Christine de Suède

Christine de Suède
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 783-823).
CHRISTINE DE SUEDE

La reine Christine de Suède, fille du grand Gustave-Adolphe, est une des figures les plus attirantes de l’histoire. Elle joint l’étrangeté à l’éclat, un air d’énigme à un air de roman. Son siècle ne sut comment la juger. Peu de créatures humaines ont été plus encensées et plus injuriées de leur vivant. On remplirait plusieurs pages avec les seuls titres des odes, harangues, panégyriques, pièces de théâtre, en prose et en vers, en latin, en suédois, en français, en allemand, en italien, où Christine est portée aux nues. La liste ne serait pas moins longue des pamphlets, mémoires, épigrammes, en toutes langues aussi, où elle est traînée dans la boue. Aujourd’hui encore, elle embarrasse par un mélange, peut-être sans exemple, de grandeur et de ridicule, de noblesse et de perversité. On est en peine de décider si elle fut sincère, ou si elle se moqua de l’Europe. On ne l’est pas moins d’expliquer pourquoi la comédie tourna soudain en drame.

La lumière se fait cependant peu à peu ; en écoutant Christine nous parler elle-même dans ses lettres, ses pièces diplomatiques, ses recueils de Maximes, son autobiographie, ses notes marginales jetées çà et là, nous finissons par la comprendre, et nous comprenons en même temps les jugemens contradictoires des contemporains. A mesure que cette physionomie ambiguë nous livre son secret, elle nous inspire des sentimens ambigus ’comme elle. On est amusé et révolté, séduit et écœuré.


I

Christine naquit à Stockholm, le 8 décembre 1626, de Gustave-Adolphe et de Marie-Éléonore, fille de l’électeur de Brandebourg. On voulait un prince, et les astrologues l’avaient promis. Les songes avaient confirmé l’arrêt des astres. Quand l’enfant vint au monde, il parut bien que les étoiles et les puissances mystérieuses qui envoient les rêves ne s’étaient trompées qu’à demi, et que la nature avait réellement essayé de faire un garçon. Le nouveau-né était si velu, si noir, il avait la voix si rude et si forte, qu’on crut avoir un prince. Ce n’était par malheur qu’un garçon manqué, et qui resta tel toute sa vie. Gustave-Adolphe se consola vite, mais la reine sa femme prit cette petite taupe en horreur. Elle ne pouvait lui pardonner d’être une fille, et un laideron par-dessus le marché. Christine insinue dans son autobiographie[1] que l’aversion de sa mère contribua à multiplier les accidens autour de son berceau, et que c’est miracle si elle en fut quitte pour une épaule plus haute que l’autre. Dans tout ce que nous savons de Marie-Éléonore, rien n’autorise un pareil soupçon.

La reine était extravagante et pleurnicheuse ; ce n’était pas une méchante femme. Gustave-Adolphe la définissait une personne « sans conseil, » et le mot était juste : elle n’avait pas l’ombre de sens commun. Son époux en était néanmoins très amoureux, et lui passait volontiers son ineptie et ses éternelles scènes de larmes, parce qu’elle était belle et « d’une humeur fort douce. « Il l’aimait de la manière un peu hautaine dont les hommes d’esprit aiment les sottes, se plaisant à la voir parée et ne lui parlant de rien. Il avait raison, puisque la reine l’adorait et était parfaitement contente de son lot. Elle vivait entourée de nains, de bouffons et de gens de peu, occupée de recettes pour conserver son teint, à l’écart de tout, ignorant tout, livrée aux basses intrigues de ses domestiques. Avec ses superstitions, ses idées d’un autre temps, sa cour barbare de monstres et de parasites, elle représentait le moyen âge à la cour de Suède, au XVIIe siècle, et sous Gustave-Adolphe. Sa douceur ne permet guère de croire qu’elle ait essayé de tuer ou d’estropier sa fille, pour la punir de ne pas être un fils ; mais elle fut une mère déplorable, dont il est juste de tenir compte à Christine. Celle-ci lui- dut ses plus gros défauts, et aucune qualité. Tout ce qu’elle eut de bon lui vint de son père.

Gustave-Adolphe a laissé un souvenir lumineux. Il était tout à fait le Héros, tel que le conçoit le peuple. Rien ne lui a manqué de ce qui frappe les imaginations. Il sortait d’un Nord lointain et encore mystérieux, qu’on se représentait hérissé de glaces et perdu dans la nuit ; trente ans plus tard, Huet et Naudé, arrivant en Suède, s’étonnaient naïvement d’y voir des fleurs, du soleil et des cerises. Le roi lui-même paraissait une évocation de la mythologie scandinave. L’empereur Ferdinand l’appelait « le roi de neige, » et ce surnom lui seyait à merveille. C’était un géant blond, à la barbe d’or, au teint blanc et fleuri, dont les yeux gris lançaient des éclairs. Il était prompt à la colère, terrible dans le combat, doux dans la paix et la possession de lui-même ; il était alors le bon géant qui rit de tout. Comme les Ases, compagnons d’Odin, il aimait à boire avec les braves et à donner de grands coups aux jours de combat. Plusieurs historiens du temps l’ont blâmé de faire le soldat ; ce n’était plus guère l’usage pour les souverains et les chefs d’armées. Christine le défendait chaudement. « La mode d’être héros à bon marché, écrivait-elle, et à force d’être poltron, n’avait pas encore commencé. A présent, on n’est plus héros qu’à proportion qu’on est grand poltron. » Raisonnables ou non, les charges formidables de Gustave-Adolphe sur le champ de bataille le paraient aux yeux de la foule d’une auréole singulièrement brillante.

Ses mœurs d’ancien preux étaient associées au goût des lettres. Il parlait plusieurs langues et se faisait suivre au camp d’une bibliothèque de choix. Il avait médité sur les choses humaines, sur l’ambition, la passion de la gloire, le génie des batailles, le sort des peuples, et il avait conclu qu’il était un fléau pour la Suède, que tous les grands rois sont des fléaux pour leurs peuples et tous les grands hommes des fléaux pour quelqu’un. « Dieu, disait-il, ne s’éloigne jamais de la médiocrité, pour passer aux choses extrêmes, sans châtier quelqu’un. C’est un coup d’amour envers les peuples quand il ne donne aux rois que des âmes ordinaires. « Il est vrai, continuait-il, que les princes médiocres attirent par cela même des maux à leurs sujets. « Mais ces maux sont bien légers, ils ne peuvent être en aucune considération, si on les compare à ceux que produisent les humeurs d’un grand roi. Cette passion extrême qu’il a pour la gloire, lui faisant perdre tout repos, l’oblige nécessairement à l’ôter à ses sujets. C’est un torrent qui désole les lieux par où il passe. » Pour lui, Dieu l’avait envoyé gagner des batailles dans un moment de colère contre la Suède, et il plaignait la Suède, sans admettre toutefois que le ciel pût se dédire : si la victoire hésitait, il descendait de cheval, se mettait à genoux et appelait à haute voix le « Dieu des armées. » Ce Dieu lui prouva qu’il s’intéressait à lui, en l’enlevant dans la splendeur de la force et de la jeunesse, au milieu d’une bataille gagnée. Il quitta la scène du monde en héros, comme il y était entré, laissant l’Europe étourdie du bruit de son génie et de ses vertus. Sa fille Christine lui ressemblait par l’intelligence. Elle eut aussi son amour de la gloire, mais sans savoir distinguer la vraie de la fausse.

Elle n’avait pas tout à fait six ans lorsque son père fut tué à Lützen, le 6 novembre 1632. Les questions de régence et de tutelle avaient été réglées d’avance par Gustave-Adolphe. Il avait ordonné premièrement, sur toutes choses, de ne laisser la reine sa femme se mêler de rien, pas plus de l’éducation de sa fille que des affaires de l’état. Il ne pouvait penser sans terreur à ce qui se passerait si Marie-Éléonore avait le droit d’exprimer des volontés, et il avait recommandé à tout le monde de l’exclure de tout. C’était inscrit sur les registres du sénat, c’était dit dans les instructions au chancelier Oxenstiern. Le roi y était revenu dans ses lettres, pendant la campagne. Au moment de livrer bataille à Lützen, il en écrivait encore à son ministre. Rarement époux amoureux vit aussi clairement la bêtise de sa femme.

Il avait placé Christine sous la tutelle du conseil de régence. Le sénat et les états devaient aussi s’intéresser à cette éducation, et tous ensemble travailler à ce qu’une petite fille très maligne devint un grand prince, car le roi avait recommandé de l’élever en garçon. Lui-même y avait pourvu en lui nommant un gouverneur, dont Christine vieillie persistait à trouver le choix très heureux. « Il avait été, dit-elle, de tous les plaisirs du roi, confident de ses amours et compagnon de toutes ses courses et débauches… Ce gentilhomme était excellent en tous les exercices, homme de cour, mais il était fort ignorant ; de plus, fort colère et emporté ; fort adonné aux femmes et au vin dans sa jeunesse ; et ses vices ne l’ont pas quitté jusqu’à la mort, quoiqu’il se fût fort modéré. » Ce modèle des gouverneurs de princesses était secondé par un sous-gouverneur également ivrogne, et par un précepteur, docteur en théologie, l’honnête Jean Matthiœ. Le chancelier Oxenstiern avait la haute main sur le palais. Par malheur pour Christine, il était retenu en Allemagne lors de la mort de son maître. Les autres régens n’osèrent pas tenir tête à la veuve de Gustave-Adolphe, et Marie-Éléonore eut le temps de faire des siennes. Il ne dépendit pas d’elle que sa fille ne devint folle.

La perte d’un époux était une trop belle occasion de pleurer pour qu’elle n’en profitât pas avec éclat. Elle résolut de se signaler par une douleur dont il serait parlé dans le monde. Ce furent des déluges et des hauts cris, le jour et la nuit, pendant des semaines, des mois, des années. Elle avait fait tendre son appartement de noir, du plancher au plafond, boucher les fenêtres avec des draperies noires, de manière « qu’on n’y voyait goutte[2] , » et elle pleurait, pleurait, pleurait, à la lueur de flambeaux de cire. Une fois le jour, elle allait « visiter » une boite en or, suspendue au chevet de son lit et où elle avait placé le cœur de son époux, et elle pleurait sur la boite. A d’autres momens, c’étaient de grandes lamentations qui résonnaient lugubrement parmi cet appareil funèbre. Si la reine n’avait enfermé avec elle que ses nains et ses bouffons, on ne s’en serait pas mis en peine : c’était leur affaire ; mais elle s’était emparée de Christine, qu’elle gardait à vue et couchait dans son lit, afin de la faire pleurer avec elle, crier avec elle, et de passer leur vie ensemble dans le noir. Elle poussait des hurlemens dès qu’on faisait mine de lui ôter sa fille. Les régens hésitaient, se consultaient, et cependant le temps volait. Le retour d’Oxenstiern délivra Christine. Le chancelier se hâta d’écarter Marie-Éléonore, qui fut larmoyer dans un de ses châteaux, et dont le nom ne reparaît plus désormais que de loin en loin, accompagné d’une mention de ce genre : la reine pleura plusieurs heures ; .. la reine pleura toute la nuit ; .. la reine ne pouvait s’arrêter de pleurer…

Christine avait subi trois ans le cauchemar de la chambre noire, de la boite d’or et des crises de sanglots à heure fixe. C’était trop pour une enfant nerveuse. Marie-Éléonore est responsable d’une part des excentricités de sa fille.

Les régens, le sénat et les états purent enfin s’appliquer librement à leur grande œuvre et donner le rare exemple d’un monarque élevé directement par son peuple, selon des programmes discutés par le peuple et en vue de gouverner un jour selon les idées du peuple. Christine eut pour précepteur la nation entière, puisque les états de Suède comptaient un quatrième ordre, l’ordre des paysans. Pour achever de rendre le cas singulier, la Suède était à cette époque assez arriérée, et cette nation d’illettrés se trouva brûlée d’une foi qui n’a jamais été égalée, même de nos jours, dans la vertu toute-puissante, mystique et magique, de l’instruction. Pendant dix années, la Suède vécut dans l’attente et l’angoisse des progrès de sa souveraine en thème latin et en mathématiques. Le bruit de ses succès d’écolière se répandait jusqu’au fond du royaume « et y éveillait, a dit un historien[3], les plus joyeuses espérances pour le bonheur futur du pays. » La reine apprenait le grec : c’était de l’allégresse. Elle lisait Thucydide : c’était du ravissement. Les étrangers la traitaient de petite savante : c’était un bonheur public. On a conservé quelques-uns des devoirs de Christine et on en a imprimé une collection. Les compositions françaises ressemblent à celles qu’on fait de nos jours dans les pensions de demoiselles. Il y en a une sur la Patience et une sur la Constance. Une troisième, en forme de lettre, contient des condoléances à une dame, sur la mort de son mari. L’élève Christine avait voulu y mettre de belles idées et s’était embrouillée : « Il faut penser, disait-elle, que, comme il est impossible à un prisonnier de ne quitter pas avec profit sa prison ici, de même les âmes qui sont en ce monde comme en prison ressentent par cette évasion premièrement le contentement d’une vie libre de regrets et de soupirs : et ainsi la mort est l’assurance d’une heureuse vie. » Christine avait seize ans quand elle composait ces chefs-d’œuvre, que des admirateurs imprudens ont transmis à la postérité. Les mêmes enthousiastes s’extasiaient sur ses thèmes latins, qu’ils déclaraient remplis « d’élégances. » J’ose y trouver du latin de cuisine, et j’ose ajouter que cela était tout à fait indifférent pour la prospérité du royaume.

