Choses vues/1848/Assemblée nationale

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 379-400).


ASSEMBLÉE NATIONALE.


Je suis allé pour la première fois à l’Assemblée nationale le 20 juin.

La salle est d’une laideur rare. Des poutres au lieu de colonnes, des cloisons au lieu de murailles, de la détrempe au lieu de marbre, quelque chose comme la salle de spectacle de Carpentras élevée à des proportions gigantesques.

La tribune, qui porte la date des journées de Février, ressemble à l’estrade des musiciens du café des aveugles. Un panneau peint en granit rouge avec une bordure peinte en marbre gris, sur ce fond rouge trois guirlandes de grisaille entourant ces trois dates 22, 23, 24 février ; au-dessous de ces guirlandes les figures placides de quatre huissiers en habits noirs et en cravates blanches avec des épées à pommeau d’argent ; près des huissiers, des sténographes debout, barbus, en redingotes, griffonnent sur des pupitres cloués aux retours du panneau ; des deux côtés un escalier de sept marches recouvert d’un tapis de velours rouge à fleurs ; une bordure de velours rouge, un verre d’eau, deux lampes le soir ; pour fond, un petit bureau d’acajou soutenu par quatre cariatides de cuivre séparées par des palmettes ; au milieu un homme mal vêtu qui se démène ; voilà ce que c’est que cette tribune qui remue le monde.

En somme le goût monarchique, quoique plus orné, est tout aussi pauvre que le goût républicain. Mesquinerie bourgeoise des deux parts.

Je retrouve là plusieurs huissiers de la Chambre des pairs. L’un d’eux me regarde longtemps d’un air mélancolique.

Les trois premiers représentants qui m’ont fait accueil et auxquels j’ai serré la main sont MM. Boulay de la Meurthe, Edgar Quinet et Altaroche.

Les premiers orateurs que j’ai entendus sont MM. Duclerc, ministre des finances, Bethmont, ministre de la justice, et Flourens, ministre du commerce. Lamartine était à son banc à gauche, à côté d’un ministre que je ne connais pas.

Je suis allé m’asseoir sur les bancs élevés de la droite à la place de Dupont de l’Eure, qui est malade en ce moment.



L’Assemblée constituante de 1848 a de l’honnêteté et du courage. Son malheur est d’être médiocre, ce qui la fait hostile aux grandes intelligences qu’elle contient. L’éloquence vraie, mâle et ferme l’étonne et la hérisse. Le beau langage lui est patois. Elle est presque entièrement composée d’hommes qui, ne sachant pas parler, ne savent pas écouter. Ils ne savent que dire, et ils ne veulent pas se taire. Que faire ? Ils font du bruit.

On sent que cette assemblée est d’hier et qu’elle n’a pas demain. Elle vient de naître et elle va mourir. De là un bizarre amalgame des défauts de l’enfance et des misères de la décrépitude. Elle est puérile et sénile. Elle discute, dispute, avance, recule, dit oui et non, se tâche, s’impatiente, boude, bougonne ; elle se hâte et elle se traîne. Jamais de hauteur, jamais de profondeur, même dans la colère. Pas de tempêtes, des giboulées.

Je contemple souvent en rêvant l’immensité de la salle et la petitesse de l’Assemblée.




Juillet.

L’Assemblée a entendu aujourd’hui les développements de la proposition Proudhon, présentés par l’auteur.

On voit paraître à la tribune un homme d’environ quarante-cinq ans, blond, avec peu de cheveux et beaucoup de favoris. Il était vêtu d’un gilet noir et d’une redingote noire. Il ne parla pas, il lut. Il tenait ses deux mains crispées sur le velours rouge de la tribune, son manuscrit entre elles. Il avait un son de voix vulgaire, une prononciation commune et enrouée et des besicles. Le début fut écouté avec anxiété, puis l’assemblée éclata en rires et en murmures, enfin chacun se mit à causer. La salle se vida et l’orateur termina au milieu de l’inattention le discours commencé au milieu d’une sorte de terreur.

Proudhon n’était ni sans talent ni sans puissance. Cependant il plia visiblement sous l’insuccès et n’eut rien de l’effronterie sublime des grands novateurs.

La Mennais a écouté la fin du discours de Proudhon, son mouchoir rouge sur les yeux, comme s’il pleurait.




Août 1848.

La commission d’enquête[1], présidée par Odilon Barrot, entendit Lamartine ; à la fin de l’audition, qui ressembla beaucoup à un interrogatoire, le président redevint collègue et demanda à Lamartine s’il ne souhaiterait pas qu’on négligeât, ou même qu’on omît certaines pièces dans le rapport, ajoutant qu’en ce qui touchait Lamartine la commission, usant d’égards, voulait ne rien approfondir et ne point pousser la curiosité à outrance.

Lamartine répondit : — Allez droit devant vous, au fond, nettement, franchement. Vous y trouverez mon innocence et j’y retrouverai ma popularité.




Séance du 3 août.

Lecture du rapport de la commission d’enquête.

Caussidière, d’abord absent, arrive à deux heures et demie et se place à son banc, au haut de la Montagne. Gilet blanc. Redingote noire.

Louis Blanc[2] est assis au sommet de la Montagne à côté de Ferdinand Gambon et passe sa main dans ses cheveux.

Pierre Leroux est au troisième banc, au-dessous de Louis Blanc, à côté de La Mennais. Pierre Leroux et La Mennais ont des lorgnons. Leroux promène le sien sur les tribunes publiques, La Mennais baisse la tête et semble lire. De temps en temps, il épluche ses ongles et plonge son pouce dans sa tabatière. Cavaignac arrive après le commencement et s’assied, les bras croisés, près de Marie, au banc des ministres.

Lamartine est à sa place ordinaire, à l’extrémité du banc inférieur de la seconde travée de gauche, séparé de Garnier-Pagès par Pagnerre. Lamartine croise les bras comme Cavaignac ; il est pâle et calme, ce qui contraste avec Ledru-Rollin, qui est au-dessus de lui, rouge et agité.

Ledru-Rollin est un gros homme à belles dents, l’idéal d’Anne d’Autriche. Il a de grosses mains blanches dont il caresse son collier de barbe.

