Choses vues/1849/Notes sur la situation

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 5-24).


NOTES SUR LA SITUATION.


I

Janvier 1849.

Le premier mois de la présidence de Louis Bonaparte s’écoule. Voici quelle est la figure de ce moment :

Il y a maintenant des bonapartistes de la veille. Mme la duchesse d’Orléans habite, à Ems, avec ses deux enfants, une petite maison où elle vit pauvrement et royalement. MM. Jules Favre, Billault et Carteret font une cour — politique — à Mme la princesse Mathilde Demidoff. Toutes les idées de février sont remises en question les unes après les autres ; 1849 désappointé tourne le dos à 1848. Les généreux veulent l’amnistie, les sages veulent le désarmement. L’Assemblée constituante est furieuse d’agoniser. M. Guizot publie son livre de la Démocratie en France ; Louis-Philippe est à Londres, PieIX  est à Gaëte, M. Barrot est au pouvoir ; la bourgeoisie a perdu Paris, le catholicisme a perdu Rome. Le ciel est pluvieux et triste avec un rayon de soleil de temps en temps. Mlle Ozy se montre toute nue dans le rôle d’Ève à la Porte-Saint-Martin ; Frédérick Lemaître y joue l’Auberge des Adrets. Le cinq est à soixante-quatorze, les pommes de terre coûtent huit sous le boisseau, on a un brochet pour vingt sous à la Halle. M. Ledru-Rollin pousse à la guerre, M. Proudhon pousse à la banqueroute. Le général Cavaignac assiste en gilet gris aux séances de l’Assemblée et passe son temps à regarder les femmes des tribunes avec de grosses jumelles d’ivoire. M. de Lamartine reçoit vingt-cinq mille francs pour son Toussaint-Louverture. Louis Bonaparte donne de grands dîners à M. Thiers qui l’a fait prendre et à M. Molé qui l’a fait condamner. Vienne, Milan, Berlin se calment. Les révolutions pâlissent et semblent partout s’éteindre à la surface, mais un souffle profond remue toujours les peuples. Le roi de Prusse s’apprête à ressaisir son sceptre et l’empereur de Russie à tirer son épée. Il y a eu un tremblement de terre au Havre ; le choléra est à Fécamp ; Arnal quitte le Gymnase, et l’Académie nomme M. le duc de Noailles à la place de Chateaubriand.


II


13 janvier.

Comme j’entrais à l’Assemblée, le garde national en sentinelle m’a pris le bras. Je me suis retourné, c’était Jules Sandeau. — Salut à l’ennemi des factions ! m’a-t-il dit. J’ai répondu : — À l’ami des factionnaires.

Nous avons causé un moment pendant que Thiers faisait son entrée par la grande porte, en paletot gris et salué par les tyroliens qui ont remplacé les sergents de ville. Je remarque que M. Thiers a hérité de ce respect des tyroliens qui se prodiguait il y a deux mois à Louis Bonaparte. Est-ce un signe barométrique ? Cela indique-t-il la température de la police ? Cela veut-il dire que Thiers remplacera Louis Bonaparte ?

L’Assemblée était peu nombreuse et distraite, encore occupée de la séance d’hier.

On faisait courir ce quatrain sur la restauration du Pont-Neuf :


Le Pont-Neuf risquant de s’abattre,
On va le recouvrir en zinc.
Sur la demande d’Henri quatre
Apostillée par Henri cinq.


Le dernier vers fait rire, quoique la prosodie crie un peu.

Lamartine a dîné hier à l’Élysée-Bourbon. Il a refusé la vice-présidence. Il a bien fait. Présider cette chose qu’ils appellent le conseil d’État, lui qui, il y a huit mois, présidait la France, et eût pu présider l’Europe ! Non. Il n’a plus qu’une manière de grandir. C’est de descendre de tout. Il se retrouvera de plain-pied dans sa gloire. On a offert à Bugeaud le gouvernement d’Afrique. Il a refusé aussi et a bien fait aussi. Gouverneur d’Afrique, c’est trop peu maintenant. Il a chance, a-t-il dit, d’être gouverneur de France. Au fait, je l’approuve. Il vaut mieux manier de la civilisation que de la barbarie.

À propos du maréchal Bugeaud, voici comment les soldats d’Afrique caractérisaient, sans le vouloir et dans leur façon habituelle d’en parler, leurs quatre principaux généraux. Cela peint. Ils appelaient :

Bugeaud — le père Bugemar,
Changarnier — Changarnier,
Lamoricière — le général Lamoricière,
Bedeau — Monsieur Bedeau.

M. Dupont de l’Eure vient s’asseoir à son banc au-dessous de moi. Il est maintenant isolé. Il n’a plus sa cour des premiers jours, du temps où l’on mettait dans la salle des conférences son buste en marbre blanc qui y est encore. Il n’a plus qu’un jeune représentant rouge qui lui est resté fidèle et qui lui donne pieusement le bras pour entrer et sortir. Je regrette de ne pas savoir le nom de ce jeune homme. M. Dupont de l’Eure est un des quatre représentants de 1815 qui siègent dans l’Assemblée de 1848. Les autres sont MM. Dupin aîné, Georges Lafayette et Leyraud (de la Creuse), qui avait alors vingt-cinq ans.

Il n’y a pas dans l’Assemblée de membres de la Convention. M. Thibaudeau, qui s’est présenté à Marseille, n’a pas été élu. Du reste, il n’y a plus en 1849 que deux conventionnels vivants : Thibaudeau et Pontécoulant.

