Chronique d’une ancienne ville royale Dourdan/20

CHAPITRE XX

LA MAISON DE LA COMMUNAUTÉ[1].


La maison dite de la Communauté ou de l’Instruction chrétienne, ce précieux et bel établissement qui honore Dourdan, remonte au règne de Louis XIV. Sa première origine date de 1658. Cette année-là, réunies par une pensée commune, huit pauvres filles de Dourdan s’installèrent dans une maison située près de l’église Saint-Germain, rue de la Haute-Foulerie, et ouvrirent pour les petites filles indigentes de la ville une école gratuite. C’était une belle œuvre, car c’était une grande tâche. Agitée par les troubles de la Fronde, ruinée par la guerre de 1652, décimée par la peste, la ville de Dourdan sortait d’une crise terrible ; l’éducation de la jeunesse avait été fort négligée, et les bonnes mœurs, dit la tradition, s’en ressentaient.

C’était l’heure de la charité : saint Vincent de Paul venait de traverser la ville ; la souffrance avait trouvé des sœurs dans l’hospice régénéré, l’enfance allait avoir les siennes.

Les petites filles de Dourdan vinrent en foule auprès des huit pauvres maîtresses, apprendre à lire, à coudre et à prier Dieu. Le ciel bénit le modeste institut ; les leçons de vertu et de travail portèrent leurs fruits, et l’estime publique fut bientôt acquise aux humbles institutrices de la rue de la Haute-Foulerie. Elles étaient très-pauvres encore plus simples, vivant du modique produit du travail de leurs mains et d’un pensionnat qui ne pouvait être bien étendu vu l’exiguïté de leur demeure. Pourtant elles faisaient encore l’aumône, et quand leur tâche du jour était finie, elles allaient secrètement visiter et consoler les pauvres malades et leur porter leurs épargnes. Pendant vingt ans, elles accomplirent cette mission avec le même dévouement et la même pauvreté, formant sans bruit une génération nouvelle par leur enseignement et leur exemple[2].

Vers 1678, venait quelquefois à Dourdan ou plutôt à Sainte-Mesme, à la suite de la princesse Marguerite-Louise d’Orléans, grande duchesse de Toscane, une jeune, belle et vertueuse dame nommée Claude Bourion, veuve, avant trente ans, de sieur François Servin, premier chirurgien de feu Gaston, duc d’Orléans. Profondément touchée des mérites et du dévouement des pauvres filles, elle se sentit irrésistiblement attirée vers elles et leur offrit de partager leur œuvre et de leur donner une règle. On sait qu’il n’était pas rare alors de voir des femmes de qualité renoncer au monde et se faire fondatrices de maisons religieuses. Pour ne citer qu’un seul nom, nous rappellerons celui de Madame de Miramion. Madame Servin, devenue supérieure des sœurs de la rue Haute-Foulerie, ne songea plus qu’à étendre l’humble maison près de l’église, évidemment trop restreinte. Elle se rendit à Blois, vendit le riche mobilier et tous les biens qu’elle tenait de la libéralité de la maison d’Orléans, et, de retour à Dourdan, acheta, par contrat passé devant Isaac Rousseau, le 20 juillet 1693, de Paul de la Barre, seigneur de Groslieu, un grand corps de bâtiment avec plusieurs dépendances et un jardin, situé au bas de la rue d’Authon. Dès le mois d’octobre de la même année, la communauté s’y installa et son établissement fut entouré de toutes les formes civiles et religieuses requises pour la création d’un ordre nouveau. Approuvée solennellement par l’évêque de Chartres, le pieux et savant Godet des Marais (1er  déc. 1696), par le duc d’Orléans (20 nov. 1697), la maison des Sœurs de l’Instruction chrétienne obtint du roi Louis XIV, par lettres patentes datées de Versailles, juillet 1697[3], tous droits de posséder et d’acquérir, amortissement général, protection et sauvegarde.

D’après le règlement rédigé par madame Servin, il y avait dans la nouvelle maison deux classes bien distinctes qui subsistent encore : l’une pour les pensionnaires que la réputation de l’établissement avait attirées de fort loin et en grand nombre ; l’autre, non moins bien tenue, pour l’instruction gratuite de toutes les petites filles pauvres de la ville, auxquelles des maîtresses choisies apprenaient, comme aux pensionnaires, à lire, écrire, calculer, prier Dieu et travailler. Ce travail consistait à coudre, filer, broder, faire de la dentelle et surtout des bas, des gants, des mitaines et des bourses à l’aiguille, en laine, fil, coton ou soie[4].

