mais M. Sébastiani ne s’y trouvait pas. Il faut retrancher des belles pages de la vie militaire de M. Sébastiani sa part de ce haut fait, que M. Thiers lui accordait si libéralement l’autre jour ; mais ce que personne ne contestera à M. Sébastiani, c’est sa glorieuse journée d’Almanacid.

Enfin, la dernière difficulté disparaît comme les autres. L’acceptation du maréchal Maison paraît certaine. Seulement, elle n’est que temporaire, Il paraît que le maréchal tient à retourner à Saint-Pétersbourg au mois de décembre prochain. Le maréchal Maison n’aime pas les longs ministères ; il a été quinze jours ministre des affaires étrangères ; il consent à garder le ministère de la guerre pendant huit mois. C’est déjà du progrès. Au reste, rien n’est désespéré avec le maréchal Maison, et il n’est pas très difficile de faire changer ses résolutions. On peut le penser du moins ; car, à Saint-Pétersbourg, le maréchal disait partout hautement, et souvent sans nécessité, qu’il n’accepterait pas le ministère, et que toutes les offres des ministres, qui sont maintenant ses collègues, seraient bien inutiles. Le voilà ministre cependant. Qui sait si son goût pour Saint-Pétersbourg lui durera long-temps ?

Une petite circonstance, assez insignifiante en elle-même, avait un peu diminué tout récemment, à Saint-Pétersbourg, le crédit de notre ambassadeur. On sait que les rangs sont parfaitement tranchés en Russie, et qu’il ne s’y trouve pas de classe intermédiaire entre la noblesse, la cour et la plus humble bourgeoisie. Dans cette dernière classe, nous écrit-on de Saint-Pétersbourg, l’ambassadeur avait distingué une personne qui excitait son intérêt, et il la voyait avec quelque assiduité. Son intérêt pour elle alla même si loin, qu’il ne refusa pas de présider un petit bal qu’elle donna pendant cet hiver, et dont le maréchal, entouré de petits marchands et d’ouvrières endimanchées, fit les honneurs avec une bonhomie populaire, digne d’un représentant de la révolution de juillet. Ce goût de l’égalité fut peu admiré à la cour de Russie, et le maréchal eut à essuyer quelques froideurs, qui diminueront peut-être le regret que lui cause son départ.

Ce n’est pas assez que le concours, peu attendu, du maréchal Maison vienne en aide à ce bienheureux ministère ; il faut encore que le maréchal Soult, ce candidat redouté, ait pris à tâche de se détruire lui-même. Le maréchal, dans son dernier voyage à Paris, était poursuivi de deux idées fixes. Il voulait à toute force présider un ministère de la gauche, et à toute force aussi persuader à tout le monde que sa ruine est complète. Le maréchal disait, à qui voulait l’entendre, que les affaires de l’état l’avaient tant absorbé, que les siennes en ont terriblement souffert. Son dernier ministère lui coûte sa fortune ; c’est là ce qu’il affirme du moins. Il ajoute qu’il sera désormais forcé de vivre du produit de sa terre de Saint-Amand, de ses fruits et de ses légumes, et d’augmenter, au fond de sa province, le nombre de nos vieux soldats laboureurs. Touchés de la détresse du maréchal, Mme Adélaïde et M. le duc d’Orléans voulaient qu’on lui achetât pour un million de tableaux. On sait comment le roi réduisit cette somme à cinq cent mille francs. Ce prêt, selon le roi, ce don, d’après le maréchal, ne se réalisera qu’en cinq paiemens annuels, comme l’indemnité américaine. Qui sait même si ces termes de paiement n’ont pas été savamment combinés avec ceux de l’indemnité ? Toujours est-il que, pendant cinq ans, le maréchal ne sera pas maître de ses mouvemens, qu’on le tiendra à sa solde et dans une sorte de dépendance qui l’éloignera du ministère. Il faut espérer que le pauvre duc de Dalmatie emploiera ces cinq années à refaire sa fortune, et à sortir de l’indigence où il se trouve.