Flocon est absent ; on le remarque. Jules Favre est venu s’asseoir à droite à côté de Portalis. Jules Favre est armé comme toujours de son gros portefeuille noir. Jules Favre a un visage blême, à menton avancé, collier de barbe noire, besicles.

Proudhon est assis à côté de Lagrange, à la dernière travée triangulaire de gauche, au fond de la salle. Les femmes de la tribune diplomatique, au-dessus de sa tête, le regardent avec une sorte d’horreur et disent tout haut : C’est ce monstre ! Proudhon a les jambes croisées, pantalon gris et redingote brune, et est à demi couché sur son banc, de façon que sa tête n’atteint pas le haut du dossier.

Lagrange, à côté de lui, se tient droit dans son habit noir boutonné. On remarque sa figure anguleuse, honnête et égarée. Il a un col rabattu et des manchettes blanches.

Caussidière s’est souvent agité pendant la lecture du rapport. Louis Blanc a demandé la parole d’un ton indigné. Caussidière a crié : C’est ignoble ! Au mot stupides bourgeois que le rapport lui attribue, il a dit : Calomnie !

Pendant la seconde partie du rapport, Ledru-Rollin a pris une plume et a écrit des notes. La lecture de la première partie a duré une heure.

Le rapporteur Bauchart, avocat à Saint-Quentin, a une voix et un geste de procureur général.

À la seconde partie du rapport, Marrast avait quitté le fauteuil et était remplacé par M. Corbon, l’ouvrier horloger. Le rédacteur de l’Atelier a succédé dans la présidence au rédacteur du National.

Pendant le rapport, il m’a été impossible de ne pas croire entendre un rapport de Franck Carré à la cour des pairs.

François Arago est absent. Étienne Arago est à son banc au bas de la troisième travée de gauche avec le ruban de représentant à la boutonnière. Ce ruban commence à tomber en désuétude. Il n’y a plus guère qu’une moitié des représentants qui le portent.


3 heures et demie. — Odilon Barrot monte par l’escalier de la Montagne et sort de la salle. Les tribunes remarquent son habit vert russe et sa couronne de cheveux blancs qui ressemble à la coiffure des évêques.

Bastide arrive tard et se place au banc des ministres à côté de Goudchaux. Dupont de l’Eure est à sa place, trois bancs au-dessous de moi à côté de Nachet. Dupont de Bussac au banc des ministres promène lentement un binocle sur les femmes des tribunes.

À un moment où le rapporteur a parlé de la déposition d’un représentant, David d’Angers s’est levé au deuxième banc de la Montagne et a crié :

Nommez-le ! (Violent tumulte.)




séance de nuit.


25 août.

Les tribunes regorgent de foule. Tous les représentants sont à leur banc. Les huit lampes et les sept lustres de l’Assemblée sont allumés.

On parle d’une émeute qui s’amasse, dit-on, sur les boulevards. Ces jours-ci il y a eu des rassemblements dans le jardin du Palais-Royal. — Que n’a-t-on fait fermer les grilles ! s’écrie M. de Champvans.

On dit que les troupes sont sur les dents.

L’Assemblée a un aspect sombre. Huit heures sonnent avec le bruit lugubre d’un tocsin.

La salle est à peine éclairée. On distingue sous le premier lustre la tête vénérable et accablée d’Arago et, près de lui, le profil doux, calme et sévère de Lamartine.

Cavaignac est à sa place, le premier sur le banc des ministres de gauche, séparé de Goudchaux et de Marie par son chapeau posé sur le banc des ministres.

Caussidière et Ledru-Rollin ne sont pas encore arrivés.


Louis Blanc prend la parole.

Comme je traversais le parquet de la Chambre, Lamartine m’a appelé. Il était assis, causant avec Vivien debout. Il m’a dit : — Que me conseillez-vous ? Faut-il que je parle ou que je me taise ?

Je lui ai dit : — Ne parlez pas. Gardez le silence. Vous êtes peu en cause. Tout cela s’agite en bas. Restez en haut.

Il a repris : — C’est bien mon avis.

— C’est aussi le mien, a dit Vivien.

— Ainsi, a reparti Lamartine, je ne dirai rien.

Il a repris, après un silence :

— À moins que la discussion ne vienne à moi et ne m’égratigne.

J’ai répondu : — Pas même dans ce cas-là, croyez-moi. Ayons des cris de douleur pour les plaies de la France, et non pour nos égratignures.

— Merci, a dit Lamartine. Vous avez raison.

Et je suis retourné à mon banc.


Pendant une interruption causée parce que Louis Blanc s’est mis en parallèle avec Lamartine, Caussidière arrive, monte au bureau du président, et cause un moment avec Marrast ; puis il va à sa place.

On aperçoit un homme en manches de chemise, un curieux, qui s’est juché sur le plafond même de l’Assemblée, près du trou d’un lustre, et qui écoute et regarde de là.

L’abbé Fayet, évêque d’Orléans, et le général Lamoricière, ministre de la guerre, viennent s’asseoir au banc des ministres, à côté de MM. Goudchaux et Marie.

Vers la fin du discours de Louis Blanc, le colonel de Ludre, qui est venu s’asseoir à côté de moi, et mon autre voisin, M. Archambault, s’endorment profondément au milieu de l’agitation de l’Assemblée.

Louis Blanc a parlé une heure quarante minutes. Il a terminé éloquemment et par une protestation qui m’a paru venir du cœur.

À dix heures, le préfet de police Ducoux est arrivé et est venu s’asseoir à côté de Cavaignac.

Il était près de minuit quand Caussidière a paru à la tribune, avec une énorme liasse de papiers qu’il a annoncé l’intention de lire. Rumeur d’effroi dans l’Assemblée. En réalité, le manuscrit avait beaucoup de feuilles, mais l’écriture était si grosse que chaque feuille tenait peu de mots ; ceci parce que Caussidière lit avec quelque difficulté et qu’il lui faut de grosses lettres comme à un enfant.