Il fait très froid dans cette salle. Cette bâtisse ressemble à la constitution ; ce n’est que plâtrage, détrempe et carton. Un triste décor pour une pauvre pièce. La salle s’en va comme l’Assemblée. Tout ce provisoire, hommes et choses, tremble à un coup de vent. Rien dans cette salle qui ne soit usé, déteint, passé, disloqué ou taché ; banquettes décousues, châssis crevés, tapis déchirés, représentants râpés. Ô popularité ! néant ! jetez donc ceci par terre pour construire cela ! faites donc des 28 juillet et des 24 février ! Renversez des rois, des trônes, des Bourbons, des Orléans, de vieilles races couronnées pour élever quelques faquins ! Cela n’est pas plus solide. Chose étrange, la baraque de toile peinte ne dure pas plus que l’édifice de granit.




III


Janvier 1849.

Que penseriez-vous d’un soi-disant horloger qui prétendrait vous avoir fait une horloge et qui vous dirait : La voilà ! elle ira ! à la seule condition que vous me garderez toujours là pour tourner moi-même les aiguilles et leur faire marquer l’heure ?

L’horloger, c’est notre constituante ; l’horloge, c’est notre constitution.

Notre constituante dit : Ma mécanique est admirable, mais je ne m’en vais pas. Il faut que je sois là pour la faire marcher.




IV


22 janvier.

Je continue de tâter le pouls à la situation.

Le premier mois de la présidence est fini, l’enthousiasme est tombé. L’autre jour, à l’Opéra, on a chuté le président. C’était à la première représentation du Violon du Diable. Hier je disais à M. Jules Favre : — Louis Bonaparte avait une dot de six millions. Il en a déjà dépensé quatre. Ceci fit sourire Jules Favre de son sourire amer. Louis Bonaparte est mal avec ses ministres : des deux parts froideur glaciale. On ne se voit qu’aux heures où le cabinet s’assemble. Nulle autre relation.

La liste des candidats à la vice-présidence a été dressée par le prince seul. Elle a fait très mauvais effet. J’en parlais au ministre de la marine, M. Lacrosse. Il m’a répondu : Cela ne nous regarde pas. Autour du prince force gens suspects, Dumoulin, Persigny, etc. — Le vieux général Montholon l’obsède, le gêne et le compromet. Louis Bonaparte a dit au colonel Ambert : — J’ai envie de vous faire gouverneur de l’Élysée. — Faites, dit Ambert. Je fermerai la porte aux intrigants. — Est-ce qu’il y en a autour de moi ? — Comme des mouches autour d’une chandelle. — Du reste les choses se gâtent. Le gouvernement et l’Assemblée vont à la débandade d’absurdités en absurdités à une catastrophe.

Deux choses pèsent sur le président et l’écrasent, les conseils de Thiers et le nom de Napoléon. La popularité a disparu complètement. On voit peu à peu Louis Bonaparte rentrer dans le sol. À l’autre bout de l’horizon Henri  V prend forme et se dessine. Le comte de Chambord est à Frohsdorf avec sa femme et Mme la dauphine. Il y attire les français qui passent. Il les reçoit dans un salon de velours bleu ciel semé de fleurs de lys d’or. Il est fort aimable ; gras, la tête dans les épaules, avec un collier de barbe blonde ; il boite et il a déjà des flatteurs qui disent : C’est une grâce. Il cause peu, bas et bien. Mme de Chambord est plus grande et plus âgée que lui. Elle chante le soir dans son salon pour le moindre grimaud. M. Charles Didier, qui parcourait l’Europe à quatre mille francs par mois avec une mission de la République, a été invité à Frohsdorf, y est allé, y a dîné, y a couché et s’en est allé le lendemain matin enivré, ébloui et disant : Monseigneur, nous reviendrons vous chercher. Les clubs sont incandescents. Il y a rue Martel un club qui commente Proudhon comme le club Valentino commente Blanqui. La semaine dernière, une mystérieuse revue des sociétés secrètes a été passée à la nuit tombante sur les boulevards extérieurs par des personnages inconnus. Les journaux à titres sinistres reparaissent comme avant juin. Nous n’avons plus le Père Duchêne, la Vraie République et la Canaille, mais nous avons la Langue de Vipère, le Républicain rouge et le Journal des sans-culottes. On remarque le soir de fortes patrouilles. Hier le maréchal Bugeaud me disait : — Il y aura une émeute avant deux mois. — Le maréchal va publier un petit livre sous ce titre : La guerre des rues. Il disait en souriant : — Ce sont des conseils pratiques dans le genre des instructions contre le choléra.

Le cabinet est pauvre, chétif, déconsidéré, ébranlé, impuissant, nul. On se demande avec anxiété : Que va-t-il arriver ? Quand rien ne sort du pouvoir, quelque chose sort du pays.

En somme, de gouvernement vrai, de gouvernement réellement constitué, point. Tout ceci fait l’effet d’un provisoire long.




V

LE VICE-PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE.


1849.

M. Boulay de la Meurthe était un bon gros homme, chauve, ventru, petit, énorme, avec le nez très court et l’esprit pas très long. Il était l’ami de Harel auquel il disait : mon cher et de Jérôme Bonaparte auquel il disait : Votre Majesté.

L’Assemblée le fit, le 20 janvier, vice-président de la République.

La chose fut un peu brusque et inattendue pour tout le monde, excepté pour lui. On s’en aperçut au long discours appris par cœur qu’il débita après avoir prêté serment, Quand il eut fini, l’Assemblée applaudit, puis à l’applaudissement succéda un éclat de rire. Tout le monde riait, lui aussi ; l’Assemblée par ironie, lui de bonne foi.

Odilon Barrot, qui, depuis la veille au soir, regrettait vivement de ne pas s’être laissé faire vice-président, regardait cette scène avec un haussement d’épaules et un sourire amer.

L’Assemblée suivait du regard Boulay de la Meurthe félicité et satisfait, et dans tous les yeux on lisait ceci : Tiens ! il se prend au sérieux !

Au moment où il prêta serment d’une voix tonnante qui fit sourire, Boulay de la Meurthe avait l’air ébloui de la République, et l’Assemblée n’avait pas l’air éblouie de Boulay de la Meurthe.

