Choses vues/1848/Chez Lamartine

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 421).


[CHEZ LAMARTINE.]


Le 30 décembre 1848 fut un samedi. Le samedi était le jour de réception de M. de Lamartine ; M. de Girardin alla le voir ; tant d’événements étaient survenus depuis leur rupture que le rapprochement était devenu possible. En politique, les événements qui éloignent les dates rapprochent les hommes. On parla de l’élection du président. M. de Lamartine, blanc, courbé depuis février, vieilli de dix ans en dix mois, était calme, souriant et triste. Il prenait avec gravité son échec. — Je n’ai rien à dire, le suffrage universel m’a conspué. Je n’accepte ni ne refuse le jugement. J’attends. — Il avait raison d’attendre, car les personnages comme Lamartine peuvent être jugés en première instance par la raison des hommes, mais ne sont jamais jugés en dernier ressort que par la raison des choses.

Du reste toujours le même ; noble, tranquille, généreux, tout entier au pays, poussant le patriotisme jusqu’au dévouement, et le dévouement jusqu’à l’abnégation. Il y eut un moment où il dit une parole remarquable. — Émile de Girardin lui disait : — Le ministère chétif qu’on vient de faire, sur le conseil intéressé de Thiers, est une faute peut-être irréparable. Louis Bonaparte eût dû appeler à lui toutes les renommées, tous les talents, toutes les illustrations de la France et en composer son cabinet. —

Quelqu’un interrompit : — Mais comment auriez-vous fait pour vous assurer le consentement de tous ces hommes ?

— Je ne le leur eusse pas demandé, répondit Girardin. J’eusse simplement mis dans le Moniteur, moi, Louis Bonaparte, chef de l’État, un manifeste dans lequel j’aurais invoqué le patriotisme de tous les hommes capables, les nommant aux plus hautes fonctions, et les rendant responsables devant la France de leur refus, et à la suite de ce manifeste j’eusse publié, sans avoir consulté les intéressés, un cabinet où on eût trouvé M. Odilon Barrot, M. Thiers, M. Molé, M. Bugeaud, M. Berryer, M. Dufaure, M. Changarnier, M. Victor Hugo et M. de Lamartine ici présent. J’affirme que, la chose ainsi faite, tous eussent accepté.

— Vous avez raison, s’écria M. de Lamartine, en ces termes et de cette façon, j’eusse accepté du président de la République un ministère quelconque, le dernier, celui dont personne n’aurait voulu.

Et évidemment, en parlant ainsi, il entendait au fond de sa conscience une voix qui lui disait : — Et plus ce ministère aurait été petit, plus tu aurais été grand.