Choses vues/Extraits des Carnets/Rentrée à l’Académie

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 217-223).


1874.


1er janvier. — Vers deux heures du matin, je me suis réveillé, et j’ai été dans l’ombre écrire sur ma table ce vers qui m’est venu :

Et maintenant à quoi suis-je bon ? À mourir.

C’est ainsi que j’entre dans l’année 1874.


14 janvier. — Garibaldi m’écrit. Il m’envoie dans sa lettre des feuilles de roses cueillies sur le tombeau de ses filles à Caprera.


23 janvier. — En réponse aux deux lettres qu’ils m’ont écrites, j’ai écrit à Louis Blanc et à Dumas fils que j’irai jeudi 29 à l’Académie, et que je voterai pour Dumas et Charles Blanc.


29 janvier. — Je vais ce matin à l’Académie. Je n’y ai pas mis le pied depuis le 1er décembre 1851, veille du coup d’état.

Deux heures. Je suis de retour de l’Académie. À midi un quart j’entrais à l’Institut. Une double haie de passants s’était faite dans la seconde cour, et attendait. On m’a salué à mon passage. L’Académie a maintenant dans le bâtiment de gauche sa salle des séances, qui était il y a vingt-cinq ans dans le bâtiment de droite. C’est au premier. Il y a des tas de bustes le long des murs et très pêle-mêle dans les antichambres. Je suis arrivé à la porte, elle était fermée et gardée. Un des gardiens m’a dit : — On ne passe pas. Un autre a dit : — C’est M. Victor Hugo. — Je suis entré. La séance commençait. Je me suis assis à la première place venue, la dernière chaise au bout de la table à droite. J’ai signé sur la feuille de présence. J’étais le dernier arrivé. On a, selon l’usage, fait déclarer à chaque membre, nominalement, qu’il n’avait pas engagé sa voix. Le directeur actuel, M. Duvergier de Hauranne, a ainsi commencé un appel nominal (par la droite) : M. le comte d’Haussonville… M. le comte de Rémusat… M. Thiers… M. Jules Favre… M. le duc d’Aumale… (chacun répondait : Non). Le président m’a aperçu et ne m’a pas reconnu, m’a enjambé, et a dit à mon voisin de droite : M. Saint-René Taillandier… puis M. de Loménie… Alors on a crié : — Mais vous oubliez M. Victor Hugo ! — Le président a dit : — Pardon, je ne le voyais pas.

Telle est ma rentrée à l’Académie.

Il y a eu huit ou dix scrutins. En somme on a réussi à remplacer MM. Lebrun, Vitet et Saint-Marc-Girardin.

Voici l’ordre des nominations :

Mézières 18 voix.
A. Dumas fils 22
Caro 18

Ainsi voilà l’Académie encarognée.

Cela a duré en tout une heure. À une heure un quart, je sortais.

Sont venus me dire bonjour : MM. Legouvé, Camille Doucet, Jules Favre, Rémusat et d’Haussonville. Dans la cour j’ai retrouvé la même haie de spectateurs et les mêmes saluts.

Le maximum des voix de M. Charles Blanc (soutenu par M. Thiers) a été 12. Le maximum des voix de M. Taine (soutenu par M. Guizot) a été 10.

J’avais devant moi le dos du duc d’Aumale. Il ne s’est pas retourné.

En rentrant, je suis allé voir les petits. Ils étaient dans mon cabinet dont ils ont fait leur chambre aux joujoux cassés. Jeanne tâchait de raccommoder un fourneau boiteux avec une patte de mouton à roulettes.

À dix heures je suis sorti. Louis Blanc est venu. Dumas fils est venu. Il m’a laissé sa carte[1].


26 février. — La veuve d’Albert Glatigny est morte. Deux âmes charmantes parties.