Caussidière avait une redingote noire à un seul rang de boutons, boutonnée jusqu’à la cravate. Il y avait un singulier contraste entre sa figure de tartare, ses larges épaules, sa stature colossale, et son accent timide et son attitude embarrassée. Il y a du géant et de l’enfant dans cet homme. Cependant, je le crois fort mêlé aux choses de mai. Quant à juin, nulle preuve.

Il a donné, entre autres pièces, lecture d’une lettre de Ledru-Rollin, à lui adressée le 23 avril ; lui préfet, Ledru-Rollin ministre. Cette lettre lui donne avis d’un complot pour l’égorger et se termine par ceci : « Bonne nuit comme à l’ordinaire, en ne dormant pas. »

Dans un autre moment, Caussidière, refusant de s’expliquer sur des ouï-dire, s’est écrié : — La tribune nationale n’a pas été fondée pour bavarder sur des bavardages !

À une heure du matin, au milieu d’un profond silence qui s’est fait tout à coup au milieu du tumulte, le président Marrast a lu une demande en autorisation de poursuites du procureur général Corne contre Louis Blanc et Caussidière.

Ceci a amené à la tribune Louis Blanc, qui a protesté. Sa protestation était énergique, mais sa voix était altérée. On disait autour de moi : — Il a peur.

À de certains moments, les cris éclataient de toutes parts, et les spectateurs se dressaient debout dans les tribunes.

Les lustres se sont éteints plusieurs fois, et l’on a été obligé de les rallumer dans le cours de la séance.

À deux heures et demie du matin, Lamartine s’en est allé, baissant la tête et les deux mains dans ses goussets. Il a traversé la salle d’un air abattu. Il est revenu une heure après.


Au moment où on allait voter, Caussidière s’est approché du banc des ministres et a dit au général Cavaignac :

— C’est donc dit ?

Cavaignac a répondu :

— C’est mon devoir.

— Général, a repris Caussidière, est-ce que vous allez me faire arrêter comme cela ici ? J’ai là ma mère et mes sœurs, que diable !

— Que voulez-vous que j’y fasse ? a dit Cavaignac.

— Donnez-moi quarante-huit heures. J’ai des affaires. Il me faut le temps de me retourner.

— Je veux bien, a répondu Cavaignac. Seulement, entendez-vous avec Marie.

(Le ministre de la justice a consenti aux quarante-huit heures, et Caussidière en a profité pour s’évader.)


Quand le jour a paru, l’Assemblée délibérait encore. Les lustres pâlissaient. On voyait à travers les fenêtres le ciel gris et morne du crépuscule. Les rideaux blancs des croisées s’agitaient au vent du matin. Il faisait très froid dans la salle. Je distinguais de ma place des silhouettes d’hommes juchés sur la corniche extérieure des croisées, qui se découpaient sur la clarté du ciel.

On votait par billets bleus et billets blancs. Les billets blancs étaient pour l’accusation, les billets bleus contre. Chaque billet, selon l’usage de l’Assemblée, portait le nom du député votant.

Au dernier tour, j’ai fait mettre des billets bleus à presque tous mes voisins, même à M. Isambert, qui était fort animé contre les représentants inculpés.

L’urgence a été votée par 493 voix contre 292. La majorité nécessaire était 393. — 93 deux fois[3].

À six heures et demie du matin tout était terminé, les femmes des tribunes descendaient en foule par l’unique escalier, la plupart cherchant des maris représentants. Les journalistes s’appelaient dans les couloirs, les huissiers couraient affairés, on disait avoir vu des gendarmes dans la salle des pas-perdus, les yeux étaient mornes, les visages étaient pâles, et le plus beau soleil du monde emplissait la place de la Concorde.




11 septembre.

En descendant de la tribune, j’ai demandé au général Cavaignac la grâce de quatre transportés désignés et enfermés pour partir au fort de l’Est, un poëte et trois peintres, Simon Chaumier, Bourguignon, Doublemard père et fils. Le général m’a présenté une feuille de papier et m’a dit : Écrivez les noms. Je les ai écrits ; il a pris la plume de mes mains et a ajouté ceci : Ordre au général Bertrand de surseoir immédiatement. Gal C.

Il a écrit sursoir, mais qu’importe que l’orthographe soit mauvaise si l’action est bonne.




17 septembre 1848.

On dit dans l’Assemblée nationale qu’il y a quatre évêques parmi nous : Fayet, évêque d’Orléans ; Graveran, évêque de Quimper ; Parisis, évêque de Langres, et Montalembert. Les gens de la droite appellent Fayet lætificat, Graveran tædificat, Parisis ædificat, et Montalembert magnificat.




Septembre 1848.

L’autre jour on causait au banc des ministres. On parlait femmes. M. Dupin aîné flânait aux alentours. M. Vaulabelle, le ministre de l’Instruction publique, contait un peu ses bonnes fortunes, tout en dissimulant sous des théories sa pratique. Il convenait qu’il fallait payer, mais, disait-il, les femmes se rendent plus aisément aux beaux et aux aimables qu’aux laids et aux fâcheux. On paie plus ou moins cher selon l’homme. — Oui, dit Dupin intervenant, tant vaut l’homme, tant vaut la belle.




5 octobre 1848.

On se passait ce quatrain fait avec le mot de Dupin :


Un ministre aux désirs ardents
Prend chaque soir femme nouvelle.
Il lui donne jusqu’à trois francs ;
Tant vaut l’homme, tant vaut la belle.




21 septembre 1848.

Deux évêques ont parlé aujourd’hui, l’abbé Parisis, évêque de Langres, et l’abbé Fayet, évêque d’Orléans. — Il s’agissait de la liberté d’enseignement.

L’abbé Parisis, homme au visage coloré, aux cheveux gris, aux gros yeux bleuâtres et ronds à fleur de tête, porte ses cinquante-cinq ans d’un air où il entre plus de gravité ecclésiastique et d’humilité officielle que de gravité vraie et d’humilité simple. Il a dit, de mémoire, avec un peu de pompe, quelques phrases qui ont été accueillies par des très bien ! À la tribune, l’effet de la soutane est divers : avec l’abbé Parisis, elle porte respect ; avec l’abbé Fayet, elle fait rire.