Ses concurrents étaient Vivien et Baraguay-d’Hilliers, le brave général manchot, lequel n’eut qu’une voix. Vivien avait beaucoup compté sur la chose. Quelques moments avant la proclamation du scrutin, on le vit quitter son banc et s’en aller à côté du général Cavaignac. Le président manqué consola le vice-président raté. Je n’aimais pas Vivien, parce qu’il était honteux de son père, ancien maître d’études, pion, chien de cour, comme disent les gamins, à la pension Cordier-Decotte, rue Sainte-Marguerite, no 41. Ceci me fit voter pour Boulay de la Meurthe.

J’avais passé trois années de mon enfance, 1815, 1816 et 1817, dans cette pension Decotte.

Ce père Vivien était un personnage à part. C’était un vieillard ébouriffé, flottant dans un habit à grandes basques. L’habit était râpé, le bonhomme était maigre, le tout était piteux. Le père Vivien avait été dans l’Inde et en avait rapporté des sparteries assez curieuses dont était tapissé le cabinet où son fils, élève gratuit, travaillait avec mon frère Eugène et moi. Ce cabinet n’était autre chose qu’un compartiment de la classe réservé aux grands. Vivien fils avait cinq ou six ans de plus que moi. C’était un grand beau jeune homme rose aux yeux bleus clairs et brillants ; il avait sur le front deux petites bosses comme les faons dont les cornes vont pousser. Il était fort en discours latin. Il semblait humilié d’être « le fils du pion ». Ainsi le nommait la moquerie indifférente et féroce des enfants. Au sortir de la pension Decotte, nous nous perdîmes de vue. Je le revis trente ans plus tard en 1847 ; lui avait été ministre et était député ; j’étais pair de France. Ma rencontre lui fut désagréable : j’avais connu son père.

Pendant que le vice-président pérorait à la tribune, je causais avec Lamartine. Nous parlions architecture. Il tenait pour Saint-Pierre de Rome, moi pour nos cathédrales. Il me disait : — Je hais vos églises sombres. Saint-Pierre est vaste, magnifique, lumineux, éclatant, splendide. — Et je lui répondais : — Saint-Pierre de Rome n’est que le grand ; Notre-Dame, c’est l’infini.




VI


25 janvier.

Il y a eu une éclaircie, mais la situation redevient sombre. — Hier Marrast m’a pris à part et m’a dit : « Ne poussez pas à la dissolution de l’Assemblée. Avancer le terme de nos travaux, c’est ouvrir le champ de guerre électoral. Les clubs, grâce aux franchises des élections, vont échapper à la surveillance de la loi. Savez-vous où ils en sont ? On n’y déclame plus, on n’y déblatère plus, on n’y vocifère plus, on y enseigne froidement la fabrication des allumettes chimiques, l’emploi de la térébenthine, les points de Paris les plus vulnérables à l’incendie, en un mot, la guerre par le feu. Le socialisme envahit les casernes, particulièrement celle des sapeurs-pompiers. Il y a des pompiers socialistes, c’est-à-dire des pompiers incendiaires. Ils disent : — Nous emplirons nos pompes, non pas d’eau, mais d’huile et d’essence. — Il y a tel bataillon de garde mobile qui est miné et prêt à tourner. Les insurgés libérés et arrivés de Brest sont entrés au faubourg Saint-Antoine avec des cris d’extermination. Aujourd’hui on a enterré le colonel Rey, ancien commandant de l’Hôtel de Ville, qui était un peu mêlé au 15 mai. Toutes les corporations d’ouvriers et les sociétés secrètes ont envoyé à son convoi des députations fixées à soixante hommes par société. J’ai reçu dans la journée le rapport de police qui me donnait tous ces détails. La manifestation a eu lieu. Il y avait sept mille hommes. Tout s’est passé avec calme. Cette nuit on va fermer le club de la rue Martel. La légion de garde nationale sera sur pied toute la nuit. Ce club a décrété le massacre des 466. Vous savez ? les 466, c’est vous tous qui avez voté le renvoi des hommes du 15 mai devant la haute cour. Voilà où en sont les clubs surveillés. Jugez où ils iraient s’ils étaient libres. Ne les mettons donc pas en liberté par l’ouverture des élections. Croyez-moi. »

J’ai répondu à Marrast :

— Vous exagérez. Mais si dissoudre l’Assemblée c’est faire éclater la guerre dans Paris, ne pas la dissoudre c’est faire éclater la guerre dans toute la France. Puisque nous sommes réduits au choix des maux, je prends le moindre.

Un moment après je disais au ministre de la guerre (général Rulhières) : L’opinion de Bugeaud est qu’il y aura une émeute d’ici a deux mois. — Avant, m’a dit le ministre.




VII

LOUIS-BONAPARTE ET BERRYER.


Janvier 1849.

Au bal d’Odilon Barrot, le 28 janvier, M. Thiers aborda M. Léon Faucher et lui dit : — Faites donc un tel préfet.

Au nom prononcé, M. Léon Faucher fit la grimace, ce qui lui est facile, et dit : — Monsieur Thiers, il y a des objections. — Tiens ! répondit Thiers, c’est justement ce que le président de la République m’a répondu le jour où je lui ai dit : Faites donc M. Faucher ministre !

À ce bal, on remarqua que Louis Bonaparte cherchait Berryer, s’attachait à lui et l’attirait dans tous les coins. Le prince avait l’air de suivre et Berryer d’éviter.

Vers dix heures, le président dit à Berryer : — Venez avec moi à l’Opéra.

Berryer s’excusa. — Prince, dit-il, cela ferait jaser. On me croirait en bonne fortune.

— Bah ! répondit Louis Bonaparte en riant, les représentants sont inviolables !