3 mars. — Taylor est venu me voir. Il a 85 ans. Nous ne nous étions pas parlé depuis quelque chose comme vingt-cinq ou trente ans[2]

5 mars. — On devait recevoir aujourd’hui à l’Académie M. Émile Ollivier. M. Émile Ollivier ayant tenu à faire dans son discours l’apologie de Louis Bonaparte, la réception a été ajournée.


30 mars. — Midi et demi. Rochefort est évadé. Avec Jourde et Paschal Grousset. Il est à Sydney. Il a envoyé une dépêche directe à Mme Edmond Adam. Bochet est venu m’annoncer cette bonne nouvelle.


31 mars. — Après le dîner, Gustave Flaubert est venu en compagnie de Mme Pasca, qui a du talent et qui est belle, et qui désirait m’être amenée.

Puis Mme Edmond Adam et Lockroy. Il s’agit de Rochefort. Il demande qu’on lui envoie 25 000 francs[3]. Je propose une souscription publique avec le plus de représentants possible, s’inscrivant chacun pour 500 francs. Moi, je donnerais mille francs. Ces souscriptions pour les condamnés et les évadés sont interdites par la loi ; mais la loi est mauvaise, et je ferais à la souscription publique un préambule que je signerais, et où je dirais : — Une loi qui proscrit la fraternité et qui punit la pitié est une loi mauvaise. Nous la flétrissons, nous la méprisons et nous la violons. — Et nous attendrions le procès.

Une violation publique de la loi vaut mieux qu’une violation secrète. Honneur dans l’une, honte dans l’autre. Si la souscription reste occulte, je donnerai les mille francs tout de même, mais je regretterai la grande occasion perdue.


2 avril. — J’envoie à Mme Edmond Adam, en un bon sur la librairie Hachette payable le 15 avril, les mille francs que j’ai mis à sa disposition[4].


28 avril. — Je veux faire rapporter à Paris mon doux petit Georges, celui de 1867[5], il est exilé à Bruxelles. Je veux le réunir à son père, à mon Charles. Berru m’écrit à ce sujet.

29 avril. — C’est aujourd’hui que nous quittons le 55 de la rue Pigalle pour le 21 de la rue de Clichy.


8 mai. — J’ai recouché aujourd’hui, pour la première fois, dans le vieux grand lit de chêne où Victor avait couché avant moi. Il y avait donné l’hospitalité à Rochefort, quand Rochefort proscrit est venu habiter la chambre de Victor en 1868, Je n’avais pas couché dans ce lit depuis la nuit du 11 mai, à Bruxelles, où j’y fus réveillé à coups de pierre.


13 mai. — À neuf heures, nous sommes allés au Père-Lachaise. Robelin y était, présidant aux travaux. Il y avait dans un caveau provisoire six cercueils, celui de mon père, celui de ma mère, celui de mon frère Eugène (Abel n’y est pas)[6], celui de Charles, celui de Victor et celui du petit Georges qui venait d’arriver de Bruxelles. Huit fossoyeurs attendaient. On a placé les six cercueils dans trois chariots verts à quatre roues traînés à bras. Il tombait une pluie fine. Nous avons suivi quelque temps les rues de tombeaux du cimetière, et nous sommes arrivés au caveau que j’ai fait refaire. Il a été très creusé et très approfondi. La tombe était ouverte. On a descendu dans le caveau d’abord mon père, puis ma mère, puis Eugène, puis à côté de mon père, l’arrière-petit-fils près du bisaïeul, Georges, dont le cercueil est facile à distinguer par cinq gros clous ronds à la tête et trois aux pieds. Chacun des six cercueils porte sur une plaque de métal le nom de celui qui est dedans. On fera comme cela un jour pour moi.

J’ai remarqué la place où je serai probablement. Elle est au même étage que Victor, dans le compartiment d’à côté.

