Choses vues/1849/Assemblée nationale

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 45-50).


ASSEMBLÉE NATIONALE.


I

[L’ÉLECTION DE VICTOR HUGO.]


Vendredi 18 mai 1849.

Je suis nommé le dixième à Paris avec 117 069 voix, juste cent voix de moins que M. Hippolyte Passy qui est le neuvième et qui a 117 169. Il y a dix socialistes. L’armée a voté rouge. Comme j’entrais à l’Assemblée, mon voisin M. l’évêque de Langres est venu à moi, m’a pris la main et m’a félicité, puis il a dit : Je vous félicite, oui, car il y aura du danger à braver et du courage à déployer, mais la situation est grave. La prochaine assemblée sera un champ de bataille. À celle-ci on était venu pour construire ; a la prochaine on viendra — des deux côtés — pour détruire.

Voici en outre une observation de vieille femme : L’Assemblée a été nommée un treize et proclamée un vendredi.




II

[UN MINISTRE INCENDIAIRE.]


[Mai 1849.]

Le jour où l’Assemblée constituante flétrit M. Léon Faucher d’un blâme pour abus de télégraphe[1], Faucher sortit de la séance furieux. Dans le vestiaire il gesticulait au milieu d’un groupe de représentants : — C’est indigne ! disait-il. Barrot m’a lâché. Pure jalousie. Quel vote abominable ! Tous moins cinq ! Et dire que je tiens les départements dans ma main ! et que, si je voulais, dans les élections, le feu serait aux quatre coins de la France !

Un pompier, béant par la porte entrebâillée, assistait à la scène. Je me suis tourné vers lui et je lui ai dit : — Mon ami, jetez un seau d’eau sur ce ministre.


III

DERNIÈRE SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE[2].


26 mai 1849.

Toutes les rumeurs de guerre civile s’en sont allées. Le principal intérêt de cette séance, la dernière de tant de séances rageuses et orageuses, ç’a été de voir disparaître le maréchal des logis Clément Thomas et poindre le sergent-major Boichot. La grâce des révolutions, qui avait fait du premier un constituant, fait un législateur du second. Clément Thomas s’est fait regretter le dernier jour. Il avait presque colleté un huissier ; il a trouvé moyen de s’expliquer sans s’abaisser et de tirer de cet incident quelques paroles nobles et émues qui ont fait éclater l’Assemblée en applaudissements.

Un beau ciel bleu, Mme David d’Angers dans les tribunes, un discours d’adieu de M. Marrast où il y a des fautes de français et de bons sentiments, le ministère à l’état de fantôme comme l’Assemblée, deux ministres, M. Drouyn de Lhuys et M. Buffet, errant de banc en banc et cherchant des places qu’ils n’auront plus demain au banc officiel, autour de la tribune les derniers coassements des représentants expirants, aux fenêtres le chant des oiseaux, l’agonie dedans, le printemps dehors, tel a été ce dernier jour. La Constitution est née un jour de neige, la Constituante est morte un jour de soleil.

Quatre cent quatre-vingt-neuf représentants n’ont pas été réélus. Les deux camps ont été presque également maltraités par le suffrage universel. La droite a eu 246 non réélus, la gauche 243.

La séance s’est terminée par un cri de : Vive la République ! lâchement poussé par tout le monde. Peu ont gardé le silence, parmi eux Lucien Murat. M. Molé a crié.

Le préfet de police Rébillot me disait hier : — Jamais Paris n’a été plus tranquille. Pourtant la panique règne. On entend dégringoler les fonds et rouler les chaises de poste. M. de La Rochejaquelein a pris un passeport.

L’Assemblée a décidé qu’elle se tenait à la disposition des événements, debout jusqu’à la dernière minute, de peur de quelque tentative impériale. Les sections des sociétés secrètes sont en permanence ; complot qui surveille un complot. Ceci est toute la situation. Les partis se touchent et se mesurent front contre front, chacun avec sa pensée secrète devenue visible ; le 10 août a l’œil fixé sur le 18 brumaire. Le commissaire de police de l’Assemblée, M. Yon, a été appelé cette nuit à quatre heures près du ministre de l’intérieur. Le maréchal Bugeaud disait hier : — Quels maladroits que ces gens de Moulins qui n’ont pas même tué Ledru-Rollin ! — M. Ledru-Rollin disait de son côté à M. Ducos : — Dans trois mois je serai dictateur ou déporté.

