Choses vues/Récits de témoins oculaires/Conté par le roi Jérôme

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 15-17).
Récits de témoins oculaires


VII

CONTÉ PAR LE ROI JÉRÔME.


I


Le divorce tint à peu de chose. L’empereur, comme le disait Jérôme, avait des habitudes avec l’impératrice. Il lui en coûtait de renoncer à Joséphine, au cœur un peu, au lit surtout. Il est probable, c’est l’opinion de Jérôme, que si Eugène de Beauharnais n’eût pas fait de la générosité hors de propos, le divorce n’eût pas eu lieu. L’empereur ne demandait qu’à ne pas être poussé.

Napoléon s’ouvrit du divorce à Eugène. Il s’attendait à une vive résistance, il trouva un visage tout de suite obéissant et résigné. Pour Eugène le père s’effaçait, c’était le maître. Il n’aimait pas, il flatta. Il ne se sentait pas vraiment fils. Il dit à l’empereur : — Je ferai ce que vous voudrez, et il sacrifia sa mère.

Le conseil s’assembla sur la question. L’archichancelier parla le premier et la posa. L’empereur était présent. Après l’archichancelier, Napoléon donna la parole à Eugène. En ce moment-là, tout était encore possible. Si Eugène eût protesté, l’empereur eût hésité, si Eugène eût pleuré, l’empereur eût cédé. L’empereur ne résistait pas aux larmes. Mais Eugène fut stoïque, c’est-à-dire fut courtisan. Il déclara que sa mère et lui n’avaient rien à objecter au bien de l’empire et à la volonté de l’empereur.

Jérôme parla après Eugène. Il parla avec réserve, et sur l’ordre formel de l’empereur. Il était pour Joséphine, il lui croyait une étoile, il la défendit. Pour lui la fortune du corse était mêlée à la fortune de la créole. Mais ce fut inutile. Le coup était porté. Porté par Eugène à Joséphine.

L’empereur maintint sa résolution, convenue avant le conseil, mais qu’Eugène, et Eugène seul, pouvait faire chanceler.

Après ce conseil, Joséphine rentra dans sa chambre qui était voisine de la chambre du conseil ; elle s’assit à côté du lit qu’elle ne devait plus partager avec Napoléon, et comme elle sentit que tout était fini, elle pleura.


20 novembre 1848.


II


C’était vers l’époque du divorce. M. Mole, sur le point d’être nommé grand-juge, faisait très fort sa cour à l’empereur.

Un soir l’empereur était dans le salon de famille. Il y avait l’empereur, l’impératrice, l’archichancelier, et Jérôme. M. Mole était dans un coin.

Entrèrent Talleyrand et Fouché. Ils avaient fait quelque méfait. L’empereur, souriant et gai le moment d’auparavant, jugea utile de se mettre en colère. — Ah ! Monsieur l’évêque ! Ah ! Monsieur le moine ! — Il les traite comme deux drôles.

Le prince de Bénévent et le duc d’Otrante écoutèrent en silence et subirent la bourrasque, impassibles, immobiles, Talleyrand avec son masque de plâtre, Fouché avec sa face de pain d’épice, comme si le tonnerre eût grondé sur d’autres. Je me trompe, la harangue impériale n’était pas un coup de tonnerre, c’était un coup de pied au cul. La chose finie, ils saluèrent profondément Sa Majesté et se retirèrent. Les gens de service les virent passer dans l’antichambre l’air satisfait.

Mais Jérôme n’était pas content. Comme il était tout jeune homme, petit prince devant le grand empereur, nain devant le géant et un enfant devant un héros, quand il n’était pas de l’avis de Napoléon et que quelque chose le froissait, il se taisait et faisait la mine.

L’empereur s’approcha.

— Eh bien, qu’avez-vous donc, Monsieur le roi de Westphalie ?

— Sire…

— Parlez.

— Sire…

— Mais parlez donc. Monsieur le petit roi !

— Eh bien. Sire, si j’avais à me plaindre de Talleyrand et de Fouché, et si j’étais l’empereur, je les ferais fusiller ou pendre, mais je ne les mortifierais pas.

L’empereur se mit à rire.

— Il ne faut pas dire fusiller ou pendre, Monsieur. Il faut dire fusiller et pendre. Fusiller Talleyrand, pendre Fouché, ce sera mesuré, ce sera bien.

Puis il prit un air sérieux.

— Et que dit Monsieur l’archichancelier ?

— Sire, je dis que le roi de Westphalie n’a pas tout à fait tort.

L’empereur devint soucieux.

En effet, il devait crouler pour d’autres causes ; mais la dent des rats n’a pas nui à l’écroulement.


III


À Dresde, l’empereur eut une vraie cour de rois. N’y vint pas qui voulut. Napoléon choisit. Les princes de l’Europe briguèrent Dresde comme sous Louis XIV les grands seigneurs de France briguaient Marly.

Tous les soirs l’empereur tenait cercle. Les souverains, grands et petits, y assistaient, inclinés devant le maître, tous égaux dans la déférence, et l’on ne distinguait parmi eux plus de grandeur qu’à plus d’humilité. Les gros en effet avaient plus à perdre que les autres ; de là plus de crainte, et la crainte se traduisait en respect.

Les choses en étaient à ce point que l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse n’osaient pas s’asseoir devant Napoléon. Ils se tenaient en sa présence chapeau bas, attendant pour parler que l’empereur parlât, et souriant le plus et le mieux qu’ils pouvaient. L’empereur d’Autriche en habit blanc, en culotte blanche, en bas de soie blancs, semblait un beau-père d’opéra-comique. Le roi de Prusse, grand, busqué, sanglé d’une ceinture d’ordonnance, les yeux toujours baissés, avait l’air d’un caporal devant son colonel.

Cela fut si fort un soir et si remarqué, les deux princes étant debout à côté de Napoléon étendu sur un canapé, que l’impératrice d’Autriche, rouge de dépit, ne put s’empêcher de faire signe à son mari de s’asseoir. Ses froncements d’yeux et ses haussements d’épaules ne purent rien sur le pauvre bonhomme d’empereur qui resta debout.

Être debout, c’était une manière d’être à plat ventre.


21 novembre 1848.