Ce tombeau où mon père est entré le premier fait face au tombeau de Camille Jordan. Sur la pyramide de marbre, qui porte sur sa façade le nom de mon père, sont inscrits à droite ces noms : Sophie, comtesse Hugo, née en 1780, morte le 27 juin 1821. — Eugène, vicomte Hugo, né en 1800, mort en 1836. À gauche, ceux-ci : Charles Hugo, né le 4 novembre 1826, mort le 13 mars 1871. — Georges Hugo, né le 30 mars 1867, mort le 16 avril 1868. — François-Victor Hugo, né le 28 octobre 1828, mort le 26 décembre 1873.

Cette pyramide était descellée et debout à côté du tombeau. Ce qui en est le piédestal offrait une sorte de table. J’ai demandé un crayon que m’a offert un des assistants et du papier qu’un autre m’a donné ; et sur cette table, je me suis mis à écrire pendant qu’on scellait le compartiment où est Victor. Il pleuvait toujours. J’étais tête nue. Je me suis aperçu qu’il y avait un parapluie au-dessus de moi. C’était un des assistants qui tendait son parapluie ouvert sur ma tête. J’ai écrit ceci pour être gravé au-dessous du nom de mon père :


GUERRE DE LA VENDÉE. — CAMPAGNE DU RHIN.
GUERRE D’ITALIE. — GUERRE D’ESPAGNE.
CAMPAGNE DE FRANCE.
SIÈGE DE THIONVILLE.




I792-1815.




Par lui Thionville resta française.


On a fermé la tombe. Nous sommes sortis du Père-Lachaise. Il était onze heures et demie.

Mon pauvre petit Georges est mort dans son treizième mois et a été apporté à la tombe de Paris le 13 mai. Son père, arrivé à Bordeaux le 13 février, est mort le 13 mars.


6 juin. — Après le dîner est venu M…[7], inspecteur des tombeaux. Il m’a dit : — Monsieur, je suis envoyé à vous par M. le préfet de la Seine. — Je lui ai demandé : Comment s’appelle-t-il en ce moment ? — Il m’a répondu : — M. Ferdinand Duval. Et il a continué en tirant de sa poche un papier sur lequel était transcrite l’épitaphe que j’ai faite pour le tombeau de mon père. — Il m’a dit : — M. le préfet a la censure des épitaphes. — Et, en me montrant la dernière ligne ainsi conçue :


Par lui Thionville resta française.


Il a ajouté :

— Monsieur le préfet a l’honneur de vous prévenir qu’il croit devoir effacer cette ligne.

— Pourquoi ? ai-je demandé.

— Parce qu’elle pourrait en ce moment blesser l’Allemagne.

Je lui ai dit : — Monsieur, voici ma réponse : J’envoie à M. le préfet une paire de soufflets.

En rentrant dans le salon j’ai dit le fait à Schœlcher.

10 juin. — M. Alfred Feydeau, architecte de la ville, inspecteur des cimetières, est venu ce soir et m’a laissé sa carte avec un mot m’annonçant que le préfet de la Seine n’insiste pas et que l’épitaphe de mon père sera respectée. À la bonne heure[8] !


12 juin. — Après le déjeuner, nous sommes allés au Jardin des Plantes où Petite Jeanne a vu les bêtes. Elle m’a dit : Si l’éléphant crache sur moi ou me tape avec son nez, tu le gronderas.

Pendant ce temps-là, le gouvernement suspendait pour quinze jours le Rappel et deux autres journaux.


15 juin. — Je reçois ce matin sous enveloppe (lettre chargée) le premier article de Rochefort depuis son évasion, publié à New-York et reproduite Bruxelles sur la couverture rouge de la Lanterne. (Envoi de Berru.)


29 juin. — Le soir est venu Naquet[9] ; nous avons causé de la proclamation de Mac-Mahon à l’armée à propos de la parade d’hier. Cette proclamation contient une vague menace de coup d’état militaire.