Le prince partit seul, et l’on fit circuler ce quatrain :


En vain l’empire met du fard,
On baisse ses yeux et sa robe,
Et Berryer-Joseph se dérobe
À Napoléon-Putiphar.




VIII

[L’ALERTE DU 29 JANVIER[1].]


La journée du 29 janvier présenta un aspect particulier. Rien ne l’avait fait pressentir à la population. C’était un lundi. Il y avait eu cette nuit-là même un bal à la chancellerie chez M. Odilon Barrot où assistait Louis Bonaparte. On avait remarqué à ce bal la rencontre du président actuel de la République avec l’ancien président de la Chambre des pairs, lequel l’avait condamné à la prison perpétuelle huit ans auparavant. Ils avaient échangé quelques mots. Louis Bonaparte avait abordé M. Pasquier : — Monsieur le chancelier, j’ai conservé le souvenir le plus agréable de nos relations. — M. Pasquier, qui ne s’attendait pas sans doute à un choc si aimable, avait perdu son centre de gravité, et répondu assez gauchement : — Prince, cela prouve que je n’ai point dépassé la ligne cruelle de mes devoirs. — Puis ils s’étaient mis à causer amicalement, Louis Bonaparte disant Monsieur le chancelier comme si Louis-Philippe régnait, et M. Pasquier disant Monseigneur comme si Napoléon était sur le trône.

M. Marrast était à ce bal, cherchant les coins solitaires, blême, soucieux, avec la mine d’un girondin flairant le terrorisme. Je lui dis : — Eh bien, qu’avez-vous donc ? — Il me répondit : — Ça va mal. Il se passera quelque chose demain. Cette bête brute de Ledru-Rollin finira par nous jeter à cette bête féroce de Blanqui. (Ce qui n’empêchait pas M. Marrast de déjeuner le surlendemain en tête-à-tête avec cette « bête brute » de Ledru-Rollin.) L’air accablé de Marrast ne m’attendrit pas. Je lui dis en riant : — Bah ! dansez en attendant que vous sautiez ! — Du reste, le bal fut beau, quoique cohue. Tous les régimes s’y mêlèrent. On appelait cela de la fusion. C’était de la confusion.

C’est le lendemain de ce bal, comme les dernières voitures rentraient avec les danseuses pâles et décoiffées, que le tambour d’alarme éveilla Paris. La garde nationale courut aux mairies. On se demandait : Qu’y a-t-il ? Il avait plu la nuit, les rues étaient fangeuses, des bandes d’ouvriers, marchant trois par trois, allaient et venaient sur les quais et sur les boulevards. On voyait sur de certains visages cette sinistre joie qui est le premier éclair de l’émeute. À sept heures du matin, en s’éveillant, les habitants du faubourg Saint-Antoine avaient trouvé leur rue encombrée dans toute sa longueur de troupes échelonnées et des pièces de canon braquées sur les places. Dans le quartier Poissonnière, il y avait un factionnaire à chaque coin de rue. Vingt pièces étaient en batterie autour de l’Assemblée nationale. Avec cela, les bruits les plus alarmants. Un immense complot couvait, la garde mobile se révoltait, elle tenait deux forts, dont le fort de la Briche, elle avait livré quinze mille cartouches aux sociétés secrètes et incendié la caserne de Courbevoie, les sections étaient sous les armes, ce qui allait jeter derrière les barricades une armée de vingt-cinq mille hommes, les chefs de clubs de Rouen et de Lille étaient descendus par le chemin de fer, d’Alton-Shée était arrêté, etc. On était dans cette situation où l’on ne croit rien et où l’on craint tout, Paris tressaillait dans une agitation immense, les uns parlaient d’un 31 mai, mais où était le Robespierre ? Les autres d’un 18 brumaire, mais où était le Bonaparte ? Les plus rassurés espéraient « que le gouvernement pécherait les montagnards dans cette eau trouble ».

Vers midi une colonne sortit de l’Assemblée par le pont de la Concorde, la garde nationale y était mêlée à la troupe de ligne, et l’on y remarquait un chariot chargé d’échelles, de pioches et de haches comme pour un assaut. Un officier général en képi brodé commandait la colonne. Au même moment Louis-Napoléon, avec deux aides de camp, parcourait les boulevards à cheval. Il donnait des poignées de main. On criait : Vive le premier consul ! Vive l’empereur ! Quelques-uns criaient : À bas Odilon Barrot ! Les mêmes, l’année d’auparavant, criaient : À bas Guizot !

Place de la Sorbonne, on commençait à remuer les pavés. Une barricade s’ébauchait qui, du reste, ne s’acheva pas.

À la Bastille, une foule immense en haillons regardait les canons et les régiments, et chantait d’une seule voix sur l’air étrange des lampions :


Les cosaques
Ou la rouge !


tandis qu’à l’autre bout de Paris j’entendais en sortant de l’Assemblée un soldat dire à ses camarades bivouaquant autour d’un feu : — Si nous jetions tout ça dans la Seine ?

En somme y avait-il eu complot ? on ne pouvait le dire. On n’y voyait pas clair. Complot de qui ? du parti montagnard ? pour rétablir la terreur. Ou du parti royaliste ? pour rétablir Henri V. Peut-être des deux à la fois. Dans tous les cas, le complot avorté était nié des deux parts.

Plus n’ont voulu l’avoir fait l’un ni l’autre.




Divers symptômes mystérieux annoncèrent la journée du 29 janvier.

Le 28, M. Empis, de l’Académie française, rencontrait dans la rue un riche banquier de Paris, de ses vieux amis. Le banquier l’aborda et lui dit à l’oreille :

— Je suis inquiet.

— Pourquoi ?