Le roi subit patiemment M. de Broglie et M. Guizot ; la chambre est dévouée, la majorité compacte et si disciplinée, qu’on la dirait formée des mains même de M. de Villèle ; la chambre des pairs est à deux genoux ; les concurrens s’effacent, les rivaux et l’opposition sont divisés, le pays semble plongé dans une insouciance profonde, et demande à peine si on le gouverne et qui le gouverne. Qui pourrait donc maintenant s’opposer à l’accomplissement des vues du ministère, à sa puissance, à la réalisation de son système, s’il a un système ? Personne, si ce n’est le ministère lui-même. En France, on ne tue guère les pouvoirs ; ils se suicident. Ainsi ont fini tous les ministères de corruption qui se sont écroulés les uns sur les autres, laissant sur le sol cette épaisse couche de fange sur laquelle repose tout l’édifice politique que nous voyons. Personne donc ne renversera le ministère, ni les écrivains, ni les orateurs de l’opposition, ni la magistrature, ni la pairie, ni la chambre. Lui-même, lui seul se renversera. Qui peut nuire maintenant à M. Thiers, si ce n’est M. Thiers ? Quel autre que M. de Broglie fera choir M. de Broglie à force de faux pas ? Qui peut mieux que M. de Rigny compromettre le titulaire actuel du ministère de la guerre ? Qui pourrait écrire contre M. Persil des factums plus violens que les ordonnances et les circulaires du garde-des-sceaux. Quels sont les pamphlets qu’on lit à la tribune contre le ministre de l’instruction publique, si ce n’est la volumineuse collection des pamphlets de M. Guizot ? Pour nous, adversaires de ces hommes et de ce système, nous ne leur souhaitons d’autre mal que l’accomplissement rapide de tous leurs projets ; nous espérons que tous leurs projets de lois seront votés, que les fonds leur seront prodigués à pleines mains ; nous désirons qu’on les seconde dans tout ce qu’ils tentent ; leur règne sera plus court, et ils auront plus tôt trouvé le terme de leur chemin.

Cette quinzaine s’est passée fort tranquillement, en dépit des patrouilles et des ordres du jour destinés à jeter l’alarme dans la garde nationale. Les théâtres et les églises ont été remplis d’une foule immense, et l’on compte à Paris plus de vingt mille étrangers arrivés depuis peu de temps. Il va sans dire que ce n’est pas dans les environs du Luxembourg qu’ils établissent leur demeure. Là les habitans paisibles déménagent, effrayés qu’ils sont de l’appareil militaire et du déploiement de la police qui se fait dans ce quartier. Dans le jardin du Luxembourg, on trace des enceintes pour l’artillerie, en dehors on dispose des quartiers pour la cavalerie, on dresse des tentes, on forme des postes sans nombre pour les fantassins On dirait qu’on veut se venger sur la population du quartier latin des insolences qu’on souffre des États-Unis d’Amérique. C’est dommage qu’on ne puisse faire venir nos flottes à Paris ; on leur ferait aussi prendre part à cette campagne qu’on est impatient de commencer. Il y avait si long-temps que ce belliqueux ministère n’avait guerroyé sur le pavé de Paris ! Vienne une occasion favorable, et nous le verrons bientôt faire flotter au vent le glorieux drapeau de la rue Transnonain.

À défaut de troubles séculiers, nous avons failli voir l’émeute dans l’église. Une double émeute même menaçait de troubler la tranquillité du diocèse de Paris ; deux émeutes de vicaires, dirigées, l’une contre le curé de Saint-Roch, l’autre contre le curé de l’Assomption. Heureusement, l’archevêque de Paris est un habile stratégiste. Par une savante combinaison, il a transporté les vicaires de Saint-Roch à l’Assomption, et ceux de l’Assomption à Saint-Roch ; et, grace à ces deux coups d’état, les pasteurs sont rentrés en possession de l’autorité que leur contestaient leurs suppléans. Si M. de Quélen voulait prendre le commandement du Luxembourg, il éviterait peut-être beaucoup d’embarras au ministère.

