Choses vues/1848/La proclamation à la présidence

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 404-407).


[LA PROCLAMATION À LA PRÉSIDENCE.]


Décembre 1848.

La proclamation de Louis Bonaparte comme président de la République se fit le 20 décembre.

Le temps, admirable jusque-là et qui ressemblait plutôt à la venue du printemps qu’au commencement de l’hiver, avait brusquement changé. Ce fut le premier jour froid de l’année. Les superstitions populaires purent dire que le soleil d’Austerlitz se voilait.

Cette proclamation se fit d’une manière assez inattendue. On l’avait annoncée pour le vendredi. Elle eut lieu brusquement le mercredi.

M. Marrast, le Talleyrand de ce Directoire, jugea prudent de dérober la chose au peuple.

Vers trois heures, les abords de l’Assemblée se couvrirent de troupes. Un régiment d’infanterie vint se masser derrière le palais d’Orsay ; un régiment de dragons s’échelonna sur le quai, les cavaliers grelottaient et paraissaient mornes. La population accourait, inquiète, et ne sachant ce que cela voulait dire. Depuis quelques jours on parlait vaguement d’un mouvement bonapartiste. Les faubourgs, disait-on, devaient se porter sur l’Assemblée en criant : — Vive l’empereur ! La veille, les fonds avaient baissé de trois francs. Napoléon Bonaparte, le fils de Jérôme, était venu me trouver fort alarmé.

Des groupes, où bourdonnaient toutes sortes de rumeurs confuses, couvraient la place de la Concorde. On y discutait l’élection de Louis Bonaparte. On y blâmait l’Assemblée de n’avoir point exigé avant tout son serment. On y annonçait la venue de dix mille socialistes du faubourg Saint-Antoine qui allaient dissoudre l’Assemblée et « défaire l’empereur ». Les Tuileries étaient fermées et pleines de troupes. La rue de Rivoli était interceptée.

L’Assemblée ressemblait à la place publique. C’étaient plutôt des groupes qu’un parlement. On discutait à la tribune, sans que personne écoutât, une proposition, fort utile d’ailleurs, de M. Leremboure pour régler la publicité des séances et substituer l’imprimerie de l’État, l’ancienne imprimerie royale, à l’imprimerie du Moniteur. M. Bureaux de Puzy, questeur, tenait la parole.

Tout à coup, l’Assemblée s’émeut, un flot de représentants, arrivé par la porte de gauche, l’envahit, l’orateur s’interrompt. C’était la commission chargée du dépouillement des votes qui entrait et venait proclamer le nouveau président. Il était quatre heures, les lustres étaient allumés, une foule immense aux tribunes publiques, le banc des ministres au complet. Cavaignac, calme, vêtu d’une redingote noire, sans décoration, était à sa place. Il tenait sa main droite dans sa redingote boutonnée et ne répondait pas à M. Bastide qui se penchait par moments à son oreille. M. Fayet, évêque d’Orléans, était sur une chaise devant le général. Ce qui fit dire à l’évêque de Langres, l’abbé Parisis : C’est la place d’un chien et non d’un évêque.

M. de Lamartine était absent.

Les quatre assaillants du 25 novembre, MM. Garnier-Pagès, Pagnerre, Duclerc et Barthélemy Saint-Hilaire étaient à leur banc. Le dernier causait assez cordialement avec M. Altaroche, son voisin, ancien rédacteur en chef du Charivari, fait représentant du peuple par la révolution de Février.

Le rapporteur, M. Waldeck-Rousseau, lut un discours froid, froidement écouté. Quand il vint à l’énumération des suffrages obtenus et qu’il arriva au chiffre de Lamartine, 17 940 votes, la droite éclata de rire. Chétive vengeance, sarcasme des impopularités de la veille à l’impopularité du lendemain !

Cavaignac prit congé en quelques paroles dignes et brèves, auxquelles toute l’Assemblée battit des mains. Il annonça que le ministère se démettait en masse et que lui, Cavaignac, déposait le pouvoir. Il remercia l’Assemblée d’une voix émue. Quelques représentants pleuraient.

Titus regnam Berenicem invitus, invitam dimisit.

Puis le président Marrast proclama « le citoyen Louis Bonaparte » président de la République.

Quelques représentants assis autour du banc où avait siégé Louis Bonaparte applaudirent. Le reste de l’Assemblée garda un silence glacial. On quittait l’amant pour prendre le mari.

Armand Marrast appela l’élu du pays à la prestation du serment. Il se fit un mouvement.

Louis Bonaparte, vêtu d’un habit noir boutonné, la décoration de représentant et la plaque de la Légion d’honneur sur la poitrine, entra par la porte de droite, monta à la tribune, prononça d’une voix calme le serment dont le président Marrast prit Dieu et les hommes à témoin, puis lut, avec son accent étranger, qui déplaisait, un discours interrompu par quelques rares murmures d’adhésion. Il fit l’éloge de Cavaignac, ce qui fut remarqué et applaudi. Après quelques minutes, il descendit de la tribune, couvert, non, comme Cavaignac, des acclamations de la Chambre, mais d’un immense cri de : Vive la République ! Une voix cria : Vive la Constitution !