Il ne sera ni l’un ni l’autre. Il fera du pathos violent à la tribune ; il sera ce qu’il est, non pas Éole, mais l’outre.




IV

[PHYSIONOMIE DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.]


Dans l’Assemblée constituante de 1848, les représentants étaient assez mal installés. Ils étaient assis sur des bancs rembourrés d’une façon telle quelle et recouverts de grosse serge verte, chaque représentant séparé de ses voisins par des tringles de fer courbées en cous de cygne et revêtus de serge. Le député avait devant lui une planche peinte couleur bois de sept pouces de large. Les bancs étant disposés en amphithéâtre, cette planche avait pour rebord le haut du dossier du banc inférieur qui dépassait le niveau de la planche d’un peu plus de deux pouces. Le rebord portait dans un petit encadrement de cuivre estampé le nom du représentant imprimé sur un carton blanc. À côté de cet encadrement une petite poche de cuir vert clouée grossièrement contenait quelque chose qui ressemblait à un jeu de cartes. C’étaient les petites cartes bleues et blanches destinées aux votes par scrutin de division et portant le nom du représentant avec le mot pour sur les bulletins blancs et le mot contre sur les bulletins bleus. Mode du reste fort vicieux et qui se prêtait merveilleusement aux fraudes. La planche étroite que le représentant avait devant lui formait une sorte de tablette qui régnait dans toute la longueur du banc. De distance en distance y étaient scellées des écritoires à casiers contenant tout ce qu’il fallait pour écrire, encre, poudre, pains à cacheter, plumes en fer, plumes ordinaires, etc. Ces écritoires étaient noires. Quelques représentants avaient fait ajuster à leur place des pupitres avec tiroir fermant à clef. Ce luxe coûtait sept livres dix sous. Tous les jours en arrivant à sa place, chaque représentant trouvait devant lui deux feuilles de papier blanc.

Pendant de longues séances qui duraient quelquefois sept ou huit heures, cette planche placée devant les représentants était une sorte de registre offert aux rêveries de chacun. Souvent, tout en écoutant, tout en murmurant, tout en songeant, le représentant prenait avec distraction la plume placée à côté de lui et traçait machinalement sur cette page de bois le mot, l’idée, les figures quelconques qui lui traversaient l’esprit. Il n’était pas sans intérêt de parcourir les bancs en s’arrêtant aux places des plus fameux. On ne trouvait là, à coup sûr, aucune révélation sur les pensées secrètes, mais on y recueillait je ne sais quelle lueur confuse sur les habitudes involontaires de l’esprit de chacun.

Sur le pupitre de M. Ledru-Rollin on voyait une tête dessinée et à côté les deux lettres S O qui commençaient peut-être le mot socialisme. Ce nom, Michel, était écrit dans un coin. Le reste du pupitre était couvert d’arabesques fantasques.

Le pupitre de M. de La Mennais, placé tout près sur le même banc, offrait ces deux dates mystérieuses : 21 Xbre, 29 Xbre ; au-dessous était écrit ce mot : aime.

Rien, à coup sûr, ne se ressemblait moins que La Mennais et Lamartine, l’un le prêtre vide d’espérance, l’autre le poëte plein d’illusions. Cependant on eût pu croire que la même pensée était au fond de ces deux esprits. Sur le pupitre de Lamartine on lisait : amor. Ce mot n’effraya pas Crémieux qui, en 1849, prit à l’extrémité du second banc inférieur de gauche la place de Lamartine non réélu. Il remplaça le nom de Lamartine par une carte portant cette inscription :


CRÉMIEUX
en l’absence
de
LAMARTINE.


Rien à la place du général Cavaignac, si ce n’est une sorte de potence dessinée au-dessus de son nom.

Rien sur le pupitre de M. Dufaure, si ce n’est une espèce de dessin figurant vaguement un collier de cheval de charrette.

Un représentant obscur, M. Rouher, avait écrit sur la carte qui portait son nom la date 1789 ; un autre, M. Monnet, avait tracé en majuscules le mot victoire. Tout à côté son voisin avait ajouté : dodo.

Lagrange s’asseyait au fond de la salle à gauche au second banc de la Montagne. Des deux côtés de son nom, on lisait en grosses lettres figurées à l’encre sur le bois :


LYON RHÔNE.