Un de nos amis, traversant, il y a deux jours, ce quartier proscrit, a trouvé sous ses pas une pièce dont la lecture nous prouve que les accusés d’avril se préparent à faire une énergique défense devant la chambre des pairs. La main qui a tracé cet écrit est peu exercée ; les caractères sont presque illisibles, l’orthographe défectueuse, mais le style est d’une curieuse énergie, et la pensée, souvent logique, au milieu de l’emphase et des déclamations qui l’obscurcissent. Ce morceau est sans doute l’ouvrage d’un ouvrier de Lyon ou d’un soldat compromis dans les troubles ; son défenseur ou son conseil, à qui il l’avait peut-être confié, l’aura perdu sur sa route. Nous nous hasardons à donner, sans les approuver, quelques fragmens de cette défense, destinée d’ailleurs à la publicité ; nous tenons la pièce entière à la disposition de celui qui l’a perdue. En voici le début :


« Les accusés d’avril, en présence de l’avenir qui se prépare et s’accélère, doivent-ils accepter moralement la juridiction que la force brutale leur impose, et forcés de comparaître devant un tribunal exceptionnel, doivent-ils se choisir ou accepter des défenseurs ? enfin, la chambre des pairs, convertie en tribunal, est-elle compétente ? Bien plus, un tribunal, quel qu’il soit dans l’ordre de choses actuel, après la révolution de 1830, est-il compétent ? Telles sont les questions qui s’offrent à la pensée, au moment où juges et accusés vont bientôt se trouver en présence.
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« Accusé d’avril, ayant à répondre de mes actes devant la chambre des pairs, n’aurai-je pas, avant tout, à leur demander compte, de quel droit ils m’accusent et quel est leur mandat ? n’aurai-je pas à leur dire : Non, vous n’êtes pas mes juges, vous qui vous prétendez issus du pouvoir populaire, et qui voulez appliquer la justice en son nom ?
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« Non, vous n’êtes pas mandataires du peuple, vous qu’on a vus sous toutes les formes, et variant selon les révolutions, associer constamment vos noms aux actes.......


« Vous qui prétendez défendre et continuer l’œuvre des révolutionnaires de juillet ; vous qui, semblables aux stériles frélons, venez jouir sans travail des fruits de la victoire ; dites-nous donc, défenseurs privilégiés du pouvoir actuel, quels sont les bienfaits dont la France glorieuse ait à bénir ce régime.
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« Sous la restauration, le sang des patriotes a coulé de l’échafaud sur la place publique. Mais depuis 1830, il n’est point de ville où le domicile du citoyen n’ait été violé, et qui n’ait vu son pavé rougi du sang de ses habitans.

« Sous la restauration, le parquet, insatiable de vengeance, appelait incessamment sur la tête des vaincus la rigueur des lois, et les patriotes échappés au glaive de la loi, ou à la baïonnette du soldat, comptaient leurs glorieuses campagnes d’apostolat par les années de prison.
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« Les deux grands pouvoirs du royaume, oubliant leur mission, se transforment en juges criminels, et l’on voit aussi l’ancien palais des rois transformé en prison d’état.

« Sous la restauration, la police, limitée, ne comptait à la rigueur que la gendarmerie, et dans les grandes circonstances, la garde royale et les gardes-du-corps. ......