Avant de sortir, il alla serrer la main à son ancien précepteur, M. Vieillard, assis à la troisième travée de gauche. Puis le président de l’Assemblée invita le bureau à accompagner le président de la République et à lui faire rendre jusqu’à son palais les honneurs dus à son rang. Le mot fit murmurer la Montagne. Je criai de mon banc : — À ses fonctions !

Le président de l’Assemblée annonça que le président de la République avait chargé M. Odilon Barrot de composer le ministère et que l’Assemblée serait informée du nouveau cabinet par un message ; que, le soir même, du reste, on distribuerait aux représentants un supplément du Moniteur.

On remarqua, car on remarquait tout dans ce jour qui commençait une phase décisive, que le président Marrast appelait Louis Bonaparte citoyen et Odilon Barrot monsieur.

Cependant les huissiers, leur chef Duponceau à leur tête, les officiers de la Chambre, les questeurs, et parmi eux le général Lebreton en grand uniforme, s’étaient groupés au pied de la tribune ; plusieurs représentants s’étaient joints à eux ; il se fit un mouvement qui annonçait que Louis Bonaparte allait sortir de l’enceinte. Quelques députés se levèrent, on cria : Assis ! assis !

Louis Bonaparte sortit ; les mécontents, pour marquer leur indifférence, voulurent continuer la discussion de la proposition Leremboure. Mais l’Assemblée était trop agitée pour pouvoir même rester sur ses bancs. On se leva en tumulte et la salle se vida. Il était quatre heures et demie. Le tout avait duré une demi-heure.

Quelques groupes restèrent çà et là. Un représentant, M. Hubert-Delisle, se mit à écrire paisiblement sa correspondance privée à la place que Cavaignac venait de quitter.

Comme je sortais de l’Assemblée, seul, et évité comme un homme qui a manqué ou dédaigné l’occasion d’être ministre, je côtoyai dans l’avant-salle, au pied de l’escalier, un groupe où je remarquai Montalembert, et qui entourait Changarnier en uniforme de lieutenant général de la garde nationale. Changarnier venait de reconduire Louis Bonaparte jusqu’à l’Élysée. Je l’entendis qui disait : Tout s’est bien passé.

Quand je me trouvai sur la place de la Révolution, il n’y avait plus ni troupes, ni foule, tout avait disparu, quelques rares passants venaient des Champs-Élysées, la nuit était noire et froide, une bise aigre soufflait de la rivière, et, en même temps, un gros nuage orageux qui rampait à l’occident couvrait l’horizon d’éclairs silencieux. Le vent de décembre mêlé aux éclairs d’août, tels furent les présages de cette journée.




[NOTES.]


Waldeck-Rousseau. — Son rapport tient une colonne et demie du Moniteur. On y remarque cette phrase : C’est le sceau de son inviolable puissance que la nation, par cette admirable exécution donnée à la loi fondamentale, pose elle-même sur la Constitution pour la rendre sainte et inviolable.

Il dit les suffrages exprimés : 7 327 345.

Le citoyen Napoléon Bonaparte 5 434 226
Le citoyen Cavaignac 1 448 107
Ledru-Rollin 370 119
Raspail 36 920
Lamartine 17 940
Changarnier 4 790
Voix perdues 12 600

Il rendit compte, sans y insister, des protestations qui contestèrent l’éligibilité de N. B. rappelant sa perte de la qualité de français et sa naturalisation en pays étranger.

Il finit ainsi : Citoyens représentants, il y a neuf mois bientôt vous proclamiez sur le seuil de ce palais la République sortie des luttes populaires du 24 février. Aujourd’hui vous imprimez à votre œuvre le sceau de la ratification nationale. Ayez confiance. Dieu protège la France ! (Très bien ! très bien ! )




Ce fut M. Lacrosse, vice-président de l’Assemblée et grand partisan de Cavaignac, qui reçut du président Marrast la mission de reconduire Louis Bonaparte à l’Élysée national le soir de son installation. On avait des craintes assez sérieuses sur le trajet. Un rapport de police, fort explicite, annonçait qu’un groupe de rouges stationnerait sur la place Louis XV à la tête du pont de la Concorde, du côté des Champs-Élysées, afin de pouvoir s’échapper plus aisément, et que de ce groupe plusieurs coups de pistolet seraient tirés sur la voiture du président de la République.

M. Lacrosse, sans parler à Louis Bonaparte de ce détail, prit la gauche au fond de la voiture, à côté du président, place qui était la sienne et qui le mettait du côté des coups de pistolet.

Du reste on passa le pont, et l’on ne trouva personne à l’endroit indiqué. Les assassins avaient reculé ou les espions avaient menti. Deux suppositions vraisemblables entre lesquelles on peut choisir.