L’abbé Fayet est un bonhomme, vraie bête à bon Dieu, qui ressemble plus à un hanneton qu’à un évêque. À l’Assemblée, il va de banc en banc, s’assoit sur les chaises des huissiers, rit avec les bleus, avec les blancs, avec les rouges, rit avec tout le monde et se fait rire au nez par tout le monde. Il a une calotte de velours noir, des cheveux blancs qui sont vénérables malgré lui, un accent gascon, et il monte à la tribune en se mouchant dans un vaste mouchoir de couleur qui a toute la mine d’un mouchoir d’invalide. On rit. Il dit en gasconnant que le grand danger de l’époque c’est l’école romantique. On rit. Il propose un amendement. On rit. — Est-il appuyé ? — Non ! non ! — Il descend de la tribune et se mouche. On rit.

Voilà nos deux évêques.




DÉBATS SUR LES JOURNÉES DE JUIN.


[CONVERSATIONS DANS LES COULOIRS SUR L’ÉLECTION À LA PRÉSIDENCE.]


26 septembre 1848.

Louis Napoléon a paru aujourd’hui à l’Assemblée. Un M… parlait sur les deux Chambres, il resta court au milieu d’un discours appris par cœur. Louis Bonaparte est allé s’asseoir au septième banc de la troisième travée à gauche, entre M. Vieillard et M. Havin.

Il paraît jeune, a des moustaches et une royale noires, une raie dans les cheveux, cravate noire, habit noir boutonné, col rabattu, des gants blancs. Perrin et Léon Faucher, assis immédiatement au-dessous de lui, n’ont pas tourné la tête. Au bout de quelques instants, l’émotion s’est évanouie, les tribunes se sont mises à lorgner le prince, et le prince s’est mis à lorgner les tribunes.

Il est monté à la tribune (3 h. 1/4). Il a lu, avec un papier chiffonné à la main. On l’a écouté dans un profond silence. Il a prononcé le mot compatriotes avec un accent étranger. Il ressemble à Lockroy. Quand il a eu fini, quelques voix ont crié : Vive la République !

Il est retourné lentement à sa place. Son cousin Napoléon, fils de Jérôme, celui qui ressemble tant à l’empereur, est venu le féliciter par-dessus M. Vieillard.

Du reste, il s’est assis sans dire un mot à ses deux voisins. Il se tait, mais il paraît plutôt embarrassé que taciturne.


5 octobre 1848.

Le général Cavaignac siégeait à l’extrémité du banc des ministres, côté gauche, au plus près de la tribune ; il avait l’escalier de la Montagne derrière lui, et en montant les passants lui touchaient l’épaule ou lui poussaient la tête. Pour se garantir des coups de coude, il a fait garnir l’angle supérieur de son banc d’une planche de sapin. Ceci a fait rumeur. On y a vu un commencement de privilège, un commencement de trône ; car le trône en effet commence par le sapin. L’égalité a crié. Le lendemain on a vu le même dossier au banc d’en face. L’égalité s’est calmée.


9 octobre.

Pendant qu’on agitait la question de la présidence, Louis Bonaparte s’est absenté de l’Assemblée. Cependant, lorsqu’on a discuté l’amendement d’Antony Thouret et de Ludre qui excluait les membres des familles royales ou impériales, il a reparu. Il s’est assis à l’extrémité de son banc, à côté de son ancien précepteur, M. Vieillard, et il a écouté en silence, tantôt s’accoudant, le menton dans la main, tantôt tordant sa moustache.

Tout à coup, il s’est levé et s’est dirigé lentement vers la tribune, au milieu d’une agitation extraordinaire, une moitié de l’Assemblée criant : Aux voix ! L’autre criant : Parlez !

M. Sarrans était à la tribune. Le président a dit : — M. Sarrans cède la parole à M. Louis Napoléon Bonaparte.

Il n’a dit que quelques mots insignifiants et est redescendu de la tribune au milieu d’un éclat de rire de stupéfaction.




Dans les premiers jours d’octobre il y eut à l’Assemblée constituante un incident singulier et dont le Moniteur ne parla pas. Au milieu d’un orage venu je ne sais plus à quel propos, quelqu’un cria de la Montagne en montrant les bancs de la droite : Vous êtes des royalistes ! Un jeune représentant de la Nièvre qui siège habituellement près de M. Parisis, évêque de Langres, répliqua avec violence : Nous acceptons l’épithète. Immense rumeur sur tous les bancs d’alentour. On cria : Rétractez ! rétractez ! Ce qui aggravait la parole dite, c’est que M. Grangier de la Marinière était un des secrétaires de la rue de Poitiers. M. Edgar Quinet se lève, M. Lacrosse se retourne, l’évêque de Langres s’éloigne, M. Dupont de l’Eure, qui siège sur les mêmes bancs, s’agite et gesticule tout courbé qu’il est par ses quatre-vingts ans. L’orateur qui tenait la tribune s’interrompt. L’Assemblée s’étonne. Toute la droite répète d’une seule voix à M. de la Marinière : Rétractez ! rétractez ! Quelques-uns disent : Expliquez ! M. Grangier de la Marinière, pâle, debout, demande la parole. Mais M. Marrast sent que l’explication sera une aggravation et que le mot lâché est mauvais pour tout le monde. Il refuse la parole à M. Grangier de la Marinière. M. Grangier de la Marinière assiège la tribune et en redescend trois fois au milieu d’un tumulte inexprimable, il crie : — Je veux m’expliquer ! M. Marrast lui répond : — Vous vous expliquerez avec vos voisins.

Ceci clôt l’incident ; le lendemain le Moniteur se tait, et il ne résulte de la chose qu’une lettre de M. Grangier de la Marinière au Journal des Débats.




Dans la séance du 24 octobre, l’Assemblée, malgré la très vive opposition du ministre des finances Goudchaux, décida, sur la motion de M. Creton, qu’il serait fait une enquête sur la gestion financière du gouvernement provisoire du 24 février au 24 juin. Ce vote fit prendre feu à Goudchaux qui envoya immédiatement sa démission à Cavaignac.