— Voici, reprit le banquier. Il y a quelques mois, j’ai rendu un grand service à quelqu’un, à un pauvre diable. Cet homme me dit alors : Monsieur, écoutez, toutes les fois qu’il y aura du danger, je vous avertirai. La veille du 24 juin, un paquet à mon adresse a été déposé chez mon portier. Ce paquet contenait une blouse. Le lendemain l’émeute éclata. Eh bien, hier, je viens encore de recevoir une blouse.




IX


Février 1849.

La République est proclamée à Rome. L’Europe s’émeut, la chrétienté s’inquiète. Pourquoi ? c’est que Rome n’appartient pas à Rome, Rome appartient au monde. Grandeur immense, mais qui contient une servitude, comme toute grandeur.

Il y a quelque chose de plus grand pourtant que d’appartenir au monde, c’est de s’appartenir à soi-même. Rome n’est qu’un temple, et veut redevenir un peuple. Elle est lasse qu’on s’agenouille chez elle, elle veut qu’on s’agenouille devant elle. Rome a raison. Qui sera fière si ce n’est Rome ? Qui sera libre si ce n’est Rome ? Plaudite, cives.




X


Dans la nuit du 25 février, sur des indications précises, la police a fait une descente à Neuilly. On a saisi là une trentaine d’individus occupés à faire de la poudre et des balles. C’était une vraie fabrique. Une centaine ont échappé et se sont sauvés par les fenêtres à l’arrivée des agents. Les autres, pris en flagrant délit, ont été conduits à la préfecture.

Ces hommes travaillaient dans une espèce de cave au fond de laquelle ils avaient construit une étrange chapelle ; c’était une potence peinte en rouge entourée de drapeaux rouges groupés avec des bonnets rouges. B. me l’a conté le lendemain en me disant : — La république ancienne avait sainte Guillotinette. Est-ce que la république future aura sainte Potence ?




XI


28 février 1849.

Toujours de petits symptômes révolutionnaires qui se produisent à travers le calme. Il est vrai que le calme dure depuis trois semaines, c’est énorme. Aujourd’hui deux hommes coiffés du bonnet rouge ont fait le tour du palais de l’Assemblée qui était en séance. La garde nationale a voulu les arrêter. — Laissez les aller, — a dit le commissaire de police Yon. Ils ont traversé le pont et sont entrés aux Champs-Élysées. Là ils se sont heurtés à des joueurs de boule. Ceux-ci jouent, mais ne plaisantent pas. Ils ont rossé les hommes. Tout le quartier est en émoi. Des patrouilles d’un demi-bataillon parcourent les Champs-Élysées.

Aussi quelle sottise ! Pourquoi ne pas laisser passer tranquillement ces deux hommes ? Quand s’occupera-t-on des idées qui sont dans les têtes et non des bonnets qui sont dessus ?




XII


B. me disait :

Ce qu’on pourrait appeler le service des émeutes se faisait avec une ponctualité et une régularité étranges. Outre les vingt-cinq mille sectionnaires des sociétés secrètes, toujours prêts, toujours armés, toujours debout en quelque sorte à Paris, les villes voisines fournissaient leur contingent. Ainsi, pour le 29 janvier, dix-sept mille hommes descendirent de Rouen, d’Amiens, de Beauvais et de Lille. Ces dix-sept mille hommes étaient encore à Paris le 10 février, attendant on ne sait quelle chance. La caisse des sociétés secrètes les nourrissait et les payait. Cette caisse était alimentée par les cotisations, et aussi par d’autres moyens. Ainsi, dans les premiers jours de février, on donna dans la salle de la rue Martel un concert à cinq sous qui produisit deux mille francs. Il y avait faubourg du Temple une salle où l’on donnait des assauts d’armes au bénéfice de cette caisse. L’entrée coûtait dix sous. Cela faisait peu d’argent, mais l’émeute vivotait.




XIII


Un soir de la fin de février 1849 je sortais de l’Assemblée avec Paul Foucher. Il faisait nuit. Les réverbères étaient allumés place Louis XV. Comme nous passions devant l’obélisque, une voix cria derrière nous : — Foucher ! Foucher !

Et quelqu’un nous rejoignit.

C’était un homme de petite taille, vêtu d’une redingote brune, chevelu, barbu, hérissé, noir. Cet homme prit le bras de Paul.

— Bonsoir, dit-il, vous sortez de la Chambre, moi aussi. Conçoit-on ces animaux ? Ils ont crié : Vive la République ! parce qu’on a voté l’amendement Leroux contre l’adultère. Qu’a de commun la République avec les cocus ? Je ne blague pas, la loi veut qu’on respecte la République, la bible veut qu’on respecte les maris. Mais pourquoi crier Vive la République à propos de cela ? Moi, je suis rouge, mais je ne suis pas bête. Ah ! que tout ce monde-là est farce ! Vrai, on est bête de tous les côtés. Croiriez-vous que le préfet de police, un être qui s’appelle Rébillot, m’a fait venir et m’a dit :