La charitable supérieure consacra toute sa fortune et les dernières années de sa vie à étendre, à doter largement la maison de la rue d’Authon. Elle y fit faire une chapelle sous l’invocation de saint Joseph. Par contrats de 1697, 1701, 1702, 1709, elle acheta, par petits lots, de plusieurs particuliers, des terrains qui agrandissaient son jardin et le prolongeaient jusqu’au delà des remparts de la ville, au lieu dit la Teste aux Maures. Monsieur André Le Camus étant venu à mourir, elle acquit de ses héritiers (14 juin 1719) une petite ferme et un grand clos au faubourg du Puits-des-Champs, avec une foule de parcelles de terre aux champtiers du Madre, d’Oiselet, de Châtillon, de Normont, de Louye, etc.[5], dont le revenu assurait l’entretien et l’indépendance de la fondation. Par consentement des habitants du 12 juillet 1706 et lettres patentes du 19 juin 1707, elle avait obtenu la suppression et la clôture de la rue ou chemin d’Authon qui coupait en deux le terrain de la communauté. Non contente d’avoir donné à son ordre, par contrat du 8 septembre 1696 devant Claude Michau, la grande maison de la rue d’Authon, elle fit, par acte de donation entre-vifs (8 janvier 1706), abandon de tous ses biens à ses compagnes[6], réservant seulement une pension viagère de 50 livres pour son fils François Servin, religieux du prieuré de Louye, qui, non loin de sa mère, s’était consacré à Dieu.

Vieille et honorée, la respectable dame Servin achevait sa vie au milieu de ses bonnes sœurs et de ses chères élèves ; les habitants de Dourdan aimaient à la voir avec ses religieuses assister dévotement à tous les offices de la paroisse Saint-Germain, dans son banc modestement placé au bas de la nef, devant la première arcade à gauche, tout auprès des anciens fonts baptismaux[7]. Elle portait, comme ses sœurs, le costume entièrement noir choisi par elle et en tout conforme à celui qu’avait adopté la reine mère Anne d’Autriche : robe d’étamine ou de voile, bonnet de gaze noire, fichu et grande coiffe de taffetas noir, avec une petite croix d’or[8]. Elle s’éteignit en odeur de sainteté, le 25 septembre 1723, à l’âge de soixante-quatorze ans, consolée par le vieil abbé Mayol, vénérable prêtre qui était attaché comme chapelain à la maison[9].

Pendant un siècle, les filles de l’Instruction chrétienne continuèrent tranquillement leur tâche[10]. Fondée en octobre 1693, la maison de la rue d’Authon était bouleversée en octobre 1792. Par ordre émané du comité révolutionnaire établi à Dourdan, Mme  Gaudry et ses sœurs durent précipitamment quitter leur asile, dont l’oratoire avait déjà été dépouillé de ses ornements et de ses vases sacrés. Sauvant à grand’peine quelques lits, quelques meubles et un peu de linge, obligées de quitter leur habit religieux, les pauvres filles se cachèrent. Quelques-unes essayèrent d’ouvrir de petites écoles particulières, mais, visitées et suspectées comme mauvaises institutrices « républicaines, » elles durent se disperser.

Leurs biens, séquestrés d’abord, furent vendus. Deux pièces de bois (environ 6 hectares) qui leur appartenaient furent réunies aux forêts de l’État, et leur maison conventuelle, transformée en bureaux par l’administration du directoire du district de Dourdan, servit peu après de caserne à la compagnie de vétérans détachée pour la garde de la maison de force.