Après la séance, j’étais resté à mon banc et j’écrivais. La salle s’était vidée, je levai la tête par hasard et je vis Goudchaux qui était demeuré à son banc et qui gesticulait en criant à haute voix au milieu d’un groupe de représentants :

— C’est fini. J’ai donné ma démission. Vous avez manqué de délicatesse envers moi, je suis libre de m’en aller, et je m’en vais. Je ne suis plus là à l’heure qu’il est. Laissez-moi tranquille. Vous avez battu ces messieurs sur mon dos (Ledru-Rollin, etc.). Je ne veux pas de ce vote-là contre moi. Il y avait un sentiment qu’on n’a pas compris. Je ne veux pas du décret Creton. Je réponds à mon origine et à mon caractère en m’en allant. J’aime bien périr dans une bataille, et comme personne n’est tué avec moi cela me va.

Marrast essayait de le calmer. Il ne tenait compte de rien. Les représentants étaient montés sur les bancs et l’entouraient avec des murmures confus. Une partie du public écoutait des tribunes. Les lustres s’éteignaient. Les journalistes se penchaient pour entendre. Les valets et les huissiers étaient béants. Une femme jeune et jolie, donnant le bras à un étranger, était entrée dans la salle, et regardait.




Novembre 1848.

À mesure que l’époque de l’élection approchait, les deux généraux qui gouvernaient perdaient contenance. Cavaignac devenait soucieux, Lamoricière[4] furieux.

L’humeur de Cavaignac perçait même à la Chambre. Un jour, Crémieux vient s’asseoir au banc des ministres. De là, il jette à l’orateur qui tenait la tribune quelques très bien ! C’était précisément un orateur de l’opposition.

— Monsieur Crémieux, dit Cavaignac, vous faites bien du bruit.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? répond Crémieux.

— Cela me fait que vous êtes au banc des ministres.

— Voulez-vous que je m’en aille ?

— Mais !…

Crémieux se lève et sort du banc, en disant :

— Général, vous m’en faites sortir et je vous y ai fait entrer.

Crémieux, en effet, avait, étant du gouvernement provisoire, fait nommer Cavaignac ministre de la guerre.


Le général Lamoricière rencontrait M. Grandin à la bibliothèque.

— Eh bien, Grandin, pour qui voteront vos ouvriers ?

— Pour Louis Bonaparte.

Lamoricière bondissait. — Ah ! les gueux ! ah ! les gredins ! ils veulent Louis Bonaparte. Eh bien, voyez-vous, je vous donnerai à tous une trempée, mille noms de noms, comme en Afrique, sacrebleu ! Je ne voulais pas de la République, moi, mais puisque j’y suis, j’en suis ! Ah ! vous voulez l’aigle à présent ! eh bien, je lui mangerai les tripes !

M. Léon Faucher, vice-président de la rue de Poitiers, croyait devoir se plaindre à deux ministres, hommes graves et raisonnables, MM. Dufaure et Vivien, des façons du général Lamoricière, et ceux-ci répondaient : — Ah ! bah ! vous savez bien que Lamoricière est un étourneau.

Il y avait en effet de l’étourneau dans Lamoricière, mais il y avait aussi de l’épervier.


Un autre jour, on voyait Cavaignac se promener à grands pas, de long en large, dans l’avant-salle au milieu des valets de la Chambre et des huissiers ébahis. C’était à propos d’un malheureux jeune homme qui était là tout tremblant et qui avait eu l’audace de lui faire remettre une pétition quelconque avec ce mot : pressée.

Le général criait avec tous les jurements qui n’ont pas d’orthographe :

— Me déranger pour ça ! niais ! imbécile ! animal ! — C’était son dépit qui éclatait en colère.

Une autre fois, c’était encore ce même Crémieux que Cavaignac accostait au pied même de la tribune, et l’on entendait ce dialogue étrange :

— Maître Crémieux, quand aurez-vous fini de me noircir ?

— Général, je ne vous comprends pas très bien.

— Je vous dévoilerai !

— Et moi, je vous démasquerai !

— Je dirai tous vos crimes.

— Et moi tous les vôtres !

Les deux généraux avaient des conciliabules en dehors du conseil. Des bruits sinistres circulaient. Des représentants étaient assaillis d’avis ou de menaces anonymes. Mme Cavaignac mère disait à son fils, dans le salon princier de la rue de Varennes :

— Vous n’entendez rien à la politique. Il devrait déjà y avoir une vingtaine de ces gens-là au delà des mers.

Ces gens-là, c’étaient les représentants de l’opposition.

C’est au sortir de cette conversation que M. Porion, maire d’Amiens et représentant, qui l’avait entendue, dit à quelqu’un qui lui demandait ce qu’il pensait de la mère Cavaignac : — Elle me fait l’effet d’une vieille guillotine.


Cependant on parlait de préparatifs mystérieux. Deux sous-officiers étaient arrêtés aux environs d’Amiens, achetant des fusils aux paysans gardes nationaux. On leur demandait : — Pour le compte de qui ? — Ils répondaient : — Pour le ministre de la guerre.

Des querelles éclataient aux barrières de Paris entre la ligne et la garde mobile. Les soldats appelaient les gardes mobiles : les bouchers de Cavaignac. On disait qu’à la première occasion le gouvernement ferait lui-même les barricades et que la moitié de la garnison passerait du côté de l’émeute.

Le 19 novembre, à la chute du jour, je comptais douze caissons chargés de munitions de guerre longeant silencieusement le quai des Tuileries et allant à l’École militaire. Tout devenait question, la trahison comme la fidélité. Où serait l’attaque ? où serait la défense ? Ombre, doute, péril et figures suspectes de tous les côtés. On était à cette heure crépusculaire, si étrange en politique, où l’on ne sait plus si les loups sont des chiens, et si les chiens sont des loups.




11 novembre 1848.

La promulgation de la Constitution aura lieu demain. La place de la Révolution, devenue définitivement place de la Concorde, est couverte d’échafaudages. Le temps est froid et sombre. Quelques curieux s’arrêtent, regardent et passent. Il y a plus de maçons et de charpentiers que de curieux. Des affiches qualifient la cérémonie Fête de la Constitution.