— Vous êtes accusé d’avoir caché le 29 janvier deux cents mobiles dans les bureaux de la Réforme ! — Un préfet de police, un mouchard en chef, qui devrait savoir les choses, dire des bêtises pareilles ! Est-ce assez énorme ! Je lui ai ri au nez. Je lui ai dit : — Sachez que je suis rédacteur d’un journal qui a toujours conspiré avant le 24 février, jamais après ! Et puis je suis un meilleur ami du président que vous, je veux la République, moi, et je conseille à Louis Bonaparte l’amnistie. Il ferait aimer son gouvernement, il se réconcilierait avec le peuple. Oui, je veux la République, j’aime la révolution de février. On se trompe si l’on croit qu’on nous la retirera des griffes. Nous la tenons, nous ne la lâcherons pas. Il y a une chose qui me fâche pourtant, c’est que la République jusqu’ici a nui aux arts et aux choses de l’intelligence. Nous avions un magnifique mouvement français, qui était devenu un mouvement européen, toutes les idées étaient en marche, la poésie en tête. Cela s’est arrêté. Je suis de ceux que ça désole. Pardi ! on peut bien être une république et rester la France ! Est-ce que nous allons faire une république où l’on n’écrira plus, où l’on ne pensera plus, où l’on ne fera plus de vers, où l’on sera très bête ! C’est l’idéal des crétins, ce n’est pas le mien. Je veux donc que la République soit lettrée, et je veux qu’elle soit clémente. Et puis il faut s’occuper du peuple. Savez-vous qu’ils ont faim dans les faubourgs ? Savez-vous qu’ils ne sont pas contents par là ? Ils grognent. Un beau matin ils se lèveront et ils recommenceront, savez-vous ça, et juin ne sera qu’une torgnolle en comparaison ! Ils ont très faim et très froid, ces pauvres gens. Il faudrait gouverner de leur côté. Autrement on donnera raison au citoyen Proudhon. Je me fiche du citoyen Proudhon quant à moi. Il ne me mangera pas, mais si l’on n’y prend garde, il mangera les bourgeois ! Je me résume, je veux que l’idée marche, sacrebleu !

Sur ce sacrebleu, tout aussi énergique que ceux de Caussidière, notre compagnon nous quitta. Pendant ce monologue que j’écoutais en silence et que Paul coupait de monosyllabes approbatifs, nous avions suivi la rue de Rivoli, traversé la place Vendôme, et nous étions arrivés au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Notre homme prit la main de Paul, me salua, et s’en alla.

C’était le citoyen Ribeyrolles, rédacteur en chef de la Réforme où il avait remplacé le citoyen Flocon.




XIV


3 mars 1849.

Avant 1830 M. Guizot disait de certaines choses contre M. de Polignac ; avant 1848 M. Odilon Barrot disait les mêmes choses contre M. Guizot ; aujourd’hui M. Ledru-Rollin dit ces mêmes choses contre M. Odilon Barrot ; avant peu (nous verrons cela) M. Blanqui les dira contre M. Ledru-Rollin.

(Écrit pendant la séance de l’Assemblée.)




XV


19 mars 1849.

M. Molé et M. Thiers dînaient aujourd’hui chez Louis Bonaparte. M. Molé portait la plaque de grand’croix et M. Thiers la plaque de grand-officier. M. Molé portait au centre de la plaque la figure de Henri IV, et M. Thiers le profil de Bonaparte. M. Molé a reçu la Légion d’honneur de Napoléon et M. Thiers l’a reçue de Louis-Philippe.




XVI


24 mars 1849.

Depuis plusieurs nuits on fait veiller dans les mairies huit tambours par légion. La nuit passée l’Hôtel de Ville a été barricadé, on y a mis huit cents hommes de garnison avec deux pièces attelées dans la cour ; le préfet, M. Berger, s’est couché tout botté. Les régiments sont restés sur pied dans leurs quartiers jusqu’au jour. On les a exercés aux manœuvres de la défense des casernes. Des patrouilles de cinq cents hommes ont parcouru Paris dans tous les sens avec ordre de faire feu sur quiconque construirait des barricades. Le Peuple se répand à quarante-cinq mille numéros par jour que Proudhon lui-même appelle quarante-cinq mille allumettes. La Montagne menace d’un appel aux armes. On annonce une manifestation pour lundi, dit-on. D’un autre côté la guerre a recommencé en Piémont ; toute l’Europe va prendre feu. Pendant ce temps-là les fonds montent, les affaires reprennent, et le bourgeois dit : Eh bien ! cela va, on est tranquille !

La France ressemble à ces postillons épuisés de fatigue qui s’endorment sur le dos d’un cheval lancé au galop dans les ténèbres.




XVII


31 mars 1849.

Quatre représentants en huit jours mouraient du choléra, parmi lesquels un ancien préfet de la restauration, M. Blin de Bourdon, et un colonel d’artillerie, M, Bellancombre. Ce colonel Bellancombre fut enterré à Saint-Thomas-d’Aquin. J’étais de la députation de l’Assemblée qui assistait à la cérémonie. Saint-Thomas-d’Aquin est la paroisse la plus célèbre du faubourg Saint-Germain. Toutes les plus grandes dames avaient là leur place marquée, et venaient là prier de la manière qui leur est particulière. Dans les habitudes de cet ancien monde, on fait presque ses dévotions au roi et sa cour à Dieu.

Les membres de la députation étaient installés sur des chaises qui suffisaient pour prouver que la République depuis un an était devenue bonne personne. J’avais une chaise en velours rouge qui portait sur une petite plaque de cuivre : comtesse Ladislas de Puységur ; M. de Luppé, qui était auprès de moi, occupait une chaise de velours vert où était gravé ce nom : la duchesse de Rohan, et tout à côté le représentant Louisy Mathieu, nègre, était assis sur la chaise de Mlle de Chabot. Une de ces chaises prie-Dieu portait ce nom : Mme Bibollet. Nom significatif autant que les autres, quoique d’une façon différente. Mme Pitou et Mme Choin ne caractérisent pas moins le xviie siècle que Mme de Rambouillet et Mme de Maintenon. Un certain mélange discret de bourgeoisie et d’aristocratie, c’était l’esprit de ces temps.

Pendant que les chantres psalmodiaient le Dies iræ autour d’un grand catafalque entouré de fantassins le fusil au poing, les représentants causaient entre eux presque à voix haute, avec cette mauvaise habitude d’interruption qui se contracte à l’Assemblée et qui va jusqu’à interrompre le bon Dieu. On parlait du roi de Sardaigne qui tombe et du procès de Bourges[2] qui s’achève. Cette affaire du 15 mai qui a commencé comme un incendie finit comme une fusée. Le président de la haute cour, M. Bérenger de la Drôme, mon ancien collègue à la Chambre des pairs, est un bonhomme qui a un grand nez et beaucoup de douceur. On l’a nommé président peut-être à cause de son grand nez et les accusés se moquent de lui, sans doute à cause de sa douceur. C’est Auguste Blanqui qui mène le débat ; il parle, reparle, interroge, interrompt, fait appeler les gendarmes, fait revenir les témoins, interloque les juges, déconcerte tout le monde. L’autre jour M. Dupin aîné rencontre Adolphe Blanqui, frère d’Auguste, et lui dit : — Je vous félicite de la manière distinguée dont M. votre frère préside le procès de Bourges.