Le gouvernement n’était nullement de cet avis. Il pensait exactement le contraire. Que deviendrait la Suède si la reine faisait des solécismes ? On accumulait les précautions pour éviter un si grand malheur. Le bon Matthias était obligé de rendre compte de ses leçons. La régence savait que, le 26 février 1639, la reine avait commencé les Dialogues français de Samuel Bernard ; que, le 30 mars, elle avait appris par cœur le discours de Caton, dans Salluste, et, le 6 avril, le discours de Catilina à ses soldats ; qu’elle étudiait l’astronomie dans un auteur du XIIIe siècle, incapable de lui donner des opinions hérétiques sur le mouvement de la terre ; qu’en histoire, elle avait débuté par le Pentateuque, auquel avait succédé une Guerre de Thèbes, et qu’elle lisait très assidûment un vieux livre suédois, recommandé par Gustave-Adolphe, où l’art de gouverner était réduit en maximes. Une commission de sénateurs s’assurait avec diligence que les leçons étaient bien sues et faisait passer des examens à la reine. Les états votaient des instructions « sur la manière dont Sa Majesté pourrait être le mieux élevée et instruite, » et profitaient de l’occasion pour inviter les régens à ne point donner à Sa Majesté des idées « préjudiciables à la liberté et aux circonstances des états et des sujets du royaume. »

Jamais élève ne fut soumis à un entraînement plus vigoureux, et jamais élève n’en eut moins besoin. La petite reine avait une facilité remarquable et une ardeur passionnée. Elle voulait tout savoir et comprenait tout. Elle en oubliait le boire et le manger, se privait de sommeil pour travailler, mettait enfin sa tête à une terrible épreuve. Christine n’eut vraiment pas de chance en éducation. Au sortir de l’horrible chambre noire de sa mère, elle tomba sur de fort honnêtes gens, qui crurent leur devoir intéressé à en faire un phénomène, et qui réussirent, pour comble de malheur. Personne ne s’avisa qu’une petite fille a besoin de jouer à la poupée. Moins elle était enfant, plus on se réjouissait. Jamais une détente, un repos. D’un bout de l’année à l’autre, un travail forcené, haletant, coupé par des exercices du corps violens et excessifs. Elle ne grandissait pas, avait le sang en feu et manqua mourir plusieurs fois ; mais elle savait huit langues, en remontrait à son professeur de grec, parlait sur la philosophie et avait une opinion sur les femmes. C’était réellement une petite savante, et, comme elle avait gardé l’esprit très vif, pétillant de malice, qu’elle avait des mots d’une drôlerie impayable, on fut longtemps à s’apercevoir qu’on avait forcé le ressort, déjà un peu faussé par les absurdités de Marie-Éléonore. La Suède admira sans défiance son aimable princesse et se complut dans son œuvre.

Que pouvait-on lui souhaiter qu’elle n’eût point ? Elle savait par cœur le catéchisme luthérien et citait des versets comme un évêque. On avait rêvé d’en faire un garçon : elle avait dépassé le but. Elle était ébouriffée, elle avait les mains sales, les vêtemens en désordre, elle jurait et sacrait comme un mousquetaire, mais elle montait divinement à cheval, tuait un lièvre d’une balle, couchait sur la dure, et méprisait profondément les femmes, les idées de femmes, les travaux de femmes, les conversations de femmes. Quand elle passait au galop, libre et hardie, en chapeau d’homme et justaucorps, les cheveux au vent et le visage hâlé, la Suède n’était pas encore sûre d’avoir un prince, elle n’était plus sûre d’avoir une princesse. Sa figure d’adolescent aidait à l’illusion. Christine avait les traits accentués, le nez fort et busqué, la lèvre inférieure un peu pendante, de grands beaux yeux bleu clair où passaient des flammes. Elle avait aussi une voix d’homme, qui s’adoucissait aux occasions. De taille, elle était petite et de travers, mais avec une aisance, des mouvemens lestes qui en faisaient le plus joli gamin du monde. Le peuple en raffolait. Ni les « cinq grands vieillards, » ainsi qu’elle appelait les régens, ni l’honnête Matthias, ni le gouverneur ivrogne, ni l’aumônier de la cour, ni aucun de tous ces hommes de cour, d’épée, de robe et de science qui l’entouraient du matin au soir, ne soupçonnèrent le volcan caché sous la gaminerie. Ils auraient frémi d’horreur s’ils avaient pu lire les aveux de l’Autobiographie.

Dans ce morceau précieux, bien qu’inachevé, Christine se dresse à elle-même un autel. C’était l’usage du temps. Le goût était aux portraits, et l’on disait au public, avec une entière candeur, le bien et le mal qu’on pensait de soi, sans craindre d’appuyer un peu plus sur le bien que sur le mal. Il y avait au fond moins d’orgueil, il y avait surtout un orgueil plus innocent à s’embellir ainsi aux yeux de la foule, qu’à lui jeter ses vices au visage, selon l’exemple donné depuis par Rousseau. On ne peut reprocher à Christine que d’avoir légèrement abusé du droit reconnu par les mœurs de faire valoir les beautés du modèle.

Elle s’étend avec un sérieux qu’on n’oserait plus avoir de nos jours, ou du moins étaler, sur son cœur « grand et noble dès qu’il se sentit, » son âme « de la même trempe » et « tant de beaux talens » qui la désignaient à l’admiration du monde. Passant ensuite aux défauts, selon la poétique du genre, elle s’en accorde d’abord de très royaux, convenables à son rang et ne rabaissant point une créature supérieure. « J’étais méfiante, dit-elle, soupçonneuse, de plus ambitieuse jusqu’à l’excès. J’étais colère et emportée, superbe et impatiente, méprisante et railleuse. » Jusqu’ici, tout va bien ; mais elle ajoute quelques lignes plus bas : « De plus, j’étais incrédule et peu dévote, et mon tempérament impétueux ne m’a pas donné moins de penchant à l’amour que pour l’ambition. » Elle proteste que Dieu, qui ne paraît pas s’être préoccupé de son incrédulité, l’a toujours préservée des chutes auxquelles l’avait destinée la nature : « Quelque proche que j’aie été du précipice, s’écrie-t-elle, votre puissante main m’en a retirée. » Elle n’ignore pas que la médisance l’a « noircie, » et elle s’accuse à ce sujet « d’avoir trop méprisé les bienséances de son sexe, » ce qui l’a fait paraître souvent plus « criminelle » qu’elle ne l’était. Elle confesse qu’elle a eu tort, mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter que, si c’était à refaire, elle se moquerait encore davantage des bienséances : « Je suis… persuadée que j’aurais mieux fait de m’en émanciper tout à fait, et c’est l’unique faiblesse dont je m’accuse ; car, n’étant pas née pour m’y assujettir, je devais me mettre entièrement en liberté là-dessus, comme ma condition et mon humeur l’exigeaient. » Cette dernière boutade la peint.

Les sujets très luthériens et très religieux de Christine croyaient encore plus fermement à la main divine qui retire les jeunes imprudentes du précipice que n’y croyait une princesse « incrédule et peu dévote. » Néanmoins, s’ils avaient su à quel point ce bras irrésistible était nécessaire pour soutenir et sauver leur petite reine, ils auraient été épouvantés. Leur vin, leurs jurons, leur grossièreté de demi-barbares s’alliaient à la gravité d’esprit que donne la religion protestante sérieusement pratiquée. Ils mettaient Dieu de part dans tous leurs actes, de manière qu’ils le sentaient sans cesse à leurs côtés, prêt à aider, prêt aussi à anéantir. Lorsque Gustave-Adolphe fit ses adieux aux états avant de s’embarquer pour l’Allemagne, ils chantèrent ensemble le Psaume : « Rassasie-nous le matin de ta grâce, nous serons joyeux tout le jour. » Ces gens-là prenaient la vie au sérieux. Christine n’y vit qu’une mascarade. C’est pourquoi ils ne purent s’entendre longtemps, malgré l’esprit, le charme, le courage et la science de cette fille extraordinaire. Il manquait à la souveraine un seul don : le sens moral, et elle était tombée sur un peuple qui se serait plutôt passé de tous les autres.

A dix-huit ans, les états la déclarèrent majeure, et la régence lui remit le pouvoir. On allait voir à l’épreuve ce que valait le parlementarisme appliqué à l’éducation d’une jeune fille.


II

Les états avaient toujours recommandé, très sagement, d’en faire avant tout une bonne Suédoise, dressée aux manières et coutumes du pays, « tant pour l’esprit que pour le corps. » Le sénat et la régence étaient d’accord sur cet article avec les états. Le but qu’ils se proposaient tous étant aussi nettement défini, on demeure stupéfait des moyens choisis pour l’atteindre. Plus on considère la Suède de Gustave-Adolphe, moins on conçoit que des études à outrance et une culture raffinée aient paru la voie la plus propre à en faire aimer et adopter les mœurs.

Un grand prince l’avait comblée de gloire, mais les guerres de Gustave-Adolphe, en rendant la Suède redoutable, ne lui avaient pas permis de s’adoucir. Rude il l’avait trouvée, rude il la laissa. A son avènement, en 1611, l’ignorance était épaisse ; il existait une seule et médiocre école, à Upsal[4], et peu de jeunes gens, par diverses raisons, fréquentaient les universités étrangères. La bourgeoisie n’était pas riche. La noblesse méprisait l’instruction, selon une tradition à laquelle les aristocraties européennes ont infiniment de peine à renoncer. Un grand nombre de magistrats pouvaient à peine signer leur nom, et d’excellens généraux n’en savaient guère plus long. Gustave-Adolphe fonda des écoles et fit venir un libraire d’Allemagne. Il ne put improviser des maîtres ; la faculté de médecine d’Upsal se composa quelque temps d’un seul professeur, et c’était assez pour le nombre des élèves. Un mal général à cette époque, le pédantisme, florissait autant que le permettait la rareté des savans. Le docteur Pancrace et Trissotin auraient trouvé à qui parler.

La seule théologie prospérait dans ce désert intellectuel. Un clergé plein de zèle catéchisait et prêchait le peuple avec une sorte de fureur, jusqu’à le contraindre, malgré sa foi ardente, à des plaintes publiques contre la longueur des sermons. Le peuple ajoutait à ce qu’on lui enseignait les mille superstitions qui représentent la poésie dans l’existence des petits, quand les petits sont très pauvres, très ignorans, et qu’ils ont la vie triste et dure.

Les mœurs étaient primitives comme les idées. Les députés de l’ordre des paysans assistaient aux états en haillons. Les logis des grands étaient badigeonnés de blanc, à peine meublés et grossièrement. Au moment des repas, on tendait un baldaquin au-dessus de la table, afin d’empêcher les toiles d’araignées de tomber dans les plats. Le service de table était en harmonie avec le mobilier ; au festin de noce de Gustave-Adolphe, on mangea dans de la vaisselle d’étain, et encore elle était empruntée. La nourriture était grossière ; même chez le roi, presque point de superfluités telles que sucreries et pâtisseries ; rien que de la viande, et l’on resservait les restes. La mère de Gustave-Adolphe achetait elle-même son vin et faisait attendre le paiement au marchand. Le prince Charles-Gustave, qui régna après Christine, eut une longue correspondance avec sa mère pour décider s’il serait plus avantageux de se faire faire un habit de tous les jours, ou de sacrifier un de ses habits du dimanche. Un voyageur[5] rapporte que la monnaie était de cuivre, et « aussi grosse que des tuiles. » Si le détail est exact, il est caractéristique.

On n’avait qu’un luxe, l’ivrognerie, mais on l’avait bien. Au mariage de Gustave-Adolphe, on but cent soixante-dix-sept muids de vin du Rhin et cent quarante-quatre charges de bière, sans compter les autres espèces de vin et l’eau-de-vie. Les grandes réjouissances consistaient à s’attabler devant des bouteilles, à jurer son saoul, se jeter les verres à la tête et rouler sous la table dans une mêlée finale. Il n’en allait pas autrement à la cour que dans un cabaret. Personne, pas même un évêque, n’avait le droit de refuser de rendre raison le verre à la main.

Stockholm gardait une figure de capitale de demi-sauvages. La ville n’était pas encore sortie de l’île où elle était née. De loin, on n’apercevait que des monumens et des palais, dont les toits étincelans, formés de grandes lames de cuivre, dominaient de petits monticules verts. Il y avait des tours massives, des minarets turcs, des clochers de toutes formes, des palais à colonnades grecques, enfin l’assemblage le plus baroque et le plus pittoresque[6] : de maisons, point. On approchait, et l’on découvrait que les petits monticules verts étaient les maisons, construites en bois et recouvertes de prairies. Il est bon, en pareille matière, de citer ses auteurs. Nous laissons la parole au très véridique Huet, évêque d’Avranches, qui visita Stockholm en 1652. « Les fenêtres, dit-il, sont enchâssées dans le toit, qui lui-même est fait de planches et d’écorces d’une espèce de bouleau qui ne pourrit point, et est recouvert de gazon ; ce dernier mode de couverture était, au témoignage de Virgile, appliqué en Italie aux chaumières des paysans. On sème alors sur ce gazon de l’avoine ou d’autres graines dont les racines le font adhérer fortement au toit. Ainsi, les faites des maisons sont des champs de verdure et de fleurs, et j’y ai vu paître des moutons et des porcs. Les toits, dit-on, sont faits de cette manière, tant pour que les maisons, qui sont formées de matières résineuses, ne s’embrasent pas au contact de la foudre, que pour avoir, en temps de guerre et au cas où on serait assiégé et bloqué par l’ennemi, des pâturages pour nourrir les troupeaux. » Stockholm pouvait se vanter d’être une capitale unique au monde[7].

Il aurait fallu à la Suède un élan vigoureux pour rattraper les états de l’Occident, et le règne de Gustave-Adolphe lui avait interdit pour longtemps les grands efforts pacifiques. Le héros savait bien ce qu’il disait, lorsqu’il assurait ses officiers étonnés que Dieu fait « un coup d’amour envers les peuples quand il ne donne aux rois que des âmes ordinaires. » Il laissa son royaume épuisé d’argent, abîmé par des passages continuels de troupes, écrasé d’impôts, et sa mort ne termina point la guerre. Son confident politique, Oxenstiern, la continua, et le sort des campagnes devint intolérable. Le paysan n’en pouvait plus. Tourmenté par le soldat, tourmenté par le noble, tourmenté par le collecteur d’impôts et ne trouvant ni appui ni pitié chez le tout-puissant chancelier, il se révoltait, gâtait encore plus ses affaires et émigrait de désespoir. Une partie de la Suède était retombée en friche.