[14 novembre.]

Pendant qu’on promulguait cette pauvre Constitution dans une espèce de décoration de théâtre qui cachait sous de la toile peinte et du carton la magnifique ornementation de marbre et de pierre de la place Louis XV, les représentants causaient de cent bagatelles tout en grelottant sous la première neige de l’année qui tombait en ce moment-là même. On se racontait la Vraie conversation de M. Véron et de M. le général Cavaignac. M. Véron, invité à faire visite au général, a eu soin d’y aller parfaitement gris. C’était le soir à la sortie de l’Opéra. À la question du général Cavaignac : — Qui choisissez-vous de M. Louis Bonaparte ou de moi ? M. Véron a répondu : — Couchez-moi dans un lit entre le général Cavaignac et le prince Louis, Je choisirai après.

Il y avait dans les tribunes de fort belles tapisseries empruntées au garde-meuble et qui servaient les hivers passés aux bals des Tuileries.

L’ornementation de la place se composait d’un demi-cercle de faisceaux placés en avant des tribunes. Chaque faisceau portait le nom d’un département. De trois en trois faisceaux il y avait le coq tel que l’a fait la révolution de Février. Les réactionnaires loustics remarquaient à l’un des bouts de la place les noms de trois départements ainsi disposés : l’Oise, l’Eure, la Somme. Ils lisaient : L’oiseleur l’assomme.

On disait Caussidière présent à Paris et caché.

Le soir, le gouvernement avait invité Paris à illuminer.

De la rue de la Tour-d’Auvergne à la rue Charlot, j’ai compté trois lanternes allumées à une seule maison. Le seul théâtre qui ait obéi à l’injonction, ç’a été le petit spectacle-concert qui est au coin du bazar Bonne-Nouvelle.

Le lendemain, un banquet réunissait quinze cents ouvriers socialistes à la barrière du Maine. On y criait beaucoup : Vive Raspail ! Vive Cabet ! Vive Pierre Leroux ! ce qui forçait le ministre de la guerre à tenir trois bataillons cachés dans le palais de l’Assemblée.

À propos du feu d’artifice annoncé pour le dimanche suivant, un colonel me disait : — Voilà un feu d’artifice qui fera tenir soixante-cinq mille hommes sous les armes.




Novembre 1848.

J’ai dîné le 19 novembre chez Odilon Barrot à Bougival.

Il y avait MM. de Rémusat, de Tocqueville, Grandin, Léon Faucher, un membre du Parlement anglais et sa femme, laide avec de belles dents et de l’esprit, Mme Odilon Barrot et sa mère.

Vers le milieu du dîner, Louis Bonaparte est venu avec son cousin, le fils de Jérôme, et M. Abbatucci, représentant.

Louis Bonaparte est distingué, froid, doux, intelligent avec une certaine mesure de déférence et de dignité, l’air allemand, des moustaches noires, nulle ressemblance avec l’empereur.

Il a peu mangé, peu parlé, peu ri, quoiqu’on fût très gai.

Mme Odilon Barrot l’a fait asseoir à sa gauche, l’anglais étant à sa droite.

M. de Rémusat, qui était assis entre le prince et moi, m’a dit assez haut pour que Louis Napoléon ait pu l’entendre : — Je donne mes vœux à Louis Napoléon et mon vote à Cavaignac.

Louis Bonaparte, pendant ce temps-là, faisait manger des goujons frits à la levrette de Mme Odilon Barrot.




Novembre 1848.

Les bruits de coup d’état continuant, l’Assemblée en était émue. Les souvenirs de fructidor rendaient tout possible. Parmi les représentants indiqués comme devant être violemment arrachés de leurs sièges, quelques-uns ne couchaient plus chez eux, d’autres souriaient. Le sourire est la meilleure arme contre cette sorte d’audaces et la violence se déconcerte devant l’ironie. Un homme courageux pourtant, M. Émile de Girardin, passait les nuits hors de sa maison. Il est vrai qu’en juin il avait pu apprendre à se défier.

Voici du reste ce qu’on disait avec une certaine abondance de détails. Trente ou quarante représentants (dont j’étais, voir la liste que le colonel Ambert m’a donnée) devaient être saisis une nuit dans leur logis : on allait jusqu’à désigner la nuit choisie qui était celle du 23 au 24 novembre. Avec eux les rédacteurs de l’Événement, M. Véron, rédacteur du Constitutionnel, M. de Girardin et M. Laurent, un des journalistes de la Presse. Tous devaient être transportés hors de Paris immédiatement par un convoi spécial de chemin de fer et enfermés dans la citadelle de Lille.

Cela était absurde, mais ce qui caractérise le pouvoir de ce temps-là, c’est que l’Assemblée se préoccupait de l’absurdité. Credo quia absurdum.

Les uns attribuaient l’inspiration à Mme Cavaignac, les autres à tort au lieutenant-colonel Charras, homme hardi et brave qui avait été ministre de la guerre au 15 mai et tenait lieu d’âme à Cavaignac et à Lamoricière. D’autres enfin, les mieux informés, disait-on, attribuaient le plan à MM. Recurt et Marrast.

Selon cette version, le conseil avait été donné dans ces termes précis par MM. Marrast et Recurt au gouvernement. Un représentant (M. Louvet, je crois) ami de M. Freslon, ministre de l’instruction publique, et son ami particulier, crut devoir lui en parler. M. Freslon, au dire des mêmes gens, n’avait point nié et avait répondu : — Oui, l’expédient a été en effet proposé au conseil des ministres qui l’a repoussé avec horreur.

Il était déjà bien grave que des entremetteurs politiques eussent jugé le gouvernement capable d’entendre une pareille ouverture.

Aussi quand, dans la séance du 24, M. Dufaure vint enfin s’expliquer sur ces rumeurs devant l’Assemblée, il eut beau parler avec les raisons d’un homme d’état et l’accent d’un honnête homme, quelque chose demeura dans l’esprit de tous, et l’ombre d’un coup d’état avorté resta sur la figure indécise et sombre de Cavaignac.




