Choses vues/1848/Les débuts du ministère

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 416-417).


[LES DÉBUTS DU MINISTÈRE.]


Cette première séance (du 26 décembre) fut mauvaise pour le nouveau ministère. Succès de surface, échec au fond. On s’étonna de voir Odilon Barrot, vieux jurisconsulte, trébucher du premier pas à un texte de loi. L’avocat rencontra une chicane à son début, et Ledru-Rollin fut pour Odilon Barrot en 1848 ce qu’Odilon Barrot avait été pour Guizot en 1830.

Et puis, le jour où Odilon Barrot, après dix-huit ans d’opposition, passa du banc des tribuns au siège des hommes d’État, son éloquence parut ce qu’elle était, toute de sentiment, trop haute pour les affaires, pas assez grande pour les idées. Or, les esprits propres au gouvernement ne sont que de deux sortes, hommes d’affaires ou hommes d’idées. En politique, les hommes de sentiment dégénèrent promptement en hommes d’opinions et d’hommes d’opinions en hommes de partis. Avec ces éléments, sentiment, opinion, logique des partis, on fait de la passion, on ne fait pas du pouvoir. C’est un danger qu’un trop long séjour dans l’opposition ; cela gâte la main. On ne tient pas le gouvernail de la même manière dont on pousse le bélier. Les habitudes d’impulsion se prennent selon le travail qu’on fait, et vous restent. Odilon Barrot l’éprouva. Le pas était difficile, il s’en tira mal. Pendant qu’il parlait, les hommes qui se souvenaient du gouvernement de la veille disaient : Où est Dufaure ? et ceux qui se souvenaient du gouvernement de l’avant-veille disaient : Où est Guizot ?

M. Guizot et M. Dufaure en effet, quoique fort divers et fort inégaux, avaient l’un et l’autre cette rare qualité de l’orateur homme d’État, peu enviable pour les cœurs honnêtes, mais la plus utile de toutes peut-être, qui consiste à embrouiller les questions par une série d’éclaircissements. Ils expliquent si bien les choses qu’on n’y comprend plus rien. Ils ont une clarté qui obscurcit. Ils sont si nets, si lucides, qu’on se récrie à chaque instant : Comme c’est vrai ! comme c’est juste ! comme c’est lumineux ! Ils font le jour, et quand ils ont bien fait le jour, on n’y voit plus goutte. Qualité rare, je le répète, triste, mais nécessaire dans les assemblées, car ces cohues se conduisent bien plutôt par les ombres qu’on y jette que par les lumières qu’on y répand. Voulez-vous gouverner un parlement ? ne mentez sur rien, ne trompez personne, cela est grossier ; embrouillez tout.

L’Assemblée nationale, toujours éprise en secret de Cavaignac, livrée par la nation à Louis Bonaparte comme une fille mariée contre son gré qui songe à son amant dans le lit de son mari, reçut mal Odilon Barrot, et lui céda pourtant. Elle lui accorda tout, même l’illégalité qu’il lui demandait ; car n’ayant pas su mourir avec honneur, elle ne pouvait plus désormais que vivre avec déshonneur.

Elle se montra tout à la fois taquine et plate, ne voulant pas acclamer et n’osant pas résister. Elle en était à mettre entre elle et le pouvoir nouveau on ne sait quelles misères qui étaient des griefs et qui n’étaient pas des obstacles.

Son président, M. Marrast, avait été jusqu’à marchander sa visite au président de la République.

— Quelle politesse lui avez-vous faite ? demandait M. Lacrosse à M. Marrast.

— Je lui ai envoyé ma carte.

— Votre carte ?

— Oui.

— Vous appelez cela une politesse ?

— Oui.

— J’appelle cela une impertinence.

M. Marrast comprit et fit la visite.