Pour gouverner ce peuple simple, on forma une reine nourrie de fine littérature, éprise de poésie, connaisseuse en livres rares et manuscrits. Pour gouverner ce peuple pieux, on forma une reine imprégnée d’antiquité païenne et de philosophie. Pour gouverner ce peuple pauvre, on forma une reine adorant les beaux meubles, les tableaux, les statues, les médailles, les pompes royales. Pour habiter cette contrée âpre, on forma une reine qui rêvait des paysages du Midi et des ciels italiens. Pour assurer ce calme profond des idées, on forma une reine de l’esprit le plus curieux, le plus inquiet, le plus audacieux, le plus indiscipliné, le plus agitant qui fût jamais. Pour clore cette ère d’aventure, on forma une reine virile, qui jugeait le mariage dégradant pour la femme et ne voulait point avoir d’enfans, mais apprendre la guerre. Et lorsqu’il se découvrit que la vaillante Suède, loyale et dévouée, mais rustique et fanatique, ennuyait Christine, la Suède demeura étonnée et scandalisée. Christine a eu assez de torts de son côté pour qu’on insiste sur ce qui peut l’excuser. On l’avait élevée pour régner sur Florence, et il fallait régner sur Stockholm et ses toiles d’araignées. Ce ne fut pas tout à fait sa faute si cela lui sembla dur.

Oxenstiern avait été le vrai souverain de la Suède pendant la minorité. A lui revenait donc la meilleure part de tant d’imprudences, et ce fut aussi lui qui en recueillit les premiers fruits amers. Depuis huit ans, il passait tous les jours trois heures à enseigner la politique et les affaires à la reine, et, depuis huit ans, il trouvait en elle une élève docile et reconnaissante. Christine prit le pouvoir : adieu la soumission ! Ce petit page en jupons avait ses idées à lui sur le gouvernement, et elles n’étaient pas du tout celles qu’on lui avait professées. Oxenstiern l’avait nourrie de la plus pure tradition aristocratique, et elle avait des opinions qui sentaient le ruisseau. Elle soutenait que le mérite est tout et que la naissance n’est rien : « Il y a, disait-elle, des paysans qui naissent princes et des rois qui naissent paysans ; et il y a une canaille de rois comme il y en a une de faquins[8]. » Ayant découvert un Suédois de basse naissance qui avait des talens, elle le nomma ambassadeur et sénateur, et l’imposa au sénat, avec ces mots qu’on dirait empruntés à Beaumarchais : « Salvius serait sans doute un homme capable s’il était de grande famille. »

Mêmes surprises en politique étrangère. On lui avait tant vanté son esprit supérieur, qu’elle était résolue à ne supporter aucun guide. Elle voulait la paix, en quoi il semble qu’elle n’eût pas si tort, et elle pressa le traité de Westphalie, malgré Oxenstiern. Le vieil homme d’état fut obligé de reconnaître qu’il avait trouvé son maître. Il avait affaire à une fille impérieuse et ne craignant pas la lutte. « Les passions, disait-elle, sont le sel de la vie ; on n’est heureux ni malheureux qu’à proportion qu’on les « violentées. »

III

Il était clair qu’elle établissait son indépendance. Ce qu’elle comptait en faire fut bientôt non moins clair. Elle disait : « Il y a des gens auxquels tout est permis et tout sied bien. » Elle se rangea parmi ces gens, et se comporta en conséquence. Elle estimait qu’au fond les sottises ont moins d’importance qu’on ne le croit. Les âmes faibles s’attardent seules au regret des fautes passées. Les âmes fortes n’oublient jamais « qu’il y a si peu de différence entre la sagesse et la folie, que cette différence ne mérite pas d’être considérée, « le peu de temps que dure cette vie. » Qu’est-ce qui est sage et qu’est-ce qui est fou ? Au lieu de perdre notre temps à regarder en arrière, regardons en avant : « Il faut compter pour rien tout le passé, et vivre toujours sur nouveaux frais. » Précepte commode, que la reine Christine a toujours pratiqué. Quel que fût le passé, elle liquidait avec sa conscience et vivait sur nouveaux frais. Elle y mettait un air de bravade qui irritait la galerie et qui lui a valu des jugemens sévères. On aurait voulu qu’elle parût quelquefois se souvenir de certaines choses.

On lui a aussi beaucoup reproché la dynastie de ses favoris, qu’elle inaugura à peine émancipée. On a prononcé à ce propos de très gros mots. Le sujet est délicat, et les pamphlets où il est ressassé ont laissé subsister, malgré tout, assez d’incertitudes pour que la vertu de Christine ait trouvé quelques défenseurs[9]. Comment est-on jamais sûr de rien dans de certaines choses ? Qu’elle ait eu beaucoup de favoris et qu’elle les ait volontiers choisis parmi les hommes jeunes et aimables, voilà qui n’est pas niable, puisque cela se passait à la face du ciel. Que la plupart des contemporains en aient cru le témoignage des pamphlets ou celui de leurs propres yeux, voilà qui n’est pas moins acquis. Qu’il faille prendre au sérieux le passage de l’autobiographie sur le précipice souvent côtoyé, toujours évité, voilà qui est déjà infiniment moins sûr. Que ses goûts virils lui aient été une protection, voilà qui ne l’est plus du tout. D’autre part, il est très vrai que les apparences ne signifient rien avec une femme comme Christine, qui s’habillait en homme, vivait avec des hommes et avait des valets de chambre. Au surplus, chacun est libre de penser ce qu’il lui plaira.

Il est un reproche auquel Christine ne peut échapper dans aucun cas. Elle a dit quelque part : « L’amour des gens qu’on ne saurait aimer importune. » Il faut compléter sa pensée de la façon suivante : « L’amour des gens qu’on ne saurait plus aimer importune. » Elle le leur faisait bien voir et changeait par trop lestement de favori. Au début, elle les adorait, les comblait de dignités, d’honneurs, de largesses, témoin Magnus de La Gardie, premier de la série, qui avait vingt-deux ans, une jolie figure, « la mine haute, » et qu’elle fit ambassadeur, colonel, sénateur, grand-maître de sa maison, grand-trésorier. Au dénoûment, elle se débarrassait de ces pauvres garçons sans aucun ménagement, témoin le même Magnus de La Gardie quand la reine le remplaça par Pimentel, ambassadeur d’Espagne. Elle lui refusa une dernière audience et écrivit de sa main, en marge d’une histoire de son temps : « Le comte Magnus était un ivrogne et un menteur. » Dans aucune occasion, elle n’appliquait plus rigoureusement sa maxime de compter pour rien le passé et de vivre sur nouveaux frais. « Ceux qui profitent de tout, disait-elle, sont sages et heureux. » En matière de favoris, elle profitait de tout ce qui lui tombait sous la main.

Le règne de La Gardie fut aussi à Stockholm le règne de la politique française, de l’esprit français, de la littérature française, des modes françaises. Le traité d’alliance avec la France fut renouvelé (1651). La reine fit la part du lion à la France dans la foule de savans, de gens de lettres, d’artistes, dont elle composa sa fameuse et superbe cour. Naudé avait le soin de sa bibliothèque. Saumaise passa plus d’un an auprès d’elle, non sans s’être fait prier, car il était pénétré de son importance autant qu’écrivain du monde. Descartes se laissa attirer, pour son malheur et celui de la science. Christine le faisait venir à cinq heures du matin, en plein hiver, pour causer philosophie. En trois mois, Descartes fut mort. Bochart, l’orientaliste, amena son ami Huet, le futur évêque d’Avranches. Sébastien Bourdon, Nanteuil, François Parise, le graveur de médailles, l’architecte Simon de La Vallée, travaillaient en Suède pour Christine. Son secrétaire des commandemens était Chevreau, qui fut depuis précepteur du duc du Maine. Ses quatre secrétaires ordinaires étaient Français. Français, le médecin et le chirurgien. Français, une nuée d’hommes très divers par la naissance et le mérite : érudits, philosophes, grammairiens, fabricans d’odes et de distiques, cuistres, intrigans, beaux gentilshommes, charlatans en tout genre, valets de tout grade. Parmi ces derniers, une mention est due à Clairet Poissonnet, homme de génie s’il en fut, premier valet de chambre de la reine[10] et dépositaire de ses secrets. Poissonnet ne savait ni lire ni écrire, et chaque fois que sa maîtresse avait quelque affaire difficile, elle l’en chargeait. Elle l’envoya au pape, à Mazarin. Il était célèbre pour tirer le secret des autres et ne jamais laisser échapper le sien, quoique obligé de se faire lire ses lettres et de dicter les réponses. Mazarin, qui se connaissait en intrigans, était plein d’admiration pour Poissonnet.

Des savans et des écrivains suédois, allemands, hollandais, complétaient une cour véritablement unique, et dont Christine était l’âme. Les soins du gouvernement ne lui avaient pas fait retrancher une minute à l’étude. Les heures données aux affaires étaient remplacées par des heures prises sur le sommeil, la toilette, les repas. Elle en était arrivée, de retranchement en retranchement, à dormir trois heures, à dîner en ouragan, et à ne se peigner qu’une fois la semaine. Encore sautait-on souvent une semaine. A l’écolière tachée d’encre avait succédé une reine tachée d’encre, les mains sales, le linge déchiré, qui avait beaucoup lu Pétrone et Martial et tenait les propos les plus salés, mais tout à fait savante, éloquente, sachant discuter et raisonner. « Elle a tout vu, elle a tout lu, elle sait tout, » écrivait Naudé à Gassendi (19 octobre 1652). Merveille des merveilles, elle n’était point pédante ! Elle haïssait la pédanterie, dix fois haïssable chez la femme, et dont son esprit la sauvait presque toujours, même en dissertant avec des pédans sur des sujets pédans. Sa réputation se répandait en Europe d’une manière à remplir son peuple d’orgueil, si son peuple n’avait commencé à s’apercevoir que les reines trop brillantes ont des inconvéniens.

Nous ne nous doutons plus de ce qu’était la dépense d’une cour pareille. De nos jours, on a les savans chez soi pour rien. Ils étaient moins idéalistes il y a deux siècles et demi. L’honneur de leur visite se payait à beaux deniers comptans, et Christine était libérale. C’était un sac d’écus, c’était une pension, c’était une chaîne d’or, et la reine ne se contentait pas de gorger les savans de sa cour. Ceux qu’elle ne pouvait voir, elle leur écrivait du moins, et c’étaient encore des pensions et des chaînes d’or. L’Europe était remplie de sangsues qui suçaient la Suède, et un profond mécontentement grondait dans le pays. Les Suédois ne pouvaient songer sans amertume à ce que devenait l’argent qu’ils avaient sué avec angoisse. Leur cœur se remplissait d’une juste colère à la vue de ces étrangers abattus sur le pays comme sur une proie, et qui encourageaient chez la reine tous les goûts ruineux. Le peuple crevait de faim, et Christine dépensait des trésors en collections.

On lui a fait un grand mérite de ses collections, et il est vrai qu’elles étaient fort belles. Sa bibliothèque passait pour n’avoir point de rivale en Europe ; les seuls manuscrits s’élevaient à plus de 8,000. Les œuvres de maîtres et les pièces rares abondaient dans le cabinet des tableaux, dans celui des médailles, parmi les statues, les ivoires et les curiosités. Aux yeux de l’amant des lettres et des arts, ces merveilles ne sont comptées pour rien à Christine, parce qu’elle avait formé ses collections en parvenue, à coup d’argent, sans patience et sans vraie tendresse. Sa bibliothèque et ses musées faisaient un peu partie du décor pour son rôle de femme extraordinaire. Elle avait payé deux manuscrits 160,000 écus[11], mais elle laissait voler les trois quarts de sa bibliothèque sans s’en apercevoir. Elle possédait onze Corrège et deux Raphaël, mais elle avait fait découper ses plus belles toiles pour coller les têtes, les pieds et les mains dans les compartimens de ses plafonds. Après cela, un collectionneur est classé.

On retrouve au fond de ses goûts les plus nobles ce besoin malsain de faire parler de soi qui l’a perdue. Ses admirateurs les plus fervens avouent qu’elle avait une vanité exorbitante. Cette philosophe adorait la flatterie et respirait avec béatitude tous les encens qu’on voulait bien lui offrir. Elle ne dédaignait point de tenir elle-même l’encensoir, et elle a fait frapper un nombre incroyable de médailles où elle s’est fait représenter en Minerve, en Diane domptant les fauves, en Victoire ailée se couronnant elle-même de lauriers, etc. Elle encourageait les faiseurs de panégyriques en prose et en vers. Elle constatait à ses propres yeux son importance en accablant d’avis indiscrets et importuns princes et politiques, Retz et Mazarin, Condé et Louis XIV, le roi de Pologne et le roi d’Espagne. On la recevait mal, elle recommençait. Sa tentative pour entrer en correspondance avec le roi d’Ethiopie est un bon exemple de sa manie de célébrité.

En 1653 errait par l’Allemagne un malheureux noir qui cherchait quelque chose et ne pouvait expliquer quoi, puisque personne n’entendait son langage. Un savant d’Erfurt, Job Ludolf, auteur de travaux sur l’Ethiopie et la langue éthiopienne, se trouvait alors à Stockholm. Il assura à Christine que le noir était Éthiopien, et le cherchait sans doute pour le complimenter de ses travaux sur son pays. Il ajouta que le voyageur se nommait Akalaktus. C’était une occasion unique de répandre sa gloire en Ethiopie. La reine écrivit une belle lettre en latin à son « très cher cousin et ami » le roi d’Ethiopie : Consanguineo nostro charissimo, eadem gratia Æthiopum regi, » etc. Elle lui souhaitait toutes sortes de prospérités « à l’entrée de leur commerce de lettres, » et recommandait Akalaktus à sa bienveillance[12]. Le paquet fut expédié au noir, en Allemagne. S’il le reçut et ce qu’il en fit, personne ne l’a jamais su. L’histoire dit seulement qu’après avoir couru l’Allemagne pendant plus d’un an, il partit découragé, sans avoir trouvé ni Erfurt ni Ludolf, et ne revint jamais.