Dans les trois jours qui séparèrent la demande d’explication du débat fixé au samedi 25, la Chambre fut agitée et inquiète. Les amis de Cavaignac tremblaient secrètement et essayaient de faire trembler. Ils le sentaient perdu. Ils disaient : — On verra ! — Ils affectaient l’assurance. Jules Favre ayant parlé à la tribune du grand et solennel débat qui allait s’ouvrir, ils éclatèrent de rire. M. Coquerel, le pasteur protestant, rencontrant Cavaignac dans l’avant-salle, lui dit : — Tenez-vous bien, général ! — Moi ! répliqua Cavaignac avec des yeux étincelants, dans un quart d’heure j’aurai balayé ces misérables ! — Ces misérables, c’étaient Lamartine, Garnier-Pagès et Arago. Cependant on doutait d’Arago ; il s’était rapproché de Cavaignac ; on le supposait ébranlé et douteux à cause de l’ambassade de Berlin qu’avait son fils et de la direction des postes qu’avait son frère.

Cavaignac, dans le même moment, donnait la Légion d’honneur à l’évêque de Quimper, l’abbé Graveran, qui l’acceptait. — Une croix pour une voix, disait-on dans l’assemblée. Et l’on riait de ces rôles retournés : un général donnant la croix à un évêque.


25 novembre. En séance.

Nous voici en pleine querelle pour la présidence. Les candidats se montrent le poing. Cavaignac se défend contre Garnier-Pagès. L’Assemblée hue, gronde, murmure, trépigne, écrase l’un, applaudit l’autre.

Cette pauvre Assemblée est une vraie fille à soldats, amoureuse d’un troupier. Pour l’instant, c’est Cavaignac. Qui sera-ce demain ?

Le général Cavaignac fut habile et parfois même éloquent. Il se défendit comme on attaque. Il me parut souvent vrai, à moi, parce qu’il était louche depuis si longtemps. L’Assemblée l’écouta près de trois heures avec une attention profonde, où perçait à chaque instant la sympathie, toujours la confiance, quelquefois une sorte d’amour.

Cavaignac, avec sa taille haute et souple, sa petite redingote noire, son col militaire, ses épaisses moustaches, ses sourcils froncés, sa parole brève, brusque, coupée de saccades et de parenthèses, son geste rude, était par moments tout à la fois farouche comme un soldat et farouche comme un tribun. Vers le milieu il fut avocat, ce qui pour moi gâta l’homme ; la harangue tournait au plaidoyer. Mais à la fin il se releva avec une sorte d’indignation vraie, il frappa du poing la tribune et fit tomber le verre d’eau au grand émoi des huissiers, et quand il termina en disant : — J’ai parlé je ne sais combien de temps, je parlerai encore tout ce soir, toute cette nuit, tout demain dimanche, s’il le faut, et ce ne sera plus maintenant l’avocat, ce sera le soldat, et vous l’entendrez ! — toute l’Assemblée éclata dans une immense acclamation.


M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui attaqua Cavaignac, était un orateur froid, roide, un peu sec, qui ne convenait pas à la lutte, ayant de la colère sans éclat et de la haine sans passion. Il commença par lire un factum, ce qui déplaît toujours aux assemblées. L’Assemblée, mal disposée et furieuse en secret, voulait l’accabler. Elle ne demandait que des prétextes, il lui donna des raisons. Son mémoire avait ce grave défaut d’asseoir sur de petits faits de grosses accusations, surcharge qui fit plier tout le système. Et puis, ce petit homme blême, qui jetait à chaque instant sa jambe en arrière et se penchait, les deux mains sur le rebord de la tribune comme sur la margelle d’un puits, faisait rire ceux qui ne huaient pas. Au milieu des violences de l’Assemblée, il affectait d’écrire longuement sur les feuilles de son cahier, de sécher l’encre avec de la poudre et de reverser cette poudre à loisir dans la poudrière, trouvant ainsi moyen d’augmenter le tumulte avec son calme. Quand M. Barthélemy Saint-Hilaire descendit de la tribune, Cavaignac n’était encore qu’attaqué et déjà il était absous.


M. Garnier-Pagès, républicain éprouvé, honnête homme, mais ayant le fond vaniteux et la forme emphatique, succéda à M. Barthélémy Saint-Hilaire. L’Assemblée essaya de l’accabler lui aussi, mais il se redressa sous les murmures. Il invoqua son passé, attesta les souvenirs de la salle Voisin, compara les séides de Cavaignac aux séides de Guizot, montra sa poitrine « qui avait affronté les poignards de la République rouge », et finit par attaquer résolument le général, avec trop peu de faits et trop de paroles, mais de front et comme la Bible veut qu’on prenne le taureau, par les cornes. Garnier-Pagès releva l’accusation presque terrassée. Il mêla trop souvent son moi à la discussion ; il eut tort, car toute personnalité doit s’effacer devant la gravité du débat et l’anxiété du pays. Il se tourna de tous les côtés avec une sorte de furie désolée ; il somma Arago d’intervenir, Ledru-Rollin de parler, Lamartine de s’expliquer. Tous trois gardèrent le silence, manquant à la fois au devoir et à la destinée.

L’Assemblée, cependant, poursuivait Garnier-Pagès de ses huées, et, quand il dit à Cavaignac : — Vous avez voulu nous jeter par terre ! elle éclata de rire, et à cause du sentiment et à cause de l’expression. Garnier-Pagès la regarda rire avec un air désespéré.

On criait de toute part : — La clôture !

L’Assemblée était à ce moment où elle ne voulait plus écouter et où elle ne pouvait plus entendre.


M. Ledru-Rollin parut à la tribune.

Ce cri éclata sur tous les bancs : — Enfin !

On fit silence.

Ledru-Rollin, espèce de Danton bâtard, appuyant sur la tribune son gros ventre boutonné, avait le son de voix enroué de Pétion et le balancement d’épaules de Mirabeau sans son éloquence.

Sa parole avait une sorte d’effet physique ; grossier, mais puissant. Garnier-Pagès avait signalé les fautes politiques du général, Ledru-Rollin signala ses fautes militaires. Lui aussi occupa l’Assemblée de son moi, et la fit rire. M. Ledru-Rollin disait Ledru-Rollin comme César disait César. Cela réussissait quelquefois, mais pas toujours. Avec tout cela, quelque adresse d’avocat mêlée à la violence du tribun. Il termina par un vœu de clémence. Somme toute, il ébranla Cavaignac.

