Choses vues/1848/L’incident Malleville

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 418-420).


[L’INCIDENT MALLEVILLE.]


Décembre 1848.

Voici comment le cabinet Odilon Barrot s’est formé. On a pris des queues auxquelles on a dit de chercher des têtes. Ainsi c’est M. de Tracy qui a amené M. Passy. — Comment voulez-vous que je sois de ce ministère ? disait Passy. — J’en suis bien, moi ! a dit Tracy.

On eût dû faire le contraire : les têtes d’abord.

La situation du président était, du reste, et est fort difficile. Il est obligé de s’entendre avec son cabinet, qui est forcé de s’entendre avec la rue de Poitiers, qui est contrainte de s’entendre avec le parti légitimiste, qui s’entend avec le duc de Bordeaux. Vous voyez les deux bouts du fil, l’un au pied de Louis Bonaparte, l’autre dans les mains de Henri  V. Il est désagréable de se rêver empereur et de se réveiller pantin. C’est un peu là le résultat du suffrage du 10 décembre.

Hier, 29 décembre, le conflit a éclaté, la première rupture s’est faite. Louis Bonaparte a voulu nommer directeur des Musées le comte de Nieuwerkerke, amant de la princesse Mathilde Demidoff, fille de Jérôme. M. de Nieuwerkerke est un homme du monde, sculpteur distingué et beau garçon. Le choix était fort acceptable. Mais il s’est trouvé que, par grand hasard, février avait eu la main heureuse en remplaçant M. de Cailleux dans la direction des Musées. Les gens d’alors avaient pris Jeanron, républicain et peintre de talent. Jeanron a admirablement fait. Il a tiré de l’ombre un tas de merveilles inconnues et aujourd’hui le vieux musée, grâce à lui, est un musée nouveau. Le chasser pour sa peine, c’était gauche. Et puis, me disait B., le chasser pour un gentilhomme, pour un amant de la princesse, ceci eût fait crier à la fois la démagogie qui est envieuse et la bourgeoisie qui est prude. On mettait du coup contre soi ces deux choses farouches, l’esprit d’égalité des sans-culottes et la vertu des bourgeois.

M. de Malleville, ministre de l’intérieur, a résisté. Il a dit : — J’en parlerai au conseil. — Le prince Louis, oubliant le président, a riposté par une lettre impérative, et le ministre, oubliant le prince, a répliqué par un billet impertinent. Brouille complète. M. de Malleville a dit : Ce président est un polisson. Deux heures après, sa démission était donnée. Il se mêlait à cela un massacre de préfets rouges qu’il voulait, et l’amnistie dont il ne voulait pas. Ainsi, une cause politique, l’amnistie, et une cause domestique, Nieuwerkerke, il n’en fallait pas tant, le cabinet s’est fêlé. L’échec sur le sel a achevé l’ébranlement. Tout ce qui ne tenait pas à un bon clou est tombé. Malleville a entraîné Bixio. Passy, quoique plus secoué en apparence par le choc de la Chambre, est resté en place, son clou, à lui, étant solide. Le clou de Passy, c’est Thiers.

L’affaire Nieuwerkerke est mauvaise. On en chuchote, et l’on ajoute que Louis Bonaparte est bien forcé d’en passer par où veut la princesse Mathilde, sa cousine étant sa caissière. Le 10 décembre aurait coûté, dit-on, deux cent mille francs, avancés par Mme  Mathilde. Il est curieux que ce soit l’argent de ce mougick russe Demidoff qui fasse les frais de nos élections républicaines.

À propos du comte Demidoff, on a fait sur lui ce distique :

Mon père m’a fait serf.
Ma femme m’a fait cerf.

Les détails sur l’incident Nieuwerkerke ont foisonné dans les racontages des salons. Le président aurait écrit à M. de Malleville une lettre ainsi conçue : — Monsieur le Ministre, vous ne m’avez pas encore apporté à signer la nomination de M. de Nieuwerkerke. Je suis forcé de vous en témoigner mon mécontentement. — Vous ne me communiquez pas vos correspondances secrètes avec l’extérieur. J’entends qu’elles me soient soumises. — Vous négligez de me transmettre à leur arrivée les dépêches télégraphiques. Ayez ce soin à l’avenir. — J’attends toujours les dossiers des affaires de Strasbourg et de Boulogne. Veuillez me les envoyer. Je vous en avais prié, je vous l’ordonne. — Occupez-vous aussi d’exécuter mes intentions quant aux changements de préfets. (La nomination de M. Bohain.) — Il ne faut pas que les ministres que j’ai nommés s’imaginent qu’ils feront de moi quelque chose comme le grand électeur de l’abbé Sieyès. — Louis Bonaparte.

M. de Malleville envoya la missive à M. Odilon Barrot avec ce mot : — Ci-joint une lettre insolente du président, et ma démission.

Le lendemain matin, Odilon Barrot entrait chez le prince de grand matin.

— Vous attendez sans doute ma visite ?

— Ma foi, non.

— Voici la démission du cabinet.

Le prince s’amenda, le cabinet resta. Seuls Malleville et Bixio s’obstinèrent.

Au milieu de tout cela, Louis Bonaparte donnait hier à dîner à Émile de Girardin, recevait les frères Dupin et disait à mon fils qui lui parlait d’Odilon Barrot : — Ce ne n’est pas un homme pratique. Il ajoutait en parlant de son cabinet et du vote de la Chambre sur le sel : — Donneront-ils leur démission ? Comment vont-ils se tirer de là ? prenant ainsi des façons de roi constitutionnel qui ne vont pas à un président, croyant bien faire, mais se trompant. Ce qui est excellent dans la bouche du roi d’Angleterre est absurde dans la bouche du président des États-Unis. Pourquoi ? C’est que le roi n’est pas responsable et que le président l’est.

Chose étrange et frappante, il a ce droit, que n’a pas le roi constitutionnel, de dire à la majorité du parlement : — Je ne veux pas de votre volonté. Je veux gouverner sans vos hommes. — En effet, sa tête est en jeu. Le gouvernement d’un président de république doit être de toute nécessité un gouvernement personnel. Nous sommes destinés peut-être à ceci qu’après avoir vu tomber le roi Louis-Philippe pour avoir voulu gouverner comme un président, nous verrons tomber le président Louis Bonaparte pour vouloir gouverner comme un roi.

En attendant la Chambre fait des calembours à la fin de cette année 1848, fatale au vieux régime. — Nous entrons dans l’empire, disait un député. — Comment ! nous en sortons ! a dit un autre.

Et puis on dit du changement de ministère : — Faucher fauche Malleville et Lacrosse crosse Faucher.