La Suède en était là, froissée par la préférence donnée aux étrangers, pressurée pour des dépenses qui lui paraissaient sottes, réduite à se consoler par la pensée que sa souveraine était forte en grec et commençait l’hébreu. Longtemps le pays avait pris patience, en se disant que la reine se marierait, et que le mariage change les idées des filles. Il avait fallu renoncer à cette branche de salut. Les prétendans n’avaient pas manqué. Il en était venu des quatre points cardinaux, de puissans et de modestes, de vieux et de jeunes : Christine les avait tous éconduits et se déclarait résolue à rester fille. Elle ne voulait pas avoir un maître, et la pensée de la maternité lui était odieuse. On avait trop réussi à lui ôter son sexe. Comme les ministres, le sénat et les états insistaient, elle leur déclara qu’elle abdiquait (25 octobre 1651). On la supplia de rester. Elle n’y consentit qu’à la condition qu’on ne lui parlât plus mariage. Trois mois après, Bourdelot entrait en scène, et la Suède n’avait plus qu’à se voiler la face.


IV

Bourdelot, dont les Suédois parlent encore avec colère, était fils d’un barbier de Sens. Il avait étudié pour être apothicaire, s’était mis à courir le monde et avait passé en Italie. Certaine petite affaire l’ayant obligé à rentrer en France précipitamment, il conta qu’il y perdait la pourpre ; que le saint-père l’avait nommé son médecin et voulait le faire cardinal. Il exerça dès lors la médecine. Ses confrères le traitaient d’ignorant ignorantissime. On serait en peine de dire à quoi ils s’en apercevaient, dans l’état où était alors la science. Bourdelot baragouinait latin tout comme un autre. Il dissertait tout comme un autre sur l’âcreté des humeurs et les agitations de la bile. Il saignait et purgeait tout comme un autre. Nous en parlons savamment : nous avons sous les yeux une de ses consultations, en quatre pages in-quarto et en latin.

Les confrères eurent beau gloser, Bourdelot fit son chemin : il avait les femmes pour lui. C’est le parfait modèle du médecin de dames au XVIIe siècle. Il était aimable et badin, fertile en bons mots et ami des divertissemens. Il savait des secrets admirables pour les eaux de toilette, chantait la romance, jouait de la guitare et cuisinait joliment. Il était sans rival pour organiser une fête ou inventer une mystification. Du reste, un vrai Gil Blas, convaincu qu’il n’y a d’autre morale que de se pousser dans le monde, et que les grands scrupules sont un luxe, malséant aux petits compagnons. Plein d’esprit et de drôlerie, malfaisant comme un singe, souple quand il le fallait, insolent quand il le pouvait, ne croyant à Dieu ni à diable, heureux de vivre, de rire et de mentir : voilà Bourdelot.

Il avait été recommandé à Christine par Saumaise. Depuis longtemps, la reine se sentait malade. La nature s’était révoltée contre ce régime barbare de dictionnaires et de gribouillages, sans autre délassement que d’écouter les professeurs d’Upsal disputer en latin. Christine était rongée d’abcès et minée par la fièvre. Elle ne dormait ni ne mangeait, s’évanouissait continuellement et se croyait perdue. Ses médecins ordinaires ne voyaient goutte à son mal. Elle manda Bourdelot, qui fit preuve de coup d’œil. Il ôta tous les livres, ordonna le repos et la distraction, et dissipa les regrets de sa malade en lui assurant qu’à la cour de France les femmes savantes passaient pour des créatures ridicules.

Christine tâta du traitement et le trouva de son goût. Elle se remettait à vue d’œil, et le remède était agréable. Elle s’amusa un peu, beaucoup, passionnément, envoya promener savans, ministres et sénateurs, jeta ses dictionnaires par-dessus les moulins et entreprit de rattraper le temps perdu. Elle avait vingt-cinq ans ; c’était beaucoup de retard. Elle ne désespéra pas, et eut raison ; peu de femmes se sont autant amusées que la reine Christine. Le palais royal se transforma comme par un coup de baguette. C’était auparavant une Sorbonne : Bourdelot en fit un petit Louvre, du temps où Louis XIV adolescent s’amusait éperdûment avec les nièces de Mazarin. Christine passait les jours en parties de plaisir ! Christine dansait des ballets ! Christine se déguisait ! Christine bernait les savans ! Elle obligeait Bochart à jouer au volant, Naudé à danser les danses antiques sur lesquelles il avait écrit de savans mémoires, Meibom à chanter les airs grecs qu’il avait retrouvés, et elle riait aux éclats de la voix fausse de l’un, des postures grotesques ou de la maladresse de l’autre. Un jour, à Upsal, les professeurs voulurent disputer devant elle, selon l’usage. Christine courut se jeter dans son carrosse et s’enfuit. Voulait-on lui parler d’affaires ? Point ; plus d’affaires. Lui demander audience ? Impossible ; elle avait un pas à répéter. Lui proposait-on de présider le conseil ? Elle se sauvait à la campagne et fermait sa porte aux ministres. Chaque heure voyait croître sa fougue de plaisir, et Bourdelot l’excitait sans relâche. Il inventait sans cesse de nouveaux jeux, de nouvelles fêtes, de nouveaux tours à jouer aux savans. Il couronna ses méfaits en administrant une médecine à la reine le jour où Bochart devait lui lire en public des fragmens de sa Géographie sacrée.

La Suède crut sa souveraine folle. Le bruit se répandit que l’esprit de Christine s’affaiblissait. Aucun de ses hommes d’état, pas plus Oxenstiern que les autres, n’avait prévu la réaction. Aucun ne s’était jamais dit qu’à moins d’être devenue imbécile d’excès de travail, il viendrait un moment où une fille jeune et ardente voudrait respirer et exister, où elle découvrirait qu’il y a autre chose dans la vie que d’être rat de bibliothèque, que la jeunesse nous a été donnée pour être joyeux et le soleil pour en profiter. Ils avaient cru que cela irait toujours ainsi : qu’après l’hébreu, elle apprendrait l’arabe, après l’arabe l’éthiopien, et qu’elle ne demanderait jamais d’autres plaisirs. Un dénoûment aussi facile à prévoir et aussi naturel les frappa de surprise autant que de douleur. Il y avait un mois que la reine n’avait tenu un conseil ou reçu un sénateur ; elle avait répondu ballet à tous les discours de l’ambassadeur d’Angleterre sur une affaire ; l’université d’Upsal boudait depuis l’aventure du carrosse : c’était profondément affligeant, mais encore plus incompréhensible.

Leur étonnement était comique ; leur chagrin était fondé. Il n’est pas agréable pour un pays de tomber sous la férule d’un Bourdelot, et le fils du barbier de Sens régnait sans partage au palais. La reine ne voyait que par ses yeux. Elle lui disait tout. Elle le consultait sur tout. Bourdelot était devenu un personnage politique ! Il disposait de l’alliance de la Suède, et était en train de l’ôter à la France, pour des raisons à lui connues, et de la donner à l’Espagne. Quiconque lui portait ombrage était écarté. On peut croire qu’il n’avait pas le triomphe modeste. Ses airs vainqueurs de dindon faisant la roue achevaient d’exaspérer les Suédois, mais il s’en moquait. Il se sentait solide, et il l’était en effet, car il amusait Christine, et Christine n’en demandait pas davantage pour l’instant.

La consternation était au camp des savans. Pour la plupart d’entre eux, un souci égoïste était au fond des regrets. De grosses sommes d’argent étaient à présent dissipées en fêtes. Il était à présumer que la part des savans en serait diminuée. Les plus désintéressés ressentaient amèrement le dégoût d’être supplantés par un bouffon. Bochart écrivait à Vossius qu’il avait tant de chagrin « depuis le changement arrivé » à la cour de Suède, qu’il avait hâte de partir, de peur d’en mourir[13]. Le bon Huet était encore navré, soixante ans après[14], au souvenir de « ce désolant abandon des lettres. » La nouvelle fit promptement le tour de l’Europe. On se répétait que l’incomparable Christine avait quitté les études sérieuses pour se livrer ad ludicra et inania sous l’influence d’un charlatan[15], et qu’elle reniait la philosophie pour adopter une horrible maxime : « Il importe plus de jouir que de connaître[16]. »

Ce fut vers ce temps que Benserade déclina une invitation de Christine, soit qu’il eût vent du grand changement, soit pour d’autres raisons. La réponse que lui fit la reine est une de ses meilleures lettres, sans être bien bonne. La plume à la main, Christine avait le badinage pesant et tortillé. — Elle écrivit à Benserade : « Louez-vous de votre bonne fortune qui vous empêche d’aller en Suède. On esprit si délicat que le vôtre s’y fût morfondu, et vous seriez retourné enrumé spirituellement en votre cœur. On vous aimerait trop à Paris avec une barbe quarrée, une robbe de Lapon et la chaussure de même, revenu du païs des frimas ! Je m’imagine que cet équipage vous ferait triompher des vieilles. Non, je vous jure que vous n’avez rien à regretter. Qu’auriez-vous vu en Suède ? Notre glace y est telle qu’elle serait chez vous, excepté qu’elle dure ici six mois de plus. Et notre été, quand il se met en fureur, est si violent, qu’il fait trembler les pauvres fleurs qui se mêlent de ressembler au jasmin. Un Benserade aïant l’esprit poli et galant, que peut-il souhaiter, étant dans la plus belle cour du monde, auprès d’un prince jeune qui donne de si hautes espérances de sa vertu ? .. Continuez à vous immortaliser au divertissement de cet aimable prince et donnez-vous de garde de mériter cet exil. Je voudrais pourtant que par quelque crime vous pussiez mériter un semblable châtiment, afin que notre Suède pût voir ce que la France a de plus galant et de plus spirituel[17]… »

Cependant la colère de la cour de Suède gagnait le pays, pour qui l’influence de Bourdelot se traduisait par un surcroît de misère. Christine était naturellement désordonnée, et la détresse financière n’avait cessé d’augmenter sous son règne. Les inventions galantes de Bourdelot portèrent le gaspillage au comble. Les coffres de l’état étaient vides, son crédit épuisé. La flotte n’était plus entretenue. Un ambassadeur faillit ne pas partir faute d’argent. Même au palais, on en était aux dettes criardes et aux expédiens. On devait près de deux ans de gages aux domestiques. La reine n’avait pu se procurer une somme de 4,000 thalers qu’en mettant sa vaisselle d’argent en gage. Cela sentait partout la ruine, et l’on n’en était que plus âpre à presser la rentrée de l’impôt ; mais on avait beau tordre le paysan suédois, il n’en sortait plus rien. Voici qui est à la grande gloire de ce peuple. Quelque cuisante que fût sa misère, il en était moins touché que d’apprendre que sa jeune reine débitait à présent mille impiétés, à l’exemple de Bourdelot. C’en était trop. Le langage des grands devint menaçant, et Bourdelot fut contraint de se faire escorter pour sortir. Christine, entendant gronder l’orage, comprit qu’il était prudent de céder.

Peut-être en avait-elle assez du personnage. Quoi qu’il en soit, il s’en alla dans l’été de 1653, chargé de présens et recommandé à Mazarin, qui crut devoir à la politique de lui donner une abbaye. Il s’improvisa abbé comme il s’était improvisé docteur, et divertit Paris du spectacle de son importance. « Notre maître Bourdelot, écrivait Guy-Patin à un ami, se fait ici porter en chaise, suivi de quatre grands estafiers. Il n’en avait par ci-devant que trois, sed e paucis diebus, quartus accessit. Il se vante d’avoir fait des miracles en Suède. » Christine demeura en correspondance avec lui tant qu’il vécut. Il lui donnait les nouvelles de Paris et elle le consultait sur sa santé.

Enfin il était parti, et le pays, débarrassé d’un joug honteux, reprenait haleine, lorsqu’un nouveau souci fondit sur lui. La reine faisait emballer ses meubles, ses livres, ses objets d’art. On ne fut pas longtemps dans l’incertitude sur ses projets. Le 11 février 1654, Christine réunit le sénat et lui annonça son intention de remettre la couronne à son cousin Charles-Gustave. Elle ajouta qu’il était inutile, cette fois, d’essayer de la dissuader de son dessein ; « qu’elle ne se mettait point en peine de tout ce qu’on en pouvait dire ; que c’était une résolution prise, dont elle ne se départirait pas ; que pour cet effet elle ne demandait point leur avis, mais seulement leur concours. »

« Ce discours, dit un vieil historien, jeta un tel étonnement dans les esprits, que l’on ne savait que répondre à Sa Majesté. »

Notre siècle est accoutumé à voir le sort des trônes remis au caprice des peuples et des rois. Il ne s’étonne plus des révolutions ni des abdications, et le discours qu’on vient de lire passerait aujourd’hui pour un trait d’esprit. Il en allait tout autrement au XVIIe siècle, où l’idée monarchique n’était pas encore énervée. On estimait alors qu’un souverain et une nation sont liés ensemble par un devoir mutuel, que ni l’un ni l’autre n’ont le droit de déserter. Il y a entre eux un contrat portant la signature solennelle de Dieu, puisque Dieu a choisi et façonné le prince auquel il donne le peuple. Charles-Quint avait abdiqué, et son exemple fut comparé à celui de Christine, mais leurs deux actions furent trouvées très différentes. Charles-Quint était âgé et infirme. Charles-Quint se retirait dans un couvent. Il n’était pas sûr, d’ailleurs, que Charles-Quint n’eût pas eu tort ; on racontait qu’il avait regretté ce qu’il avait fait. Christine était jeune et robuste. Elle ne songeait pas à s’ensevelir dans la retraite, et elle faisait sonner trop haut la beauté d’un acte auquel l’humilité sied mieux que la forfanterie. Dans ces conditions, l’abandon du trône devenait du désordre public.