« La quasi-légitimité, plus large, plus progressive dans l’art de gouverner les hommes, sut augmenter l’ancienne police, et lui associer les troupes de ligne et la garde nationale, prenant les premiers par l’obéissance passive, et les seconds par la peur, l’égoïsme et le mensonge. Aux cours prévotales ont succédé les conseils de guerre, et si les exécutions n’ont point décimé les accusés des 5 et 6 juin, ce n’est que par la crainte de l’opinion publique. Si le sang des accusés n’a point coulé par la main du bourreau, cela n’a pas tenu à ces magistrats et soldats à la fois. Si nous comptons encore vivans parmi nous ces jeunes hommes dont le crime est le nôtre, et dont nous acceptons la solidarité ; si l’espérance nous reste encore de presser un jour sur nos cœurs nos frères, nos amis ; si l’espérance nous reste encore de voir un jour la France heureuse, libre et glorieuse, non, cela n’aura pas dépendu de vous, hommes du sabre et de l’obéissance passive, vous qui, pendant vingt ans, n’avez cessé de prêter votre appui à nos oppresseurs ; vous qui, dans l’oisiveté d’une paix sans gloire, avez ameuté vos soldats contre nous, ainsi qu’on voit les chiens d’un berger capricieux mordre à plaisir, et pour obéir seulement, le troupeau inoffensif marchant, guidé par l’instinct, à la plus simple liberté.
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« Eh quoi ! défenseurs de l’ordre public, vous-mêmes nés du désordre, vous nous accusez de vouloir l’anarchie, parce que nous voulons largement, c’est-à-dire pour le peuple, ce que vous n’avez voulu que pour vous ; vous qui, au nom du peuple, et pour vous seuls, avez usurpé le pouvoir populaire, vous nous accusez de vouloir le désordre !

« Hommes aveugles, ouvrez donc les yeux et voyez ! L’anarchie que vous détestez s’est, avec vous, assise au pouvoir, elle vous suit comme une ombre et vous enveloppe de toutes parts.
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« Et c’est vous tous, défenseurs intéressés du monopole et du privilége, vous, fauteurs de l’anarchie sociale, qui nous accusez et qui prétendez nous juger !

« Est-ce donc nous seuls qui avons porté le trouble dans la vieille société et déchiré le vieux pacte social ? Imprudens ! c’est vous, qui, semblables à des larrons, avez porté le trouble et la désolation dans la maison du maître, que vous avez dépouillé et chassé pour vous approprier son bien, que lui-même, dans l’origine des temps, avait usurpé sur le peuple, seul et grand propriétaire naturel de la richesse sociale ; et lorsque la vieille société agonise et meurt dans vos débiles mains, nous voulons, nous, régulariser ce mouvement qui vous déborde de toutes parts. Et de quel droit nous accusez-vous ? N’agissons-nous pas en vertu du même droit que celui en vertu duquel vous avez renversé un pouvoir impopulaire, moins détestable cependant que celui par lequel vous l’avez remplacé ?
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« Accusés d’avril, et traînés devant les hommes qui se croient le droit de nous juger, devons-nous choisir ou accepter des défenseurs ? non, sans doute, et leur incompétence radicale nous en dispense naturellement.

« Accusé d’avril, non, je n’ai point à accepter ou à choisir d’avocat, car la défense en pareille matière toujours est immorale. Qu’on laisse à des criminels l’art mensonger de nier ou défigurer leurs actes… Permis à eux, dans leurs crimes détestables, de chercher à tromper à la fois, s’il se peut, eux-mêmes et le public accusateur par la voie de ses magistrats ; mais un vrai républicain, en l’absence de ses juges naturels (les vrais mandataires du peuple), ne doit chercher de défenseurs que dans sa propre conscience, et, fort de ce conseiller incorruptible, il fera pâlir devant lui ses accusateurs timorés. Cependant, loin de moi l’idée de flétrir l’ordre des avocats ! Oui, par cela seul qu’ils se consacrent à la défense des malheureux, quels qu’ils soient, leur état est honorable.

« Accusé d’avril, seul devant mes accusateurs dorés, fier de mon droit, qui est celui du peuple, confiant dans la cause sacrée de la liberté, je n’attendrai mon jugement que de l’opinion populaire, qui déjà vous flétrit ; et, sous l’accusation d’un crime qui entraîne la peine capitale, je vous apporterai hardiment ma tête, sans crainte toutefois que votre justice en fasse tomber un seul de ses cheveux. »


En publiant ces notes, nous n’avons eu d’autre pensée que celle de faire connaître quelle sorte d’hommes la cour des pairs s’apprête à citer devant elle. L’exaltation d’idées qui règne dans cet écrit, et la direction de ces idées, indiquent une éducation politique toute spéciale, qui ne peut avoir été faite dans les journaux, même dans les feuilles de la couleur la plus prononcée. La Tribune et le Réformateur sont encore fort loin du langage de ce plaidoyer tout-à-fait authentique. Il prouve que la presse, quelle que soit sa nuance, est une puissance modératrice ; le talent naturel qu’on ne peut méconnaître dans ce morceau prouve aussi que le langage de la raison et de la justice ne serait pas perdu, si on l’employait avec de tels hommes, eux que les rigueurs du cachot, une longue captivité et les traitemens les plus durs, n’ont pu dépouiller de leur constance, et d’une sorte de dignité.