30 juillet. — Après le dîner, beaucoup de monde. Beaucoup de représentants, fort émus de ce qui se passe, entre autres M. Bardoux que je n’avais pas vu depuis Bordeaux. C’est un homme d’esprit et de cœur, qui fait des vers. Il est du centre gauche. Il est de la commission du budget, et il m’a raconté « en confidence » les « confidences » faites ce matin à la commission du budget, par Cissey, ministre de la guerre. Il paraîtrait que la Prusse prépare la guerre. De notre côté, nous avons 3 500 000 fusils Chassepot et 300 batteries attelées. J’ai dit à M. Bardoux : — Cela ne suffit pas. Il faut le double de cela. Il faut pouvoir mettre sur pied deux millions d’hommes. Pour chaque homme, il faut trois fusils. Donc il faut six millions de fusils.

Réfléchir aussi au fusil Chassepot. Il y a un fusil meilleur que le fusil Chassepot, c’est le fusil Gras.


20 août. — Reçu la Lanterne de Rochefort. C’est toujours le grand pamphlétaire.

28 septembre. — Comme nous descendions de voiture arrivait à notre porte Gambetta accompagné de M. Spuller[10]. Gambetta venait me dire le bon résultat de l’élection d’Angers[11] et causer avec moi de la situation. Nous sommes d’accord sur l’avenir certain de la République.


5 octobre. — J’ai acheté les trois numéros de l’Eclipse où il y a les trois dessins de Gill :

L’Homme qui rit (Thiers) ;

L’Homme qui parle (Gambetta) ;

L’Homme qui pense (V. H.).


  1. Carte collée en regard de la page du carnet :

    Mon cher Maître, j’ai voulu que ma première visite d’académicien fût pour vous. À tout seigneur tout honneur. Je vous embrasse.

    5 heures. 29 janvier 74.
    A. Dumas.


    (Note de l’éditeur.)

  2. Taylor, commissaire royal près le Théâtre-Français et fondateur de la Société des artistes dramatiques. (Note de l’éditeur.)
  3. Somme convenue avec le capitaine qui avait mis son bateau à la disposition de Rochefort et de ses amis, pour leur évasion. (Note de l’éditeur.)
  4. En regard de la page, brouillon de la lettre à Mme Edmond Adam :
    Madame, je vous envoie dans ce pli les mille francs que j’ai mis à votre disposition pour la souscription relative à notre ami Rochefort. Comme je vous l’ai dit, et comme j’eusse voulu le dire à mon cher et vaillant Edmond Adam, j’aurais cru l’occasion bonne pour une grande protestation publique contre l’état de siège, les tribunaux d’exceptions et l’iniquité qui a frappé Rochefort. On me fait remarquer que les vacances et la dispersion de la gauche rendent cela difficile et peut-être impossible. Je le regretterais. Nos amis en décideront.
    Je serre les mains cordiales d’Edmond Adam et je mets à vos pieds, Madame, tous mes hommages et tous mes respects.
    2 avril 1874.
    Premier-né de Charles Hugo.(Note de l’éditeur.)
  5. (Note de l’éditeur.)
  6. Abel Hugo est enterré au cimetière Montparnasse, dans le caveau de famille de sa femme. (Note de l’éditeur.)
  7. Le nom est resté en blanc sur le carnet. (Note de l’éditeur.)
  8. Carte jointe au carnet :
    {{c|alfred feydeau
    Architecte
    Inspecteur général à la Préfecture de la Seine
    a l’honneur de faire savoir à Monsieur Victor Hugo que M. le Préfet a décidé le maintien de l’épitaphe dont il l’a entretenu il y a quelques jours. — L’entrepreneur pourra donc la faire graver sur le monument. (Note de l’éditeur.)
  9. Alfred Naquet, promoteur de la loi sur le divorce. (Note de l’éditeur.)
  10. Journaliste, rédacteur en chef de la République française en novembre 1871, devint député en 1876, ministre de l’Instruction publique en 1887 et ministre des Affaires étrangères en 1889.(Note de l’éditeur.)
  11. Victoire remportée aux élections de Maine-et-Loire par le candidat républicain, M. Maillé, contre le candidat soutenu par le gouvernement de Mac-Mahon. (Note de l’éditeur.)