Elle s’en doutait un peu et s’attendait au blâme. Quelques jours après le coup de théâtre du 11 février, elle écrivait : « Je sais que la scène que j’ai représentée n’a pu être composée selon les lois communes du théâtre. Il est malaisé que ce qu’il y a de fort, de mâle et de vigoureux puisse plaire[18]. » Elle disait aussi : « Je ne m’inquiète point du Plaudite. » Ce n’était pas vrai. Elle abdiqua en partie pour être applaudie du parterre. Elle avait deux autres motifs : elle n’avait plus le sou, et son métier de reine l’ennuyait ; la Suède et les Suédois l’ennuyaient.

L’opinion du parterre est résumée dans les deux fragmens suivans : « Dans quel temps vivons-nous, bon Dieu ! écrivait Vorstius[19] à son compatriote Heinsius. Les reines déposent le sceptre et veulent vivre en particulières, pour elles et pour les Muses. » On lit, d’autre part, dans les Mémoires de Montglat : « Il se passa dans l’Europe, cette année, une chose extraordinaire, qui fut la démission de la reine de Suède de son royaume. Cette princesse avait l’esprit fort léger, et elle s’était adonnée à la lecture des poètes et des romans ; .. et pour faire une véritable vie de roman, elle résolut de renoncer à sa couronne. »

En Suède même, les sentimens furent ce qu’ils devaient être chez un peuple très bon, incapable d’oublier que Christine était la fille de Gustave-Adolphe. On fit des instances pour la retenir et on pleura à la cérémonie de l’abdication. On accorda généreusement ses demandes d’argent, qui n’étaient pas petites : Christine se faisait assurer les revenus de vastes domaines et de plusieurs villes, montant ensemble à environ 500,000 livres. On arma une flotte pour la transporter avec honneur où il lui plairait. Ces devoirs remplis, les cœurs commencèrent à se détacher de l’ingrate. Elle continuait à commander : on lui insinua qu’elle n’était plus la maîtresse. Elle témoignait une joie indécente de quitter la Suède : le peuple se mit à dire qu’il fallait l’obliger à dépenser ses revenus dans le pays. Christine sut ces propos, et son impatience n’eut plus de bornes. On lui avait préparé une sortie de reine ; elle s’enfuit en aventurière.

Elle s’était fait précéder de ses collections et y avait joint sa vaisselle d’or et d’argent, les meubles et les pierreries de la couronne. On racontait que son successeur n’avait trouvé au palais que deux tapis et un vieux lit. Une fois loin de Stockholm, la reine de Suède renvoya sa suite, se coupa les cheveux, prit un habit d’homme, des bottes, un fusil, et annonça qu’elle allait en Flandre, à l’armée de Condé, « faire le coup de pistolet. » On n’eut plus d’elle que des nouvelles intermittentes. Tantôt on la perdait de vue ; tantôt elle signalait son passage par quelque extravagance qui la dénonçait. Arrivée à la limite de la Norvège, elle franchit la frontière d’un saut, avec des hurrahs de joie d’être enfin hors de Suède. Un peu plus loin, elle rencontra sans le savoir, dans une hôtellerie, la reine de Danemark, qui la guettait, déguisée en servante. Quand les grandes dames, en ce temps-là, daignaient mépriser l’étiquette, elles ne la méprisaient pas à demi. On sut enfin que Christine s’était embarquée dans un port, tandis que la flotte l’attendait dans un autre. Son intention était d’aller se montrer à l’Europe, afin de recueillir les applaudissemens qu’elle était sûre de mériter de tant de manières.


V

Elle débarqua en Danemark, prit un faux nom, monta à cheval à la manière des hommes et piqua sur Hambourg, accompagnée de quatre gentilshommes et de quelques valets faisant l’office de femmes de chambre. « Elle alla comme une vagabonde, dit encore Montglat, de province en province, voyant toutes les cours de l’Europe. » On croirait assister à la tournée d’un cirque ambulant. Christine donnait çà et là une représentation. Elle improvisait pour ces occasions une suite royale, ramassée on ne sait où, revêtait un costume de gala et faisait une entrée solennelle dans une ville, recevant les honneurs dus à son rang avec une fierté qui charmait la foule. La population accourait, car elle était une des curiosités de la chrétienté. Elle répondait aux harangues officielles avec aisance et à-propos, à chacun dans sa langue, présidait en grande souveraine les fêtes qu’on lui offrait et entretenait les savans en confrère. « Elle parle de toutes les choses humaines, écrivait un auditeur, non en princesse, mais en philosophe e Porticu[20]. »

Elle coupait la pièce noble d’intermèdes comiques de sa façon. Tantôt, elle se mettait à faire « diverses grimaces à la multitude qui la suivait pour la voir[21]. » Tantôt elle changeait de costume dans le carrosse même, avec l’adresse d’un clown, ou bien elle changeait de place, afin de troubler les badauds, qui ne s’y reconnaissaient plus. Tantôt elle lâchait quelque juron au moment le plus solennel, ou quelque plaisanterie graveleuse, digne d’une jeune personne qui savait Martial par cœur à vingt-trois ans. Tantôt elle prenait soudain une posture de cabaret et éclatait de rire au nez du grand personnage qui lui parlait. A Bruxelles, où elle s’attarda plusieurs mois, elle mena un tel carnaval, que la « puissante main » qui la retirait, à l’en croire, de tous les précipices, eut fort à faire. On n’ôta jamais de la tête de beaucoup de contemporains qu’à Bruxelles au moins Dieu, occupé ailleurs, l’avait quelquefois laissée rouler au fond de l’abîme. Quoi qu’il en soit, la sottise faite, elle reprenait ses grands airs de reine. Le parterre riait ; les loges commençaient à siffler.

La pièce jouée et la toile baissée, le costume de gala rentrait dans son coffre, la suite de rencontre s’évanouissait, et il restait un jeune cavalier assez râpé, qui semait les joyaux de la couronne de Suède chez tous les usuriers du chemin, courait les hôtelleries en tapageur et se divertissait à dépister les curieux. On l’attendait à droite, il tournait à gauche. On croyait le tenir, il se dérobait pendant la nuit. Il paraissait, disparaissait, reparaissait, jusqu’au jour où il lui prenait fantaisie de remettre des jupes, de redevenir la reine de Suède et de donner une autre représentation.

Elle en donna à Hambourg, à Anvers, à Bruxelles, à Inspruck, où elle renouvela brillamment l’affiche en abjurant le protestantisme. Elle l’avait déjà abjuré secrètement à Bruxelles, dans la nuit de Noël 1654, C’est à Inspruck, le 3 novembre 1655, qu’elle fit profession publique de catholicisme.

On a discuté à perte de vue, et non sans aigreur, sur les motifs de sa conversion. L’événement était d’une extrême importance pour l’église romaine. De tous les néophytes que l’église pouvait convoiter, il n’en était pas alors de plus enviable que la propre fille de Gustave-Adolphe. Il est naturel que Rome ait poursuivi la conversion de Christine avec un zèle particulier et toute l’habileté dont elle était capable. Il l’est également qu’ayant réussi, elle ait attribué son triomphe à la puissance de la vérité et présenté l’abjuration d’Inspruck comme un effet de la grâce divine, qui avait révélé la vraie foi à une hérétique. Il est encore naturel qu’après une victoire dont le bruit avait retenti dans toute l’Europe, remplissant d’allégresse le cœur des fidèles, le saint-siège ait jeté le manteau de Noé sur les faiblesses de sa néophyte et feint de croire à la sincérité de ses convictions. Il se fiait aux années, à l’habitude, à mille circonstances qu’il se chargeait de faire naître, pour achever l’œuvre ébauchée, et il obtint en effet, avec le temps, un langage auquel on ne pourrait reprocher que d’être hyperbolique dans ses glorifications de l’église et de la foi catholique[22]. Ce que Christine pensait au fond était chose secondaire, et il semble bien que le pape l’ait compris ainsi.

On conçoit également que les protestans irrités aient accusé Christine d’hypocrisie, plutôt que d’admettre la sincérité de sa conversion. Ils publièrent partout que, loin d’avoir été attirée dès sa première jeunesse par la religion romaine, ainsi que le prétendaient les catholiques, et d’avoir déposé la couronne pour être libre d’aller où la grâce l’appelait, Christine ne croyait à rien et n’avait abjuré que par calcul. A les entendre, la pompe d’Inspruck n’avait d’autre but que d’intéresser le pape et les rois catholiques à la reine de Suède, afin d’en tirer de l’argent aux heures de gêne.

A présent qu’on en juge sans passion, il faut convenir que les apparences donnent raison aux protestans. Christine changea de religion de l’air dont elle changeait d’habit, pour ébahir la foule. Après l’abjuration secrète de Bruxelles, elle écrivit en Suède, où l’on avait depuis longtemps des soupçons : « Mes occupations sont de bien manger et de bien dormir, étudier un peu, causer, rire et voir les Comédies française, italienne et espagnole, et passer le temps agréablement. Enfin, je n’écoute plus des sermons… » Elle déclare ailleurs qu’elle s’est convertie pour ne plus entendre les pasteurs, qui l’ennuyaient trop. Les sermons étaient sa grosse objection théologique à la religion réformée. A Inspruck, on remarqua son indifférence pendant la cérémonie de l’abjuration. Le même jour, dans l’après-midi, on lui offrit la comédie. On prétend qu’elle s’écria : « — Messieurs, il est bien juste que vous me donniez la comédie, après vous avoir donné la farce. » Le pape fut, sans aucun doute, très bien renseigné sur le prix de sa conquête au point de vue spirituel, mais il ne s’occupait pour l’instant que du point de vue terrestre. Au sortir d’Inspruck, Christine se dirigea vers Rome, où on lui préparait une entrée triomphale.

On voulait marquer par une réception éclatante que sa conversion était un grand événement politique et religieux. La Congrégation des rites régla jusqu’aux derniers détails de la fête. Elle arrêta que les carrosses des cardinaux, prélats, ambassadeurs, nobles romains, iraient au-devant de la reine de Suède, attelés de six chevaux et accompagnés de suites nombreuses, en riches livrées ; que le carrosse du gouverneur de Rome serait doublé d’or et d’argent, pour une valeur de 3,000 écus, et entouré de quarante personnes magnifiquement habillées ; que chaque dame romaine aurait une suite de trente-six personnes, dont les costumes coûteraient de 500 à 600 écus chaque, et que l’habit de la dame vaudrait de 500,000 à 600,000 écus. Notons, en passant, que les dames romaines surpassèrent les vœux de la Congrégation des rites ; l’une d’elles portait un habit de 700,000 écus. La part de dépense du saint-père se monta à 1,300,000 écus. À l’arrivée de la reine de Suède, les tailleurs de Rome travaillaient depuis six mois à habiller le cortège.

Le 21 décembre 1655, Christine fut affermie à jamais dans la pensée qu’elle était le premier personnage de la chrétienté et la femme unique entre toutes les femmes. Le canon tonnait, les trompettes sonnaient, les troupes faisaient la haie, les boutiques étaient fermées, Rome en fête, l’air rempli d’acclamations. Un cortège d’une richesse inouïe se déroulait de la porte del Popolo à Saint-Pierre, et en tête de ce cortège, le point de mire de tous les regards, l’objet de tous les empressemens, une petite demi-bossue en « culotte chamarrée, » montée à califourchon sur un cheval blanc et piaffant entre deux cardinaux. Elle gagna ainsi Saint-Pierre, où le haut clergé vint la recevoir à la porte et la conduisit au pape. Elle remercia le saint-père. « Il répondit que sa conversion était d’un si grand prix, que dans le ciel il se célébrait là-dessus de plus grandes fêtes qu’elle n’en voyait sur la terre[23]. » Le compliment était galant ; il y avait de quoi tourner la tête de la plus humble, et Christine n’était pas humble.

Rome devint dès lors son séjour de prédilection. Elle y réunit ses collections, l’habita de plus en plus, et sur la fin n’en bougea plus, protégée des papes, qui étaient résolus à ne pas s’en dédire et à se parer jusqu’au bout de la fille de Gustave-Adolphe. Elle exerça leur patience. Sa tenue était décidément déplorable. Le pape avait cru bien faire d’ordonner aux cardinaux de l’accompagner. Les cardinaux ne la retenaient pas, et elle entraînait les cardinaux. Il ne se faisait pas de bruit dans Rome, il n’y avait pas un scandale, à la messe ou à la comédie, dans la rue ou sur la promenade, qu’on ne fût sûr d’apercevoir la reine Christine et son escadron de robes rouges. Les frasques se succédaient, et les jeunes favoris. En même temps, elle était insolente avec la noblesse romaine, insatiable d’honneurs, toujours brouillée avec quelqu’un et oubliant alors qu’elle ne régnait plus. Un jour que le cardinal de Médicis lui avait déplu, elle braqua des canons sur la porte de son palais et tira elle-même à boulet. Les traces des boulets se voyaient encore au siècle dernier. « La patience, disait-elle, est une vertu de ceux qui manquent de courage et de force. » Elle se faisait un point d’honneur d’être sans patience.

Le saint-siège n’avait pas plus de satisfaction du côté de la religion. Elle criait sur les toits son aversion pour les entretiens pieux et les livres de dévotion. Le premier qui lui avait parlé de macérations avait été reçu de façon à n’oser jamais y revenir. Elle allait peu aux offices, et y passait le temps à rire aux éclats avec ses cardinaux, en la présence même du pape. C’était intolérable. A l’issue d’une scène de ce genre, le pape lui remit un chapelet, en manière de doux reproche, et l’exhorta à s’en servir dans ses prières. Le dos à peine tourné, elle s’écria : « — Je ne veux pas être une cafarde ! » Le saint-père se rabattit à solliciter de légères démonstrations de piété, pour la foule. On alla dire de sa part à Christine : « — Un Ave Maria en public est plus méritoire qu’un chapelet dans le particulier. » Il ne la réduisit que lorsqu’elle n’eut plus le sol.