Sur la tablette on distinguait vaguement les caractères informes d’une espèce d’hymne adressé à Lagrange par quelque visiteur enthousiaste. Voici ce que j’en ai pu déchiffrer :


Ô toi, noble défenseur d’une sainte cause, persiste dans ta noble mission, (sept mots illisibles)… nous aurons encore (illisible) de térasser (sic) les ennemis de la République.

Vive la République démocratique et sociale !

Un de tes amis inconnus qui t’admire.


Pas de pupitre à la place de Proudhon qui siégeait à côté de Lagrange à l’extrémité du banc. Rien que la tablette étroite et nue, tachée d’encre.

Au-dessous du nom de M. de Montalembert on lisait cette ligne écrite à l’encre :

De la société de Judas.

Un autre visiteur avait gravé avec un clou ou un poinçon ces deux mots sur la tablette :

Séide imbécille.

Un autre y avait dessiné un portrait de Proudhon ; tête de Méduse ornée de lunettes.

M. Lagrange n’avait pas effacé les éloges et M. de Montalembert n’avait pas effacé les injures.

Je dis les choses comme elles sont.

Rien à la place de M. Thiers. Pas même de pupitre. M. Thiers était de ces hommes qui écoutent les bras croisés.

La place du président du conseil, à l’extrémité du banc des ministres, occupée successivement par Lamartine, Cavaignac et Odilon Barrot, n’offrait rien que la planche nue.

Sur la tablette de M. Dupont de l’Eure, à la place duquel je vins m’asseoir en son absence quand j’entrai dans l’Assemblée, j’avais remarqué ce mot écrit par je ne sais quelle main : Fragile. Synonyme de popularité. M. Dupont de l’Eure, chef du gouvernement provisoire en 1848, ne fut pas réélu en 1849.




V

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.


L’autre jour M. de Salvandy disait : — Je regrette vivement de n’être pas de l’Assemblée législative dans l’Eure. Et savez-vous qui m’en a exclu ? M. de Broglie. Ceci m’est amer. C’est M. de Broglie qui inspirait la politique à laquelle je me suis sacrifié ; si j’ai dû fuir mon pays, c’est lui qui m’avait poussé. Il était plus ministre que moi. Louis-Philippe et lui étaient tout le gouvernement. Eh bien, à mon retour, M. de Broglie devait me tendre la main, il m’a repoussé. Il devait m’ouvrir la porte, c’est lui qui me l’a fermée.




13 juin.

Hier, on agitait l’accusation du président et des ministres[3]. M. Odilon Barrot, qui se défendait et qui défendait Louis Bonaparte, fut tout à coup interrompu par Jérôme Napoléon, lequel depuis quelque temps fait une vive opposition à son cousin ; M. Dupin aîné, qui présidait, dit à demi-voix en désignant Jérôme :

— Voilà Philippe-Égalité.

— Ou peut-être tout bonnement Louis-Philippe, dit un représentant qui entendit.




13 juin 1849. — 4 heures du soir.

Ce que nous avions en 1848 et 1849 à l’Assemblée, ce n’était pas la Montagne, c’était son produit. Il est tout simple que le 13 juin cela ait été pris dans une souricière.




Un jour M. Charles Dupin était à la tribune, son frère qui présidait, et qu’on surnommait dans la Chambre Dupinus Magnus, était derrière lui et s’impatientait du discours. Il se pencha vers les secrétaires, dont était M. Jaubert, en disant : — Ô mon pauvre père ! quel bonheur pour toi que tu ne l’entendes pas !

Ce qui fit dire à M. Jaubert :

— Quel mauvais frère, mais quel bon fils !


  1. Avant les élections pour l’Assemblée législative, Léon Faucher avait expédié à tous les préfets de France une dépêche donnant les noms des représentants qui avaient voté pour ou contre la mise en accusation du président de la République à propos des affaires de Rome, ce qui fut considéré comme une manœuvre électorale. (Note de l’éditeur.)
  2. L’Assemblée constituante s’est séparée le 26 mai et a été remplacée par l’Assemblée législative. (Note de l’éditeur.)
  3. Violents débats à l’Assemblée à propos de l’expédition contre Rome regardée comme une atteinte à la liberté des peuples. (Note de l’éditeur.)