Quand l’orage fut passé et qu’on sentit le besoin de reconstituer l’enseignement de la jeunesse, le souvenir des anciennes institutrices se raviva dans le cœur des mères de famille, et c’est vers elles qu’on se tourna. Grâce à l’initiative de M. Dauvigny, maire de la ville, et à la protection dévouée du consul Lebrun, l’ancien représentant, l’habitant et l’ami fidèle de Dourdan, les sœurs de l’Instruction chrétienne, réduites de vingt-quatre à dix, furent installées, aux frais de la ville, dans une maison de la rue Traversière[11]. Dès le 8 août 1803 (an XI) l’ancienne supérieure, Mme  Gaudry, sœur de la Passion, assistée de la vieille sœur Sainte-Avoye, avait la joie de reprendre elle-même son œuvre interrompue. L’architrésorier, infatigable et puissant avocat des bonnes sœurs, obtenait de l’empereur un décret d’autorisation provisoire (5 septembre 1806) ; — un second décret, daté du camp de Varsovie, qui leur rendait leur maison de la rue d’Authon (25 janvier 1807) ; — un troisième décret, signé au camp de Schœnbrunn, qui leur restituait leurs deux pièces de bois (6 août 1809). — Le 16 mai 1808, la communauté rentrait dans la maison de Mme  Servin singulièrement délabrée depuis quinze années.

Les jeunes élèves revinrent à l’école où leurs mères avaient été élevées, et pendant l’empire et la restauration la prospérité morale de l’établissement n’eût rien laissé à désirer, si des embarras matériels ne fussent venus compromettre son existence. Avec les vieilles sœurs, les anciennes traditions d’ordre et d’économie s’étaient perdues. La maison, obérée de près de quatorze mille francs de dettes, ne put se soutenir, les sœurs de l’Instruction chrétienne se dispersèrent, et l’ordre fondé par Mme  Servin s’éteignit. C’est alors que les sœurs de Saint-Paul, dites sœurs de Saint-Maurice de Chartres[12], reprirent à la fois, en 1835, le pensionnat et l’école gratuite, auxquels vint s’adjoindre, à la sollicitation des dames de Dourdan, une salle d’asile dont les frais d’appropriation furent supportés par la ville et par de charitables donateurs au nombre desquels figurent les membres de la famille royale. Les bois servirent à solder les dettes de l’établissement. Le domaine consentit à vendre à prix d’estimation la maison de la communauté à la ville de Dourdan, autorisée pour cet achat par une ordonnance du 12 octobre 1845, et la ville de Dourdan à son tour, par suite d’un nouveau décret d’autorisation du 26 janvier 1854, céda cette maison aux sœurs de Saint-Paul, qui en sont aujourd’hui propriétaires et ont pu, grâce au riche legs fait à leur ordre par M. de Talaru, affecter une somme importante à des réparations et à des agrandissements considérables.

La communauté de Dourdan, avec ses trois institutions distinctes et réunies, pensionnat, école communale, salle d’asile, est un établissement de premier ordre dont une grande ville pourrait s’enorgueillir. La salle d’asile ouvre chaque jour à cent vingt petits enfants un maternel abri et le touchant enseignement d’une sœur qui, depuis de longues années, est pour eux prodigue de dévouement. L’école communale compte cinquante jeunes filles et le pensionnat atteint le chiffre de cent-vingt élèves, tant internes qu’externes. Les sœurs de Saint-Paul, dignes héritières des anciennes sœurs de Mme  Servin, ont mérité de la ville de Dourdan un double tribut de confiance et de gratitude, car leur œuvre est féconde, et dans la contrée on aime à citer, à divers degrés de la fortune, toute une génération de vertueuses femmes et de bonnes mères, instruites par leurs leçons et formées par leurs exemples.