Les finances de Christine était encore un autre souci pour la cour de Rome. La Suède, outrée de l’abjuration, engagée d’ailleurs dans des guerres ou des difficultés intérieures, payait mal, et Christine dépensait sans compter, sous prétexte « qu’il y a une manière de profusion qui est économie. » Elle avait un train royal. Elle rétablissait ses collections, fort entamées au départ de Suède par ses savans étrangers. La bibliothèque avait été honteusement pillée ; sur plus de 8,000 manuscrits, il n’en arriva que le quart à Rome. Nous possédons une lettre où Vossius mande à Heinsius, avec une désinvolture admirable, qu’il est en train de s’approprier « non paucos libellos rariores » de la bibliothèque de la serenissimœ reginœ. Il fallait de grosses sommes pour réparer ces pertes. Il en fallait d’infinies pour fournir à un désordre dont rien ne peut donner l’idée. Six mois après son entrée à Rome, Christine était harcelée par ses créanciers. Elle s’adressa au pape, qui paya et crut l’heure venue de la mater. Il lui offrit 2,000 écus par mois, à condition d’être sage. C’était trop tôt. Christine s’emporta, tempêta, envoya le reste de ses pierreries chez un prêteur sur gages, qui en donna 10,000 ducats, et s’embarqua pour Marseille. Elle se savait attendue avec impatience en France. Chacun était curieux de voir cette personne singulière, surnommée jadis la Sibylle du Septentrion et la Dixième Muse, et qu’on appelait à présent, tout uniment, la « reine ambulante. » Le voyage de France fut le dernier grand succès de Christine.

VI

Mazarin avait ordonné de lui rendre de grands honneurs. Les magistrats lui présentaient les clés des villes, les prélats et gouverneurs la complimentaient, les poètes la haranguaient, les villes la traitaient magnifiquement, les habitans couraient voir la bête curieuse et s’émerveillaient de son chétif équipage d’étudiant en voyage. A Lyon, elle rencontra le duc de Guise, envoyé pour la recevoir au nom du roi et l’amener à Compiègne, où se trouvait la cour. Le duc écrivit à un ami : « Je veux, dans le temps que je m’ennuie cruellement, penser à vous divertir, en vous envoyant le portrait de la reine que j’accompagne. Elle n’est pas grande, mais elle a la taille fournie et la croupe large, le bras beau, la main blanche et bien faite, mais plus d’homme que de femme ; une épaule haute, dont elle cache si bien le défaut par la bizarrerie de son habit, sa démarche et ses actions, qu’on en ferait des gageures. »

Guise décrivait ici le visage bien connu de Christine, avec son nez aquilin et ses beaux yeux, sa perruque « fort bizarre, » d’homme par devant, de femme par derrière, et il continuait : « Son corps lacé par derrière, de biais, est quasi fait comme nos pourpoints ; sa chemise sortant tout autour au-dessus de sa jupe, qu’elle porte assez mal attachée et pas trop droite. Elle est toujours fort poudrée, avec force pommade, et ne met quasi jamais de gants. Elle est chaussée comme un homme, dont elle a la voix et quasi toutes les actions. Elle affecte fort de faire l’amazone. Elle a pour le moins autant de gloire et de fierté qu’en pouvait avoir le grand Gustave son père. Elle est fort civile et fort caressante, parle huit langues, et principalement la française, comme si elle était née à Paris. Elle sait plus que toute notre Académie jointe à la Sorbonne… Enfin, c’est une personne tout à fait extraordinaire… Elle porte quelquefois une épée avec un collet de buffle. »

Christine était « fort civile » quand elle le voulait, mais c’était au prix d’une contrainte qui lui pesait. Elle fut au bout de sa civilité devant que d’être à Compiègne. La grande Mademoiselle la visita en chemin et fut gagnée d’abord par ses flatteries et sa mine hautaine. Elles furent ensemble à la Comédie, et la grande Mademoiselle ouvrit tout à coup de grands yeux : « Elle jurait Dieu, raconte-t-elle, se couchait dans sa chaise, jetait ses jambes d’un côté et de l’autre, les passait sur les bras de sa chaise ; elle faisait des postures que je n’ai jamais vu faire qu’à Trivelin et à Jodelet, qui sont deux bouffons… Elle répétait les vers qui lui plaisaient ; elle parla sur beaucoup de matières ; et ce qu’elle dit, elle le dit assez agréablement. Il lui prenait des rêveries profondes, elle faisait de grands soupirs, puis tout d’un coup elle revenait comme une personne qui s’éveille en sursaut : elle est tout à fait extraordinaire. »

Christine confia à Mademoiselle de Montpensier qu’elle mourait d’envie d’être à une bataille, et « qu’elle ne serait pas contente que cela ne lui fût arrivé. » C’était une de ses marottes. Elle enviait les lauriers du prince de Condé et rêvait aux moyens d’être général d’armée.

Le 8 septembre 1656, elle fit son entrée dans Paris par le faubourg Saint-Antoine, escortée de plus de mille cavaliers. Elle portait un justaucorps d’écarlate, une jupe de femme, un chapeau à plumes, et elle était montée en homme sur un grand cheval blanc, des pistolets à l’arçon de sa selle et une canne à la main. La bourgeoisie avait pris les armes pour la recevoir, et le peuple formait autour d’elle une « presse furieuse, » qui se renouvela chaque fois qu’elle sortit dans Paris. On la mena communier à Notre-Dame, où elle parla et remua tout le temps de la messe. Elle visita les monumens et les bibliothèques, reçut les savans et fit admirer sa connaissance des choses de la France. Elle savait le détail des familles et leurs armes, les intrigues et les galanteries de la cour et de la ville, les goûts, les travaux, les occupations de chacun. Elle partit enfin pour joindre la cour à Compiègne. Anne d’Autriche vint au-devant d’elle. Mme de Motteville, qui accompagnait la reine mère, nous a laissé le récit de la rencontre.

Christine descendit de carrosse au milieu d’une bousculade de curieux, qui obligea les deux reines à s’écarter. Louis XIV donna la main à l’étrangère et la mena dans une maison. Mme de Motteville les suivait, sans pouvoir détacher ses yeux de l’étrange figure conduite par le roi de France. « Les cheveux de sa perruque, écrit-elle, étaient ce jour-là défrisés : le vent, en descendant de carrosse, les enleva ; et comme le peu de soin qu’elle avait de son teint lui en faisait perdre la blancheur, elle me parut d’abord comme une Égyptienne dévergondée qui, par hasard, ne serait pas trop brune. En regardant cette princesse, tout ce qui dans cet instant remplit mes yeux me parut extraordinairement étrange, et plus capable d’effrayer que de plaire. » Mme de Motteville dépeint l’étrange attirail de la reine de Suède, habillée de travers, sa grosse épaule sortant « tout d’un côté, » sa jupe trop courte découvrant ses souliers d’homme, et elle ajoute : « Après l’avoir regardée avec cette application que la curiosité inspire en de telles occasions, je commençai à m’accoutumer à son habit et à sa coiffure, à son visage… Enfin, je m’aperçus avec étonnement qu’elle me plaisait, et d’un instant à un autre je me trouvai entièrement changée pour elle. Elle me parut plus grande qu’on nous l’avait dite, et moins bossue ; mais ses mains, qui avaient été louées comme belles,.. étaient si crasseuses, qu’il était impossible d’y apercevoir quelque beauté. »

Ces lignes sont un témoignage frappant de l’ascendant de cette fantasque créature. Quand elle voulait plaire, elle plaisait, en dépit de ses costumes ridicules, de ses allures masculines et de sa crasse. Seulement, ce n’était jamais pour longtemps ; les sentimens qu’elle inspirait étaient mobiles comme son humeur. A Compiègne, elle effraya le premier quart d’heure, intéressa et amusa le second. Elle eut de l’esprit, des reparties gracieuses : on l’admira. Le soir n’était pas venu, qu’on la redoutait pour ses impertinences. Elle emprunta les valets de chambre du roi pour la déshabiller et la servir « dans les heures les plus particulières, » et cela choqua. Il y eut un retour en sa faveur le lendemain matin, quand elle reparut frisée et débarbouillée, vive et gaie. Elle divertissait extrêmement le jeune roi et était, malgré tout, en beau chemin de plaire, lorsqu’elle fut prise d’un de ses accès de jurons, impiétés et jambes en l’air. Il fallut s’accoutumer à des manières aussi nouvelles. La cour décida finalement que la reine de Suède lui représentait les héroïnes de romans de chevalerie aux jours de la mauvaise fortune, quand Marfise et Bradamante ont leurs plumets défrisés et pendans, et ne mangent à leur faim que si quelque roi les invite à souper. L’air affamé avec lequel Christine s’était jetée en arrivant sur une collation, ajouté au mauvais état de ses nippes, autorisait ces comparaisons. Les suffrages hésitaient encore ou, plutôt, se divisaient : Christine se perdit par une maladresse. Son indiscrétion naturelle la poussa à conseiller Louis XIV sur une question délicate. Le roi était amoureux de Marie Mancini, et leur roman déplaisait à la reine mère. Christine engagea Louis XIV à en faire à sa tête, et à épouser celle qu’il aimait. Anne d’Autriche se hâta de congédier la reine de Suède, qui ne le demandait point.

Il fallut partir. Christine s’en alla voir Ninon de l’Enclos, qu’elle accabla de complimens. Elle parut faire plus de cas d’elle que d’aucune femme qu’elle eût encore vue, sans doute à cause de l’absence de préjugés dont la carrière de Ninon donnait la preuve. Christine voulut même lui persuader de l’accompagner chez le pape. Par bonheur, Ninon avait trop de monde pour se prêter à une démarche incongrue.

La reine reprit la route d’Italie. Elle coucha une nuit à Montargis, où la grande Mademoiselle eut la fantaisie de la revoir une dernière fois et se fit annoncer à dix heures du soir… « On me vint dire, raconte Mme de Montpensier, de monter seule. Je la trouvai couchée dans un lit où mes femmes couchaient toutes les fois que je passais à Montargis, une chandelle sur la table, et elle avait une serviette autour de la tête comme un bonnet de nuit, et pas un cheveu : elle s’était fait raser il n’y avait pas longtemps ; une chemise fermée sans collet, avec un gros nœud couleur de feu ; ses draps ne venaient qu’à la moitié de son lit, avec une vilaine couverture verte. Elle ne me parut pas jolie en cet état. » Le lendemain, Mademoiselle mit Christine en voiture. La reine de Suède voyageait dans un carrosse de louage que Louis XIV lui avait fait donner en y joignant l’argent pour le payer.

Elle trouva la peste à Rome, passa quelques mois dans le nord de l’Italie et revint en France, où on ne la désirait plus. La curiosité était satisfaite. Le bruit courait qu’elle était chargée par le pape de ménager la paix avec l’Espagne, et Mazarin n’aimait pas les donneurs d’avis. Elle arriva en octobre 1657 à Fontainebleau, où la cour n’était pas, logea au château, et fut priée de ne point passer plus avant jusqu’à nouvel ordre. Alors survint un événement mystérieux, qui nous jette brusquement, sans aucune préparation, de la comédie dans le drame. Une autre femme se découvre à nos yeux, que rien n’avait fait pressentir. La joyeuse Christine, la perle de la bohème, prodigue et folle, devient, en un jour fatal à sa mémoire, la sanglante Christine, implacable et féroce. Un sombre renom s’attache à cette figure pittoresque, qui n’appelait jusqu’ici que le sourire. Nous pouvons dire adieu à l’ancienne Christine ; nous ne la reverrons plus. La nouvelle prit à tâche de montrer à l’univers, par d’autres actions odieuses, qu’elle était la vraie.


VII

La reine de Suède avait amené à Fontainebleau deux jeunes seigneurs italiens : le marquis Monaldeschi, grand écuyer, favori de la veille, et le comte Sentinelli, capitaine des gardes, favori du jour. Monaldeschi était sottement jaloux de son successeur. Il se vengea par des lettres sur Christine, où il maltraitait la femme. Il avait aggravé sa faute en imitant l’écriture de Sentinelli. C’est du moins ce qui semble ressortir du peu qui perça. Le mystère n’a jamais été bien éclairci, car l’unique confident de la reine avait été le valet de chambre Poissonnet, et bien habile qui eût pénétré Poissonnet ! Quoi qu’il en soit, le 6 novembre 1657, à neuf heures et un quart du matin, la reine de Suède envoya chercher un religieux de Fontainebleau, le père Le Bel, prieur des Trinitaires. Elle lui fit promettre le secret et lui remit un paquet cacheté, sans adresse, qu’elle se réservait de réclamer quand il lui plairait.

Le samedi suivant, 10 novembre, à une heure après-midi, la reine envoya chercher de nouveau le père Le Bel. Il prit à tout hasard le paquet cacheté et fut introduit dans la galerie des Cerfs, où il trouva la reine. Elle était vers le milieu de la galerie, causant de choses indifférentes avec Monaldeschi. Auprès d’eux se tenait debout Sentinelli, et un peu en arrière deux soldats italiens. Le père Le Bel avoue naïvement, dans la Relation[24] qu’il a écrite de cette tragédie, qu’aussitôt entré il commença d’avoir peur, parce que le valet de chambre qui l’avait amené frappa bruyamment la porte derrière lui. Il s’approcha pourtant de la reine, qui changea de ton et de maintien en l’apercevant et lui réclama son paquet d’une voix haute. Il le lui remit. Elle l’ouvrit et en tira des lettres qu’elle tendit à Monaldeschi, en lui demandant avec violence s’il les reconnaissait. Monaldeschi pâlit, trembla, essaya de nier, finit par avouer que les lettres étaient de lui, et se jeta aux pieds de sa maîtresse en implorant son pardon. Au même instant, Sentinelli et ses deux soldats tirèrent leurs épées.

La scène qui suivit est effroyable. Il ne faut pas perdre de vue qu’elle dura deux heures trois quarts. Nous devons cette précision de renseignemens au père Le Bel, à qui, par un phénomène assez fréquent, aucun détail n’échappait dans l’état d’horreur et de terreur où il était plongé.