Quand il revint s’asseoir à son banc, à côté de Pierre Leroux et de La Mennais, un homme à longue chevelure grisonnante, en redingote blanche, traversa l’Assemblée et vint serrer la main à Ledru-Rollin. C’était Lagrange.


Cavaignac monta pour la quatrième fois à la tribune. Il était dix heures et demie du soir. On entendait les rumeurs de la foule et les évolutions de cavalerie sur la place de la Concorde. L’aspect de l’Assemblée devenait sinistre.

Cavaignac, fatigué, prit le parti d’être hautain. Il s’adressa à la Montagne et la défia, déclarant aux montagnards, aux acclamations de la majorité et des réactionnaires, qu’il préférerait toujours leurs injures à leurs éloges. Ceci parut violent et était habile ; Cavaignac y perdit la rue Taitbout, qui représentait les socialistes, et y gagna la rue de Poitiers, qui représentait les conservateurs.

Il s’arrêta après cette apostrophe et resta quelques instants immobile, passant la main sur son front. L’Assemblée lui cria : Assez ! assez !

Il se tourna vers Ledru-Rollin et lui jeta cette parole : — Vous avez dit que vous vous retiriez de moi. C’est moi qui me retire de vous. Vous avez dit : pour longtemps. Je vous dis : pour jamais !

C’était fini. L’Assemblée voulait clore le débat.

Lagrange parut à la tribune et gesticula au milieu des huées. Lagrange était une espèce de déclamateur à la fois populaire et chevaleresque qui exprimait des sentiments vrais avec une voix fausse. — Représentants, dit-il, tout cela vous amuse, eh bien ! ceci ne m’amuse pas ! — L’Assemblée éclata de rire et l’éclat de rire dura tout le reste du discours. Il appela M. Landrin M. Flandrin, et la gaieté devint folle.

J’étais de ceux auxquels cette gaieté serrait le cœur, car il me semblait entendre les sanglots du peuple à travers ces éclats de rire.

Pendant tout ce vacarme, on faisait circuler de banc en banc une liste qui se couvrait de signatures et qui portait un ordre du jour motivé proposé par M. Dupont de l’Eure.

Dupont de l’Eure lui-même, courbé, chancelant, vint lire, avec l’autorité de ses quatre-vingts ans, son ordre du jour à la tribune au milieu d’un profond silence interrompu par les acclamations.

503 voix contre 34 accueillirent cet ordre du jour, qui renouvelait purement et simplement la déclaration du 28 juin : Le général Cavaignac a bien mérité de la patrie.


Je fus des trente-quatre. Pendant qu’on dépouillait le scrutin, Napoléon Bonaparte, fils de Jérôme, s’approcha de moi et me dit :

— Vous vous êtes abstenu ?

Je répondis :

— De parler, oui. De voter, non.

— Ah ! reprit-il. Nous nous sommes abstenus de voter. La rue de Poitiers aussi s’est abstenue.

Je lui pris la main, et je lui dis :

— À votre aise. Moi je ne m’abstiens pas. Je juge Cavaignac, et le pays me juge. Je veux le jour sur mes actions, et mes votes sont des actions.

Ce fut pendant le dépouillement de ce scrutin que M. Félix Pyat donna un soufflet à M. Proudhon qui lui rendit un coup de poing.




Avant l’échange du coup de poing et du soufflet, comme Félix Pyat abordait Proudhon en lui disant : — Pourquoi donc attaquez-vous tous les jours la Montagne ? — Proudhon s’est écrié : — Vous, une Montagne ! vous êtes un Parnasse de niais !

En novembre 1848, MM. Thiers et Molé passaient quelquefois la durée entière des séances en conférences dans le couloir de la Chambre qui est derrière mon banc.

Un fait qu’on n’a pas su, c’est que le général Cavaignac faisait partie du gouvernement provisoire proclamé le 15 mai à la tribune par les envahisseurs de l’Assemblée. Il était désigné comme ministre de la guerre. Il était en ce moment absent de Paris où il n’arriva que le 17 mai.

Je tiens le fait de M. Denis Lagarde, rédacteur des procès-verbaux de l’Assemblée, qui resta le dernier dans la salle quand les représentants l’eurent évacuée, et qui entendit le nom de Cavaignac proclamé à la tribune et en fut frappé.

En ce moment (novembre) on arme les faubourgs, on a déjà distribué plus de trois mille fusils au faubourg du Temple. On fait venir à Paris les régiments d’Afrique qu’on croit plus dévoués aux généraux Cavaignac et Lamoricière.




Il y a quelques mois je disais à Louis Blanc un jour que nous entrions ensemble à l’Assemblée : — Personne n’est plus rien. Nous sommes tous déconcertés, la droite parce que la gauche lui a ôté la royauté, la gauche parce que la droite lui a ôté la république.




30 novembre.

Ce matin les soldats libérés du service militaire ont traversé Paris par bandes se dirigeant vers les divers chemins de fer en criant : À bas Cavaignac !




Un paysan des Basses-Alpes qu’on essayait de détourner de voter pour Louis Bonaparte résistait. On lui disait les choses convenues : — Mais c’est un homme incapable, un sot, un niais, etc. — Oui, dit le paysan, j’ai bien entendu dire qu’il n’était pas bien fort ; eh bien ! il prendra un bon commis !



  1. Enquête sur les journées de juin et sur leur corrélation avec l’émeute du 15 mai. (Note de l’éditeur.)
  2. Louis Blanc n’avait cessé de faire appel au calme lors du mouvement du 15 mai, et avait conjuré le peuple de se retirer et de laisser l’Assemblée délibérer librement. Il fut néanmoins accusé d’avoir participé à l’émeute. (Note de l’éditeur.)
  3. L’Assemblée nationale a accordé l’autorisation des poursuites. (Note de l’éditeur.)
  4. Le général Lamoricière était ministre de la guerre. (Note de l’éditeur.)