  1. Tous les détails de ce chapitre sont tirés des pièces et titres déposés aux archives de Seine-et-Oise, et des papiers conservés par la maison.
  2. Les noms de ces dignes filles ont été conservés à la reconnaissance des Dourdanais par les lettres patentes de Louis XIV ; nous ne les omettrons point ici : Perine Rousseau, Claude Le Longe, Marguerite Bédier, Elisabeth Loreille, Marie Pinguenet, Anne Rossignol, Catherine Duperray.
  3. Enregistrées au parlement, le 24 janv. 1699. — Par arrêt du 2 septembre 1698, il avait été préalablement fait une enquête auprès des officiers et habitants de Dourdan pour avoir leur consentement, et il est assez curieux de lire leur avis. Tous sont d’accord sur la grande utilité de l’institution, mais onze notables sur vingt voudraient limiter le droit d’acquisition des nouvelles sœurs au quadrilatère qu’elles occupent, « attendu le peu d’étendue de la ville et le grand nombre d’habitants qui y résident. » Ils réclament l’immixtion administrative des autorités locales, et surtout veulent être assurés contre le monopole de l’enseignement. Le parlement, par une clause additionnelle, fait droit à ce dernier vœu, mais enregistre purement et simplement pour le reste les lettres du roi.
  4. Quant aux sœurs, leur vœu était simple et annuel. La supérieure était nommée à l’élection tous les trois ans, et ne pouvait être réélue plus de deux fois. Un supérieur ecclésiastique, choisi par l’évêque, administrait le temporel. La règle était, d’ailleurs, celle de saint Augustin.
  5. Déclaration censuelle faite le 18 juillet 1781 au comté de Dourdan par Marie-Angélique Gaudry, sœur de la Passion, supérieure ; Catherine Chantaloue, assistante ; sœur Sainte-Claire, dépositaire ; Marie-Anne Boivin, sœur Sainte-Rosalie, économe ; par-devant Me  Héroux, notaire à Dourdan. — Conservée aujourd’hui en l’étude de Me  Ortiguier.
  6. Aux sœurs primitives étaient venues s’adjoindre de nouvelles recrues dont les noms sont connus dans le pays : Anne Racineau, Louise Ravineau, Marie-Thérèse Pavart, Marie-Louise Yvon, Françoise Bajou, etc.
  7. Concessions de banc, d’octobre 1703. — Archives de l’Église.
  8. On conserve à la communauté un pastel où Mme  Servin est représentée sous ce costume qui encadre fort bien sa noble et intelligente figure.
  9. À la mort de l’abbé Mayol, la supérieure, dame Marie-Thérèse Caron, sœur Saint-Bernard, avec dix autres sœurs, tiennent chapitre pour accepter comme chapelain le cinquième vicaire que la paroisse offre de prendre pour faire les petites écoles, à la charge que ces dames lui donneront par an 161 livres 16 sols. — Archives de l’Église.
  10. On vit tour à tour se succéder, comme supérieures, de modestes femmes dont les noms ont été honorés par plusieurs générations : Anne Rémi, sœur de la Passion. Madeleine Bouvin, sœur Saint-Claude. — Thérèse Caron, sœur Saint-Bernard. — Anne Bosseau, sœur du Calvaire. — Marguerite Marville, sœur Sainte-Cécile. — Marie Raoul, sœur Saint-Joseph. — Angélique Gaudry, sœur de la Passion. Des jeunes filles de la meilleure bourgeoisie de la ville, Mlles  Lequeux, Le Camus, etc., furent sœurs de l’Instruction chrétienne. De nobles dames, reçues à titre de pensionnaires, finirent leurs jours dans la maison, et des donations, qui d’ailleurs ne furent jamais bien considérables, aidèrent la communauté à fournir sa tâche. Dès 1697, l’évêque de Chartres avait attribué aux sœurs de Dourdan un legs qui lui avait été fait par Mlle  Marie de Mainville, d’une petite rente et d’une maison dite l’Hermitage, à Saint-Martin-de-Bretencourt, destinées à l’entretien d’une institutrice, et deux sœurs avaient été détachées à cet effet. — Les ducs d’Orléans voulurent faire quelque chose pour les pieuses filles de la rue d’Authon, et leur concédèrent six cordes de bois à prendre chaque année dans la forêt (17 mai 1743).
  11. Qu’avait habitée le docteur Talibon. La ville payait un loyer de 300 fr., auquel M. Lebrun ajoutait 400 fr. — Les habitants exprimèrent leur reconnaissance au maire et au consul, par délibération du conseil municipal du 26 pluviôse an XII (1804).
  12. L’institution des sœurs de Saint-Paul de Chartres remonte précisément aussi au xviie siècle, et au pieux évêque Godet des Marais. Primitivement dotées par le célèbre Nicole et réunies par Mlle  Tilly d’Allaines, elles s’établirent à Chartres dans le faubourg Saint-Maurice, dont elles prirent d’abord le nom, et, joignant à l’enseignement le service des hôpitaux, elles prospérèrent rapidement. « Elles occupent maintenant l’ancien monastère des Jacobins, dont les bâtiments ont été relevés et agrandis. C’est de cette maison mère que les héroïques filles de Saint-Paul vont porter jusqu’aux extrémités du monde les trésors de leur charité. » — De Lépinois, Histoire de Chartres, t. II, p. 540.