Autre causerie. Au dernier dîner du préfet, M. Berger, lequel a fait réparer et remettre à neuf l’Hôtel de Ville, M. de Rémusat l’a pris à part et lui a fait remarquer au-dessus d’une porte un médaillon de Louis-Philippe fendu en deux, par quelque coup de sabre de février. — Je vous remercie, cela m’avait échappé, a dit le préfet, je le ferai restaurer demain.




XVIII


Mars 1849.

Je suis du comité électoral dit de la rue de Poitiers. Je n’étais pas de la rue de Poitiers. Mais l’isolement n’est pas possible en temps d’élections, pas plus que la solitude au milieu d’un champ de bataille.

Il y a là M. Molé, M. de Broglie, M. Thiers, M. Berryer, M. de Rémusat, M. Duvergier de Hauranne, tout le bric-à-brac de la politique. Dans le fond de ma pensée je ne marche pas avec ces hommes-là. Je ne suis pas de leur religion, je ne suis pas de leur couleur. Mais quand le navire sombre, tout passager devient matelot, ou court aux pompes.

S’inquiète-t-on si l’on y est mêlé à des juifs et à des nègres ? Mains noires et mains blanches font le même travail, le salut public.

Le naufrage évité, chacun retournera à son affaire, à sa besogne, à sa caste, à sa coterie, à sa fonction, à sa rêverie, à sa contemplation.

Le naufrage évité, on continuera le voyage.

Quel voyage ?

Ce voyage perpétuel et indéfini qui s’appelle le progrès, ce voyage du genre humain vers l’idéal, voyage qui rencontre des ports, mais qui n’a pas de terme, voyage pendant lequel tout se transfigure peu à peu, la sauvagerie en barbarie, la barbarie en civilisation, les déserts en pays, les pays en patries, les tribus en nations, de telle sorte qu’à mesure que les phénomènes de la marche se dégagent, on voit de plus en plus distinctement quelque chose au-dessus des partis et des castes, le peuple, quelque chose au-dessus du peuple, l’homme, quelque chose au-dessus de l’homme, Dieu.




XIX


En mars 1849, le cinq était à 90. On réimprimait le procès de Babeuf devant la haute cour de Vendôme à l’occasion du procès de Blanqui devant la haute cour de Bourges. Le président de la République qui avait perdu du terrain en janvier en avait regagné en février. L’opinion lui revenait. Les comités électoraux se formaient partout, et faisaient un grand bruit autour de l’Assemblée agonisante comme les corbeaux autour d’un cadavre ; dans le grand comité qui siégeait rue Saint-Honoré, no 352, MM. Thiers, Molé, Berryer et Montalembert se donnaient la main. C’est-à-dire toutes les négations, depuis celles qui parlent au nom de Voltaire jusqu’à celles qui parlent au nom de Loyola. Quant à moi, je disais à cette réunion : — Ne versons pas à droite. Si je suis réélu, ce sera mon honneur, je le prévois, d’avoir été de la droite dans l’Assemblée de 1848 et d’être de la gauche dans l’Assemblée de 1849. Le 12, on doubla le traitement du président, grandes rumeurs, tempête sur la Montagne, bourrasque en bas : — Vous ramenez peu à peu la monarchie. — C’est une liste civile. — Vous courez à de nouvelles révolutions, etc. Il y eut contre l’augmentation cent quatre-vingt-treize voix. Au moment où l’on proclama ce nombre, une voix parmi les rouges cria : 93 au bout de tout cela !

Bals et fêtes partout. Un mot caractérise les mœurs du moment. Au bal des comédiens à l’Opéra-Comique, le duc d’Ossuna, sept fois grand d’Espagne, était dans une loge de la galerie avec deux femmes jolies, parées et qui avaient un certain air imposant. Leurs façons avec le duc dépassaient la familiarité et allaient jusqu’à l’intimité. M. de Richelieu aborde M. d’Ossuna et lui dit tout bas :

— Quelles sont ces dames, mon cher duc ?

M. d’Ossuna montre la plus jeune et répond :

— Mon cher duc, celle-ci s’appelle Tata.

— Et celle-là ?

— Je ne sais pas son nom. C’est Tata qui me l’a présentée.




XX


Avril 1849.

Tout se heurte et se mêle dans l’étrange moment que nous traversons. Le haut et le bas de la société demandent aide à la fois. De là des rencontres inouïes des personnes les plus diverses frappant aux mêmes portes. L’autre matin j’ai reçu dans l’espace de deux heures M. Taylor, qui est réduit à vendre ses livres et qui demande la direction du Théâtre-Français, Alphonse Esquiros qui se cache étant poursuivi comme insurgé de juin et qui venait me demander si je pensais qu’il dût se présenter au conseil de guerre, Mlle George, qui est sans pain et qui sollicite une pension, M. l’amiral de Mackau qui est inquiété dans son bâton de maréchal de France, et Vidocq, qui venait me remercier d’avoir aidé à son élargissement dans l’affaire Valençay.




XXI


Avril 1849.

Un matin, au milieu de la tranquillité en apparence la plus profonde, Paris apprenait en s’éveillant que les troupes étaient restées sur pied toute la nuit dans les casernes avec ordre de se tenir prêtes à marcher à deux heures du matin.