A la vue des épées, Monaldeschi se releva et pourchassa la reine dans la galerie, parlant « sans relâche » pour se justifier, et même avec « importunité. » Christine ne témoignait ni ennui ni impatience. Le père Le Bel remarqua qu’elle s’appuyait en marchant « sur une canne d’ébène à pomme ronde. » Elle se laissa supplier un peu plus d’une heure, s’approcha alors du père Le Bel et lui dit avec tranquillité : « Mon père, je vous laisse cet homme entre les mains ; disposez-le à la mort et ayez soin de son âme. » Le religieux, « aussi effrayé que si la sentence avait été portée contre lui-même, » se jeta aux pieds de la reine, demandant grâce pour l’infortuné prosterné à ses côtés. Elle refusa froidement et passa dans son appartement, où elle se mit à causer et à rire, d’un air paisible et dégagé.

Monaldeschi ne pouvait croire que ce fût fini. Il se traînait à genoux, poussant des cris et suppliant ses bourreaux. Sentinelli en eut pitié. Il sortit, « mais il revint tout triste et dit en pleurant : « Marquis, pense à Dieu et à ton âme ; il faut mourir. » Monaldeschi, « hors de lui, » envoya le père Le Bel, qui sanglotait, et qui se prosterna devant Christine en la conjurant « par les plaies du Sauveur » d’avoir miséricorde. Elle, « le visage serein et sans altération,.. lui témoigna combien elle était fâchée de ne pouvoir lui accorder sa demande. »

Cela dura une autre heure. Pendant une autre heure, le malheureux refusa de se résigner. Il commençait à se confesser, et puis l’angoisse était trop forte. Il criait, il suppliait qu’on retournât encore une fois. L’aumônier de la reine étant survenu, il se jeta sur lui comme sur un sauveur et l’expédia chez la reine. Ce fut ensuite Sentinelli, qui retourna implorer cette barbare. Christine se moquait du « poltron » qui avait peur de la mort, et elle congédia Sentinelli avec ces mots horribles : « Afin de l’obliger à se confesser, blessez-le[25]. » Sentinelli rentra, « poussa » Monaldeschi « contre la muraille du bout de la galerie, où est la peinture Saint-Germain[26], » et lui porta un premier coup. Monaldeschi n’avait pas d’armes. Il para de la main, et trois doigts tombèrent sur le plancher. Le misérable reçut tout sanglant l’absolution, et une boucherie dégoûtante commença. Le marquis avait une cotte de mailles que les épées ne purent percer. Ses bourreaux le lardèrent au visage, au col, à la tête, où ils purent. Percé de coups et n’en pouvant plus, Monaldeschi entendit ouvrir une porte, aperçut l’aumônier et reprit espoir. Il se traîna jusqu’à lui en s’appuyant au mur et le renvoya encore demander sa grâce. Tandis que le prêtre sortait, Sentinelli acheva sa victime en lui perçant la gorge. Il était trois heures trois quarts.

L’effet produit sur le public fut irrémédiable. Les cœurs se soulevèrent d’horreur. Tant de cruauté froide, pour un homme qu’elle avait aimé, parut une chose sauvage. On ne se représentait pas sans une sorte d’épouvante cette jeune femme causant de futilités, à deux pas du lieu où son ami se débattait et agonisait, s’interrompant poliment pour refuser sa grâce et reprenant son discours avec sérénité. Que de fois, pendant le reste de sa vie, on lui jeta la mort de Monaldeschi à la face ! Elle ne comprit jamais ce qu’on pouvait lui reprocher.

A la nouvelle du meurtre, Mazarin dépêcha Chanut à Fontainebleau pour engager la reine de Suède à ne point paraître à Paris, de peur du peuple. On a retrouvé, il n’y a pas longtemps[27], la réponse de Christine au cardinal. La lettre est de sa main, écrite de travers avec un air de furie, tachée d’encre et presque illisible :

« Mon cousin,

« M. Chanut, qui est un des meilleurs amis que je pense avoir, vous dira, que tout ce qui me vient de votre part est reçu de moi avec estime ; et, s’il a mal réussi dans les terreurs paniques qu’il a voulu susciter dans mon âme, ce n’est pas faute de les avoir représentées aussi effroyables que son éloquence est capable de les figurer. Mais, à dire vrai, nous autres gens du Nord sommes un peu farouches et naturellement peu craintifs. Vous excuserez donc si la communication n’a pas eu tout le succès que vous auriez désiré ; et je vous prie de croire que je suis capable de tout faire pour vous plaire, hormis de craindre. Vous savez que tout homme qui a passé trente ans ne craint guère les sorciers. Et moi, je trouve beaucoup moins de difficulté à étrangler les gens qu’à les craindre. Pour l’action que j’ai faite avec Monaldeschi, je vous dis que, si je ne l’avais faite, que je ne me coucherais pas ce soir sans la faire ; et je n’ai nulle raison de m’en repentir. (Ici, quelques mots illisibles.) Voilà mes sentimens sur ce sujet ; s’ils vous plaisent, je serai aise ; si non, je ne laisserai pas de les avoir et serai toute ma vie votre affectionnée amie.

« CHRISTINE. »


Cette lettre ne raccommodait rien. On laissa Christine se morfondre trois mois à Fontainebleau. Elle envoya demander une invitation à Cromwell, que les tragédies effarouchaient peu d’ordinaire, et qui « feignit de ne pas comprendre. » Elle s’entêta à venir aux jours gras à Paris (février 1658), courut les lieux publics affublée en masque, fut traitée avec la dernière froideur par la reine mère et promptement éconduite. La veille de son départ, elle vint assister à une séance de l’Académie française[28]. L’Académie, prise au dépourvu, commença par épuiser la provision de petits vers de ses poètes : des madrigaux de M. l’abbé de Boisrobert ; un « sonnet sur la mort d’une dame, » de M. l’abbé Tallemant ; une « petite ode d’amour » de M. Pellisson ; des vers du même « sur un saphir qu’il avait perdu et qu’il retrouva depuis. » On eut recours ensuite au dictionnaire pour achever de remplir la séance. On l’ouvrit au mot jeu, et « monseigneur le chancelier, » se tournant vers la reine, dit d’un air aimable que le mot « ne déplairait pas à Sa Majesté, et que sans doute le mot de mélancolie lui aurait été moins agréable. » On lut : Jeux de princes ; qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. » C’était trop d’à-propos, le lendemain de la mort de Monaldeschi. Tous les yeux regardèrent Christine, qui rougit, perdit contenance et se força à rire, d’un rire contraint. Presque aussitôt, elle fit une révérence à la compagnie et s’en alla, reconduite avec force saluts par « monseigneur le chancelier » et tous les académiciens. Ce furent les adieux de Paris à Christine. Elle se remit en route le lendemain, avec de l’argent donné par Mazarin, et retourna à Rome faire enrager le pape.


VIII

C’en est fait de la brillante Christine. Il lui restait plus de trente ans à vivre, et ce long espace fut une longue chute. Elle gardait la passion d’étonner le monde, et elle avait lassé l’étonnement. Elle s’obstina à le réveiller, et se rendit insupportable. Le monde n’est pas tendre aux vieilles héroïnes. On commençait à traiter la reine de Suède de « pelée, » à murmurer les noms d’aventurière et d’intrigante. On se demandait pour quels services Mazarin lui avait donné 200,000 livres, et l’on se défiait d’une reins qui touchait de pareils courtages. On s’intéressait de moins en moins à cette cigale, pour qui la bise était venue et qui frappait aux portes sans vergogne. Elle était toujours crainte, parce qu’elle était habile et sans scrupule ; elle n’était plus estimée, et c’était justice. A son retour de France, elle commit une action plus criminelle encore, et plus basse, que le meurtre de Monaldeschi. Elle n’eut pas honte, — elle l’ancienne souveraine de la Suède, elle qui n’avait jamais trouvé chez son peuple que dévouement et bonté, elle qui avait déserté son poste pour aller courir les grandes routes, — elle n’eut pas honte d’envoyer Sentinelli à l’empereur d’Allemagne, avec le message que voici : « Que puisque Charles-Gustave, roi de Suède, ne lui payait pas la pension stipulée de 200,000 écus par an, et la laissait manquer de l’argent nécessaire : Elle priait l’empereur de lui vouloir prêter 20,000 hommes sous la conduite du général Montecuculli, moyennant quoi elle espérait de conquérir la Poméranie (suédoise), où elle avait nombre de partisans. Elle s’en réservait les revenus sa vie durant, et, après sa mort, la Poméranie retournerait à l’empire. » Ainsi, elle offrait de faire la guerre à sa patrie, et de la démembrer, pour une question d’argent, parce que la Suède, qu’elle avait contribué à ruiner, ne la payait pas exactement ! C’est d’une créature qui n’avait rien de royal dans l’âme. Elle appartenait à ce qu’elle-même appelait la « canaille de rois. » La négociation n’eut pas de suites pour le moment, sans qu’on en sache bien la cause.

Le pape fit de son mieux pour remettre un peu de dignité dans cette existence dévoyée. Il donna à Christine une pension de 12,000 écus, et y joignit un intendant pour tenir ses comptes et diriger sa maison. Le choix de sa sainteté était tombé sur un jeune cardinal, Dece Azzolini, « bel homme » d’une « physionomie heureuse, » spirituel et instruit, habile, souple et intéressé, qui « passait la plupart du temps en des entretiens amoureux. » Le succès de l’intendant fut foudroyant. Il fut le divin, l’incomparable, l’ange. Christine le comparait à son héros de prédilection, Alexandre le Grand. Azzolini paya sa faveur par de réels services. Il réforma la maison de la reine, arrêta le coulage et le pillage, dégagea les pierreries et la vaisselle, il ne put faire cependant que 12,000 écus fussent assez pour tenir une cour et acheter des raretés. Les tiraillemens continuèrent avec la Suède, et les négociations avec les financiers, et les aigreurs à propos de choses d’argent. Les correspondances de Christine avec ses gens d’affaires laissent une impression de harassement. Toujours des expédiens, des compromis, des habiletés. Jamais le ton de la bonne maison, dont les affaires sont claires et qui n’a besoin de personne.

C’est un grand malheur pour une princesse d’en être aux expédiens. Christine en eut un autre, que plus d’un lui avait prédit quand elle abdiqua : elle regretta la couronne. Quand elle eut bien joui et abusé de sa liberté, rassasié les cours et la populace de la vue de son justaucorps, elle eut envie de changer. Que faire cependant ? Quel nouveau coup de théâtre imaginer ? Elle n’avait pas renoncé à être un grand général, mais il y avait peu d’apparence que les souverains lui confiassent leurs armées. Elle songea à redevenir reine, ou roi : au choix des peuples. Comme il était naturel, la Suède fut sa première pensée.

En 1660, elle apprit la mort de son cousin et successeur, Charles-Gustave. Il laissait un enfant de quatre ans, Charles XI, très débile au dire de Christine, très bien portant d’après les états de Suède. La reine partit pour Stockholm, sons prétexte de veiller à ses pensions, traversa rapidement l’Allemagne, entra à Hambourg le 18 août (1660) et fut suppliée par le gouvernement suédois de ne pas venir en Suède ; quels que fussent ses desseins, elle représentait le vent et la tempête. Pour réponse, elle brusqua son débarquement. La régence lui rendit les plus grands honneurs et se défia. Elle fut impérieuse, imprudente ; elle froissa en affichant son catholicisme. On fut dur, insolent, on démolit sa chapelle, on chassa son aumônier et ses domestiques italiens. Le clergé suédois lui vint faire des reproches, et ses yeux contemplèrent l’orgueilleuse Christine pleurant de rage. Elle envoya aux états une Protestation, où elle réservait ses droits au trône en cas de mort du petit Charles XI. Les états la lui renvoyèrent une heure après et la sommèrent de signer une renonciation formelle, sous peine de perdre sa pension. La colère de. Christine est visible, dit-on, dans sa signature. On la poussa enfin hors de Suède à force de tracasseries.

Une semblable réception l’aurait dégoûtée à jamais de la Suède, si elle n’avait su que la fille du grand Gustave y gardait, malgré tout, un parti. Ainsi s’explique sa seconde tentative de 1667, qui aboutit à un auront encore plus sanglant. Le sénat et la régence arrêtèrent : « De ne pas souffrir ni permettre à Sa Majesté la reine Christine de rentrer en ce royaume ou en quelqu’une de ces provinces, à l’exception de la Poméranie, de Brème et de Verden, encore moins qu’elle vienne à la cour de Sa Majesté. » On envoya au-devant d’elle, sur la route de Stockholm, un courrier qui la joignit à minuit passé. Il lui apportait des conditions si dures et offensantes, à observer sous peine des lois, qu’elle demanda des chevaux à l’instant et sortit de Suède pour n’y plus rentrer. D’après une lettre de Pierre de Groot, ambassadeur de Hollande en Suède, là aussi la mort de Monaldeschi pesait lourdement sur sa gloire.

Elle s’en fut passer au retour par le duché de Brome, où elle visita un camp suédois commandé par Wrangel, qui avait servi sous son père. Christine voulut leur montrer à tous ce qu’elle savait faire. Parée d’un fringant uniforme et montée sur un bon cheval, elle caracola à travers les rangs et commanda la manœuvre. Il va de soi qu’elle la commandait tout de travers. Le vieux Wrangel riait et corrigeait à mesure. Christine continuait sans se troubler, car rien ne lui paraissait plus sérieux que sa vocation de capitaine. Elle était justement en intrigue pour se faire nommer roi de Pologne, et ses agens avaient ordre de faire valoir l’avantage de la posséder à la tête des armées. « Je proteste, écrivait-elle, que la seule espérance de cette satisfaction me fait souhaiter la couronne de Pologne. »

L’aventure de Pologne est la plus bizarre d’une existence tissue de bizarreries. Le chef-d’œuvre de la carrière de Christine est assurément d’avoir persuadé au pape d’appuyer sa candidature au trône laissé vacant par l’abdication de Jean-Casimir. Les pièces relatives à la négociation ont été publiées ; jamais les auteurs de féeries n’ont inventé une diplomatie d’une fantaisie aussi superbe. Le pape ayant recommandé Christine à la diète polonaise par un bref où il vantait « sa piété, sa prudence et son intrépidité tout à fait mâle et héroïque, » Christine écrivit au nonce : « Quant au point de la piété dont le pape fait mention dans son bref, il vous plaira que je vous dise que je ne pense pas à l’alléguer pour moi auprès de ces gens-là, car j’estime ne pas mériter cet éloge, surtout auprès d’eux. » La diète polonaise, effarée d’un prétendant aussi inattendu, se hâta de présenter pêle-mêle les objections qui lui vinrent à l’esprit ; Christine eut réponse à tout. On lui opposait son sexe ? Elle serait roi, et non pas reine, et commanderait l’armée ; on ne pouvait pas exiger davantage. La mort de Monaldeschi ? « Je ne suis pas d’humeur, répliqua-t-elle, à me justifier de la mort d’un Italien à messieurs les Polonais. » D’ailleurs, elle lui avait fait « donner tous les sacremens dont il était capable, avant que de le faire mourir. » On craignait ses vivacités ? « Pour les coups de bâton à un valet, quand je les aurais fait donner, je ne pense pas que ce fût un grand chef d’exclusion. Mais si cela suffit pour exclure les gens, je ne pense pas que les Polonais trouvent jamais de rois. » La diète ne fut pas persuadée, et la candidature de Christine resta sur le carreau.