— On annonce pour demain une immense promotion de membres de la Légion-d’Honneur. Cinq cents chevaliers seront nommés, sans compter les grand’croix et les commandans. On compte sur ces nominations pour stimuler le zèle de la garde nationale, car c’est sur elle particulièrement que doit tomber cette pluie de faveurs. Quelques peintres seront également décorés ; un directeur de spectacle, M. Jouslin de la Salle, un musicien, M. Halévy, sont compris, dit-on, dans cette promotion. On ne nomme pas un seul homme de lettres, destiné par le ministère à subir cette distinction. La mauvaise presse est proscrite, et pour la bonne, les fonds secrets sont votés. La fête du roi sera complète.


Mme Malibran vient d’être engagée à Londres, pour jouer à Drury-Lane le rôle de Mme Falcon, dans l’Opéra de la Juive. Mme Malibran recevra 2,000 livres sterling pour la saison.


PUBLICATIONS NOUVELLES.

— Nous croyons faire plaisir aux amis des livres religieux, à ceux qui aiment à méditer sur des pensées élevées et intérieures, en leur annonçant deux livres d’un même auteur anonyme : Arthur, ou Religion et solitude, et un recueil de Pensées choisies de Saint-Martin. Ces deux volumes qui se trouvent à la librairie religieuse de Toulouse (rue du Foin-Saint-Jacques, 16) contiennent un grand nombre de sujets de méditation morale, de passages tirés des anciens pères, ou des théosophes modernes. L’auteur anonyme qui, après avoir vécu de la vie du monde et des passions, paraît s’être retiré dans la solitude, et qui unit une sensibilité très tendre à une imagination poétique encore émue, commente les pensées qu’il cite, les orne de ses souvenirs et y ajoute des développemens de même source, en une langue parfois négligée, mais heureuse et pleine d’onction.


— La dixième livraison des Suites à Buffon vient de paraître ; elle forme le quatrième volume de l’Histoire des végétaux phanérogames, par M. Spach. Nous ne nous sommes pas trompés dans nos prévisions, en annonçant, dès son apparition, à cette entreprise, tout à fait hors de ligne, un succès complet. Expression de la science actuelle la plus avancée, elle satisfait pleinement le besoin que sentent chaque jour davantage ceux qui se livrent à l’étude de l’histoire naturelle, de trouver réunis sur un seul point les faits et les idées dispersées dans une multitude effrayante d’ouvrages particuliers et de recueils académiques. Plusieurs des traités spéciaux dont se compose cette importante collection, seront incessamment terminés, et nous attendons ce moment pour en entretenir nos lecteurs d’une manière approfondie.


