Choses vues/1848/Mort de Chateaubriand

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 361-363).


[MORT DE CHATEAUBRIAND.]


4 juillet 1848.

M. de Chateaubriand est mort le 4 juillet 1848 à huit heures du matin. Il était depuis cinq ou six mois atteint d’une paralysie qui avait presque éteint le cerveau et, depuis cinq jours, d’une fluxion de poitrine qui éteignit brusquement la vie.

La nouvelle parvint par M. Ampère à l’Académie, qui décida qu’elle ne tiendrait pas de séance.

Je quittai l’Assemblée nationale où l’on nommait un questeur en remplacement du général Négrier tué dans les journées de Juin, et j’allai chez M. de Chateaubriand, rue du Bac, 110.

On m’introduisit près du gendre de son neveu, M. de Preuille. J’entrai dans la chambre de M. de Chateaubriand.

M. de Chateaubriand était couché sur son lit, petit lit en fer à rideaux blancs avec une couronne de fer d’assez mauvais goût. La face était découverte ; le front, le nez, les yeux fermés apparaissaient avec cette expression de noblesse qu’il avait pendant la vie et à laquelle se mêlait la grave majesté de la mort. La bouche et le menton étaient cachés par un mouchoir de batiste. Il était coiffé d’un bonnet de coton blanc qui laissait voir les cheveux gris sur les tempes ; une cravate blanche lui montait jusqu’aux oreilles. Son visage basané semblait plus sévère au milieu de toute cette blancheur. Sous le drap on distinguait sa poitrine affaissée et étroite et ses jambes amaigries.

Les volets des fenêtres donnant sur un jardin étaient fermés. Un peu de jour venait par la porte du salon entr’ouverte. La chambre et le visage du mort étaient éclairés par quatre cierges qui brûlaient aux coins d’une table placée près du lit. Sur cette table un crucifix en argent et un vase plein d’eau bénite avec un goupillon. Un prêtre priait à côté. Derrière le prêtre, un haut paravent de couleur brune cachait la cheminée dont on voyait la glace et laissait voir à demi quelques gravures d’églises et de cathédrales.

Aux pieds de M. de Chateaubriand, dans l’angle que faisait le lit avec le mur de la chambre, il y avait deux caisses de bois blanc posées l’une sur l’autre. La plus grande contenait le manuscrit complet de ses Mémoires, divisé en quarante-huit cahiers. Sur les derniers temps, il y avait un tel désordre autour de lui qu’un de ces cahiers avait été retrouvé le matin même par M. de Preuille dans un petit coin sale et noir où l’on nettoyait les lampes.

Quelques tables, une armoire et quelques fauteuils bleus et verts en désordre encombraient plus qu’ils ne meublaient cette chambre.

Le salon voisin, dont les meubles étaient cachés par des housses de toile écrue, n’avait rien de remarquable qu’un buste en marbre de Henri V posé sur la cheminée. En avant de ce buste une statuette de M. de Chateaubriand en pied. Des deux côtés d’une fenêtre, Mme  de Berri et son fils enfant, en plâtre.

M. de Chateaubriand ne disait rien de la République, sinon : Cela vous fera-t-il plus heureux ?




Les obsèques de M. de Chateaubriand se firent le 8 juillet 1848, précisément au jour anniversaire de cette seconde rentrée de Louis XVIII en 1815 à laquelle il avait puissamment contribué. Je dis les obsèques et non l’enterrement, car M. de Chateaubriand avait depuis longtemps son tombeau bâti d’avance à Saint-Malo sur un rocher au milieu de la mer.

Paris était comme abruti par les journées de Juin, et tout ce bruit de fusillades, de canon et de tocsin qu’il avait encore dans les oreilles l’empêcha d’entendre, à la mort de M. de Chateaubriand, cette espèce de silence qui se fait autour des grands hommes disparus. Et puis c’était le troisième enterrement depuis trois jours, la veille, l’archevêque[1] ; l’avant-veille, les victimes de Juin.

Il y eut peu de foule et une émotion médiocre aux obsèques de M. de Chateaubriand. La cérémonie se fit à la chapelle-église des Missions étrangères, rue du Bac, à quelques pas de la maison que M. de Chateaubriand habitait.

L’église des Missions, étroite, petite, laide, tendue de noir à mi-mur ; au milieu de l’église, un cénotaphe de bois couleur bronze surmonté d’un drap de velours noir à croix blanche semé d’étoiles d’argent ; aux quatre coins du cénotaphe, quatre candélabres de bois bronze et argenté portant une flammèche verte qui s’éteignit avant la fin ; deux rangées de cierges sur les degrés du catafalque ; aucun insigne ; pour toute famille des collatéraux ; quelques centaines de personnes ; Cousin en noir. Ampère avec l’habit de l’Institut, Villemain avec la plaque, M. Molé en redingote, sept femmes dans les tribunes hautes, un peu de peuple sous l’orgue, l’évêque de Quimper dans le chœur, quatre fusiliers auprès de l’autel, une trentaine de soldats du 61e dans l’église commandés par un capitaine, deux membres de l’Assemblée nationale en écharpe, presque tout l’Institut ; la messe chantée en faux-bourdon, deux séminaristes des Missions regardant à droite de l’autel de derrière une statue, M. Antony Thouret tenant un des quatre coins du poêle, M. Patin faisant un discours ; telle fut cette cérémonie, qui eut tout ensemble je ne sais quoi de pompeux qui excluait la simplicité et je ne sais quoi de bourgeois qui excluait la grandeur.

C’était trop et trop peu. J’eusse voulu pour M. de Chateaubriand des funérailles royales, Notre-Dame, le manteau de pair, l’habit de l’Institut, l’épée du gentilhomme émigré, le collier de l’ordre, la Toison d’or, tous les corps présents, la moitié de la garnison sur pied, les tambours drapés, le canon de cinq en cinq minutes, — ou le corbillard du pauvre dans une église de campagne.

Il y avait dans l’église un vieux missionnaire à longue barbe qui avait l’air vénérable.

Le cadavre ne pouvait partir immédiatement pour Saint-Malo, car le flot ne lui permettait de prendre possession de son tombeau que le 18 juillet.

Après la cérémonie religieuse et la cérémonie académique, dont M. Patin fut l’officiant, dans la cour, par un soleil ardent, les femmes aux fenêtres, on descendit le mort illustre dans le caveau de l’église. On le plaça sur un tréteau dans un compartiment voûté à porte cintrée qui est à gauche au bas de l’escalier. J’y entrai.

Le cercueil était encore couvert du drap de velours noir. Une corde d’argent à gland en effilé était jetée dessus. Deux cierges brûlaient de chaque côté.

J’y rêvai quelques minutes. Puis je sortis et la porte se referma.



  1. Mgr Affre, tué devant les barricades du faubourg Saint-Antoine, le 24 juin 1848. (Note de l’éditeur.)