L’entreprise de Pologne était un pas de clerc à ajouter à tant d’autres. Christine ne les craignait pas, convaincue que le monde est à ceux qui osent et qui hasardent. « La vie est un trafic, disait-elle ; on ne saurait y faire de grands gains sans s’exposer à de grandes pertes. » Elle passa le trône de Pologne aux profits et pertes et n’y songea plus. Elle avait bien compté procéder de même pour l’affaire de Fontainebleau, mais elle se heurtait ici à un obstacle inattendu : la conscience publique. L’obstacle l’irritait sans la troubler. Elle s’étonnait de le retrouver partout. Après la France, la Suède. Après la Suède, la Pologne. Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à lui reprocher la mort de Monaldeschi ? C’était pourtant bien simple. « Il faut, écrivait-elle, punir dans la forme de justice quand on peut ; mais quand on ne peut pas, il faut toujours punir comme on peut. » Elle plaignait son siècle d’avoir des sentimens assez bas pour s’inquiéter de la mort d’un domestique, tué sur l’ordre d’une reine. De temps en temps, elle éclatait pour faire taire le murmure importun : « Écrivez à Heinsius de ma part… que toutes les fariboles qu’il écrit au sujet de Monaldeschi me paraissent aussi ridicules et téméraires en lui qu’elles le sont en effet ; et que je permets à toute la Westphalie de croire Monaldeschi innocent, si l’on veut : que tout ce qu’on en dira m’est fort indifférent. » Cette lettre est du 2 août 1682, vingt-cinq ans après le crime. Et le murmure ne se taisait pas. Il ne se tut jamais.

On a dit que l’ombre de Monaldeschi s’était assise au lit de mort de Christine, comme l’ombre de Banco au banquet de Macbeth. C’est pure invention d’esprit romanesque. Elle ne pensa même pas à cette vétille.

Le second voyage en Suède clôt les aventures de Christine à travers l’Europe. Non point qu’elle n’eût encore des démangeaisons d’aventures. En 1675, elle revint à la charge auprès de la cour de Vienne, afin d’obtenir des troupes pour arracher la Poméranie à la Suède et la donner à l’empire. Ses honteuses instances se prolongèrent plus d’une année. Repoussée par l’empereur, elle se tourna du côté de la France, à qui elle suggéra de profiter des embarras de la Suède pour l’obliger à abolir les lois contre la religion catholique. Suivait le prix auquel sa majesté suédoise estimait ses renseignemens et ses petits services. (Lettres et dépêches de 1676 et 1677.) N’ayant point réussi non plus avec la France, elle tâtait de nouveau la Suède, sur le bruit que Charles XI s’était tué en tombant de cheval (1682), lorsqu’on apprit que Charles XI n’était pas mort. Plus tard encore, à soixante ans passés, Christine voulut quitter Rome, parce qu’on y méconnaissait ses prérogatives royales. Elle s’était querellée à ce propos avec Innocent XI, pape fort économe, qui ne dépensait, d’après la légende, qu’un demi-écu par jour pour la table et le reste. Une pension de 12,000 écus à une reine aussi incommode lui parut un abus : il supprima la pension. Christine resta pourtant, faute de savoir où aller.

Le temps des cavalcades était passé. La voilà fixée, cette reine vagabonde, la voilà vieille, « fort grasse et fort grosse, » le « menton double, » les cheveux coupés courts et « hérissés. » Elle porte toujours son justaucorps, sa jupe courte et ses gros souliers. « Une ceinture par-dessus le justaucorps, laquelle bride le bas du ventre et en fait amplement voir la rondeur[29]. » Il ne peut plus être question de culottes chamarrées. Ainsi tournée et accoutrée, elle a l’air encore plus petite et encore moins femme qu’autrefois. On s’explique l’embarras des Italiens, qui discutaient sur son sexe, ne pouvant se résoudre à en faire ni un homme ni une femme. Adieu l’amazone ! La savante a reparu ; il n’y a plus place que pour elle. Au moment de sa brouille avec le saint-siège, Christine avait encore eu une velléité guerrière, et parlé de descendre dans la rue à la tête de ses gardes. Le pape lui épargna ce dernier ridicule en feignant d’ignorer ses bravades.

Il y aurait à dire sur la savante. Elle était de ces philosophes qui croient aux almanachs, et s’occupait trop d’alchimie et d’astrologie pour un esprit qui voulait être viril. Elle ne concevait l’astronomie qu’assujettie à une censure religieuse, et voulait qu’on changeât les passages que Rome déclarait hérétiques. D’autre part, son impulsion fut peu favorable aux nombreuses académies qu’elle fonda ou patronna. Était-il bien utile de réunir des prélats, des moines et des érudits, pour proposer à leurs réflexions des sujets tels que ceux-ci : « — On n’aime qu’une fois en sa vie. — L’amour exige de l’amour. — Il rend éloquens les gens non éloquens. — Il inspire la chasteté et la tempérance. — On peut aimer sans jalousie, mais jamais sans crainte. »

En 1688, elle enfla et eut un érésypèle. C’était un avertissement. Elle l’entendit et se hâta de mettre le temps à profit pour préparer sa dernière représentation. Le costume la préoccupait. Elle voulait qu’il fût neuf de forme, riche et singulier, afin d’étonner une dernière fois les spectateurs. Elle inventa une sorte d’habit qui tenait de la jupe et du manteau, et le fit faire « de brocart à fond blanc broché à fleurs et autres ouvrages d’or, garni d’agrémens et de boutons à cannetilles d’or, avec une frange de même au bas. » Elle l’essaya devant sa cour, la veille de Noël, marchant dans la chambre pour juger de l’effet. Le costume allait bien : Dieu pouvait lever la toile et la faire mourir.

Le divin régisseur lui donna trois mois de répit pour songer que la comédie avait peut-être une suite dans l’autre monde ; puis il frappa les trois coups. On était au mois d’avril 1689. Christine s’affaiblissait rapidement. Quand elle fut hors d’état de discuter, le cardinal Azzolini, son intendant, lui présenta un testament à signer, l’assurant « qu’il était très avantageux pour la maison de Sa Majesté. » Christine signa sans lire. Le testament instituait Azzolini légataire universel. Les meubles et les collections valaient des millions. Elle expira peu après, le 19 avril 1689. Si les morts voient, elle dut être contente ; l’apothéose du cinquième acte fut éblouissante.

On lui mit le bel habit de brocart à cannetilles d’or, une couronne royale sur la tête, un sceptre dans sa main de cadavre, et on la mena dans son carrosse de gala jusqu’à l’église Sainte-Dorothée, sa paroisse, où on l’étendit sur un lit de parade. Trois cents flambeaux de cire blanche inondaient la nef de lumière. L’église était toute tendue de deuil, ornée d’écussons et de bas-reliefs en faux marbre blanc, « qui faisaient allusion à la vanité de la vie et à la certitude de la mort. » Sur le soir, on chargea le lit de parade sur les épaules et l’on se mit en route pour Saint-Pierre. Les savans et les artistes ouvraient la marche. Venaient ensuite 16 confréries, 17 ordres religieux, 500 autres frères portant des cierges, les clergés de Sainte-Dorothée et de Saint-Pierre, la maison de Christine en habits de deuil, Christine elle-même sur son lit de parade, encore plus belle que dans l’église : on lui avait ajouté un manteau royal, violet et bordé d’hermine. Derrière le lit, une pompe éclatante : grands seigneurs et cardinaux, officiers et archevêques, écuyers et valets, carrosses dorés et chevaux caparaçonnés, un chatoiement d’étoffes et de broderies, un ondoiement de plumes, un fouillis de livrées galonnées, d’uniformes brodés et d’ornemens d’église. C’était aussi beau que le cortège de l’entrée de Christine à Borne. Le peuple s’étouffait de même pour la voir, et le costume de brocart faisait décidément très bien : il cachait la taille énorme et l’épaule trop haute. C’était un enterrement tout à fait réussi : Plaudite cives !

Ce fut son cri jusque dans la mort, et elle n’en avait pas eu d’autre dans la vie. Dans l’Autobiographie, elle réclame les applaudissemens pour Christine au maillot, qui ne pleurait pas aux visages nouveaux et ne s’endormait pas aux harangues : Plaudite cives. Applaudissez l’écolière de génie, la cavalière incomparable, la savante unique au monde, le monarque sans rival, à la fois mâle et femelle, grand politique, grand diplomate, grand général et grande amoureuse. Applaudissez le joyeux étudiant, bonnet sur l’oreille, l’aventurière hardie et adroite, la reine tragique qui tue comme au beau temps des royautés, la huitième merveille du monde, le grand prodige de son siècle : Plaudite cives !

La pièce marcha très bien jusqu’à Saint-Pierre. Là, on mit la morte dans une bière, qu’on descendit dans un caveau, et Christine attendit ce que dirait la postérité.

Les suffrages se partagèrent très inégalement. Quelques-uns la défendirent, éblouis par tant de qualités éclatantes. La plupart la condamnèrent, indignés de sa férocité, de ses mœurs indécentes et de ses lâches trahisons pour de l’argent. Aujourd’hui, en remuant la poussière des vieux documens où est enfouie l’existence de la reine Christine, on ne voit plus ses yeux brillans, la joie de son sourire et son geste gamin. On n’entend plus ses ripostes spirituelles et effrontées. On ne subit plus l’attrait de sa grâce équivoque de cavalier femme. Et l’on a devant les yeux la Relation du père Le Bel, la correspondance avec Montecuculli et l’empereur, les propositions de 1676-1677 à la France, les âpres discussions d’intérêt avec la Suède. Ni les talens de Christine, ni son intelligence supérieure, ni sa science, ni son courage, ne peuvent alors la sauver d’un jugement terrible : elle est en dehors de l’humanité consciente et responsable. Ce corps dévié renfermait une âme contrefaite, ne discernant pas le bien et le mal. La brillante Christine, qui eut presque du génie, était un monstre moral.


ARVEDE BARINE.

  1. Vie de la reine Christine, faite par elle-même. Tome III des Mémoires concernant Christine, etc., publiés par Archenholtz, bibliothécaire du landgrave de Hesse-Cassel. (Amsterdam et Leipzig, 1 vol., 1751-1760.) La vaste compilation d’Archenholtz contient la plupart des documens en tout genre dont se sont servis successivement les historiens qui ont parlé de Christine. Grauert a cependant complété Archenholtz sur quelques points dans Christina, Königin von Schweden und ihr Hof, 2 vol. Bonn, 1837.
  2. Autobiographie de Christine.
  3. Grauert.
  4. L’université d’Upsal a été fondée en 1476. A l’époque dont nous parlons, elle était déchue au point de n’être plus guère qu’une école ordinaire. Gustave-Adolphe la réorganisa.
  5. Huet.
  6. Ch. Ponsonailhe, Sébastien Bourdon.
  7. Un savant islandais qui écrivait au XVIIe siècle, Jonas Arngrim, fait une description toute semblable des maisons de son pays. (Répub. Island., cap. VI.)
  8. Maximes de la reine Christine.
  9. Entre autres Archenholtz et Grauert, qui conviennent ingénument qu’ils ont été influencés par le désir de prendre le contre-pied des écrivains français. Archenholtz avoue dans une note de son tome IV qu’un historien suédois de son temps, Gioerwell, lui a déclaré qu’il était seul à « prétendre que Christine n’avait pas franchi les bornes de la chasteté. »
  10. Je n’ai pu découvrir en quelle année Poissonnet entra au service de Christine.
  11. Pour l’instruction des bibliophiles, voici les titres de ces deux manuscrits, achetés pour le compte de Christine par Isaac Vossius. C’était l’Histoire ecclésiastique de Philostorge, et les Babyloniques de Jamblique. Les deux manuscrits appartinrent après la mort de Christine à la bibliothèque du Vatican. Le second passait pour être l’œuvre d’un faussaire. On ne dit pas si le premier contenait le texte de Philostorge, ou l’extrait qu’en a donné Photius.
  12. La minute de cette lettre existait au siècle dernier dans les archives de Suède.
  13. Lettre du 26 avril 1653.
  14. Mémoires. Huet a vécu quatre-vingt-onze ans.
  15. Lettre de l’historien Henri de Valois à Heinsius (1653).
  16. Maximes de Christine.
  17. De la fin de 1652.
  18. Lettre du 28 février 1654 à Chanut, ancien ambassadeur de France à Stockholm.
  19. Savant hollandais.
  20. Lettre de Whitelocke, ambassadeur de Cromwell à la cour de Suède.
  21. Collection of the Slate Papers of John Thurloe esq., Secretary of Council of the State, etc., 7 vol. Londres, 1742.
  22. Surtout dans les Maximes.
  23. Archeoholtz, I, 499.
  24. Collection des mémoires concernant la reine Christine.
  25. Motteville.
  26. Relation du père Le Bel.
  27. La lettre a été retrouvée aux archives du ministère des affaires étrangères, par M. A. Geffroy, qui l’a publiée dans le Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France en Suède. Paris, 1885.
  28. Voir les Mémoires de Conrart.
  29. Misson, Nouveau voyage d’Italie, t. II.