Voyages en Arabie, par Burckhardt. — Ce livre n’était encore connu en France que par les extraits plus ou moins étendus qu’en donnèrent divers journaux, lors de son apparition en Angleterre, il y a quelques années. La Revue elle-même lui a consacré en 1831 un article étendu. Mais ces morceaux détachés n’ont pu donner qu’une idée imparfaite de son mérite éminent. Burckhardt est un voyageur tout-à-fait hors de ligne ; savant et consciencieux comme Niebhur, parlant arabe comme le célèbre Aly-Bey, il est avec ce dernier le seul Européen qui, dans ces derniers temps, ait pu pénétrer, déguisé en pélerin, jusqu’au tombeau du prophète, sans éveiller les soupçons des fidèles, grâce à sa profonde connaissance de la langue du pays. Faisant profession ouverte de l’islamisme, il a pu lever impunément les plans des deux villes saintes, la Mecque et Médine, et cela avec tant d’exactitude, que peu de grandes cités d’Europe nous sont maintenant aussi bien connues. Non content de décrire les édifices sacrés, objets de la vénération des musulmans, et les autres lieux publics, il n’omet aucun détail sur les mœurs des habitans, et cela souvent à propos d’un fait insignifiant qui eût échappé à un observateur moins profond. Ce sont surtout les notes sur les Bédouins qui méritent de fixer l’attention. Il n’a pas, il est vrai, pénétré dans les plaines du Nedjd où vivent leurs principales tribus ; il s’est mis en communication avec eux dans les deux cités saintes, et en a obtenu une foule de renseignemens précieux qui laisseront peu de chose à faire à ses successeurs. M. Léon de Laborde, le dernier voyageur en Arabie, a trouvé le souvenir de Burckhardt encore vivant parmi les Bédouins, que ce dernier avait visités, et il est probable qu’on parlera encore long-temps dans le désert du scheickh Ibrahim. C’est le nom que Burckhardt avait pris en adoptant le costume et les mœurs musulmanes.

Avant de visiter le Hedjaz, ce voyageur, dont on ne peut trop déplorer la perte, avait visité l’Égypte et la Nubie. Ce premier voyage, dont il avait envoyé le récit complet à la société d’Afrique à Londres, a également vu le jour avant celui dont nous parlons en ce moment, et est encore moins connu parmi nous. Il est vivement à désirer que le traducteur de ce dernier, à qui nous devons d’avoir déjà fait passer tant de bons ouvrages de ce genre dans notre langue, veuille bien se charger de ce nouveau travail. Ce serait rendre un service considérable aux amis des sciences géographiques que de leur donner Burckhardt tout entier.


— Il se publie actuellement, sous le titre de Théâtre européen, une nouvelle collection des meilleures pièces des théâtres étrangers, beaucoup plus complète et plus satisfaisante que celle qui a paru sous la restauration. Ainsi la seconde livraison nous donne tout entière la belle pièce de Calderon, le Médecin de son honneur, qu’on ne connaissait qu’imparfaitement. Cette entreprise littéraire ne peut manquer de réussir.


M. Roques vient de publier une nouvelle édition de sa magnifique Phytographie médicale, ou traité des champignons et plantes vénéneuses. Nous en reparlerons prochainement.

— On vient de mettre en vente, chez le libraire Henri Dupuy, rue de la Monnaie, un volume in-8o, en vers, intitulé la Cité des Hommes, par M. Adolphe Dumas. Nous reviendrons sur cette publication.


On vient de placer aux Tuileries trois nouvelles statues de MM. Pradier, Debay et Foyatier. Le Cincinnatus de M. Foyatier vaut mieux que le Spartacus du même auteur ; il y a moins d’emphase dans l’attitude, moins de vulgarité dans le détail musculaire : mais rien absolument ne personnifie Cincinnatus. — Le Périclès de M. Debay n’est autre chose que le travail d’un ouvrier patient ; la tête est maigrement copiée sur un buste antique, l’ajustement est mesquin, la draperie sèchement traitée ; les nus sont d’une rondeur qui exclut toute finesse. L’expression du Périclès de M. Debay est celle d’un esclave obéissant. — Il est fort à regretter que le Phidias de M. Pradier manque d’idéalité, et que la tête en particulier soit insignifiante, car il y a dans cette statue plusieurs morceaux d’un mérite supérieur. Le bras droit est un chef-d’œuvre de modelé ; les plis du manteau ramassés sur la partie gauche du torse ont de la souplesse et de la légèreté ; mais le manteau s’ajuste mal sur l’épaule droite.


M. Berlioz donnera dimanche son dernier concert, dans la salle des Menus-Plaisirs. On sait avec quel intérêt le public a accueilli les trois séances que ce jeune compositeur a données au commencement de l’hiver. Celle qu’il annonce est de nature à vivement émouvoir la curiosité : on y entendra la Symphonie fantastique avec tous ses développemens. M. Listz s’est chargé de l’intermède ; il exécutera les variations sur la Marche d’Alexandre de Moschelès.