Un jour, vers la mi-avril, Hello rencontrait Gouache, ancien rédacteur en chef à la Réforme. C’était rue de Tournon, près du logis de Ledru-Rollin.

— Hé bien, disait Gouache, cette fois ça va.

— Quoi ?

— La bataille.

— Quand ?

— Vous verrez.

— Est-ce sûr ?

— C’est décidé. Je viens d’en prévenir Ledru.

— D’ici à deux ou trois mois ?

— D’ici à quinze jours.

— Et pourquoi ?

— Nous ne voulons pas des élections. Nous aimons mieux nous battre dans la rue que dans une boîte.

— Et que ferez-vous ?

— Ceci, je ne le dis pas. Pour le reste, quant à la résolution prise, je vous recommande l’indiscrétion. Je le dirais à Rébillot[3] lui-même.

— Combien êtes-vous ?

— Soixante mille.

— Mais enfin sera-ce des barricades la nuit ? Sera-ce le massacre à domicile ? Sera-ce l’incendie ?

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que Juin sera une farce.

Voilà au milieu de quelles anxiétés nous vivions.




XXII


26 avril 1849.

Il y a un an, M. Louis Blanc gouvernait la France, lui onzième, il entrait dans la salle des séances de la Chambre des pairs précédé des huissiers et du capitaine de la garde du Luxembourg l’épée nue, au milieu des applaudissements, des acclamations et des extases des six cents ouvriers qui siégeaient sur les bancs des législateurs ; dans les rues, dans les cours, des hommes lui baisaient les mains ; il s’asseyait dans la grande chaise de velours vert du chancelier, le fauteuil le plus élevé de France après le trône, et chaque mot qui tombait de sa bouche soulevait la foule et agitait l’Europe remise en question. Hier le nom de Louis Blanc, condamné contumace de la haute cour de Bourges, a été cloué en place publique par le bourreau sur le poteau du carcan.

Depuis quelques jours la situation redevient obscure, les faubourgs fermentent, les clubs électoraux font bouillir les masses, les fourmillements nocturnes recommencent porte Saint-Denis et porte Saint-Martin ; on fait beaucoup d’arrestations ; ce qui préoccupe les commissaires de police, c’est que tous les hommes arrêtés ont sur eux des armes cachées, poignards ou pistolets. On parle d’une émeute avant les élections. Ribeyrolles, de la Réforme, disait l’autre jour dans la tribune des journalistes : — Dans un mois, ce sera Caussidière qui fera juger Léon Faucher. — La querelle éclate dans la famille Bonaparte, les journaux publient une correspondance aigre-douce entre le cousin Louis et le cousin Napoléon. Celui-ci, le fils de Jérôme, qu’on avait envoyé comme ambassadeur à Madrid pour ne point l’avoir à Paris comme concurrent, vient de revenir brusquement. Il est arrivé cette nuit. Il avait demandé un congé qu’on ne lui envoyait pas.

Le conseil des ministres s’est assemblé cette nuit même, et ce matin un arrêté du président inséré au Moniteur révoque l’ambassadeur réputé démissionnaire. Napoléon Jérôme n’est pas endurant. Il a le masque de l’empereur, sinon le génie. Cela va faire une branche cadette. Déjà il appelait le prince Louis : mon cousin Beauharnais.

Le marquis de Raigecourt dînait samedi chez Lamartine qui lui a dit : — Je ne serai pas réélu, même à Mâcon. — Les titres de noblesse, effacés par la constitution, reparaissent dans les mœurs. Les invités au dernier bal de l’Élysée ont reçu des billets ainsi conçus : Le président de la République prie Monsieur le comte — ou Monsieur le duc ou Monsieur le marquis un tel — de venir passer la soirée, etc. On m’a remis hier ce billet de faire part : le général Oudinot, représentant du peuple, et Madame la duchesse de Reggio ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur le marquis de Reggio leur fils avec…, etc.

L’autre jour, un électeur de Bordeaux, M. Marsault, qui m’offrait une double candidature que je déclinais, m’a dit : — Au fait, vous allez rentrer à la Chambre des pairs. — Esquiros vient d’être acquitté. Proudhon se cache. On lit sur le registre d’émargement de l’Assemblée, à la case où devrait être sa signature : par procuration, Greppo. Mme Sand est mise crûment sur la scène sous le nom de Madame Consuelo dans une pièce de la Montansier intitulée : Les femmes saucialistes. Dans une pièce qu’on joue au Vaudeville une femme dit : Mon mari est cossu. — Pourquoi cette cédille ? demande Arnal. En Italie restaurations et révolutions se croisent et se mêlent. À Florence la réaction montre le dos, à Rome elle montre le poing. Les représentants ici reçoivent des avis qu’on les massacrera à domicile. Changarnier ne marche qu’entouré de deux escouades également sinistres, ceux qui le menacent et ceux qui le gardent. Le choléra décroît. M. Decazes va aux bals de l’Élysée. M. le chancelier Pasquier juge des vers à l’Académie.


  1. Le président de la République et le général Changarnier supprimèrent douze bataillons de garde nationale mobile sur vingt-quatre. Chaque bataillon, de mille hommes équipés et armés aux frais de l’État, recevait 1 fr. 50 de solde par jour et par homme. Cette réduction d’effectif provoqua un commencement d’émeute, la garde mobile se révolta et vit une menace de dictature dans cette économie. (Note de l’éditeur.)
  2. Après l’émeute du 15 mai 1848, les principaux chefs révolutionnaires furent arrêtés et traduits devant la haute cour de Bourges. Blanqui fut condamné à dix ans de prison. (Note de l’éditeur.)
  3. Rébillot, un brave colonel borgne, qui était préfet de police. — Diable d’homme, disait le cubiste Sérignac, il n’a qu’un œil et il en a cent. (Note de Victor Hugo.)