Choses vues/1847/Un rêve

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 284-285).


UN RÊVE.


6 septembre 1847.

Cette nuit, j’ai rêvé ceci… — On avait parlé d’émeutes toute la soirée à cause des troubles de la rue Saint-Honoré.

Je rêvais donc. J’entrai dans un passage obscur. Des hommes passèrent auprès de moi et me coudoyèrent dans l’ombre. Je sortis du passage. J’étais dans une grande place carrée, plus longue que large, entourée d’une espèce de vaste muraille ou de haut édifice qui ressemblait à une muraille et qui la fermait des quatre côtés. Il n’y avait ni portes ni fenêtres à cette muraille ; à peine çà et là quelques trous. À de certains endroits le mur paraissait criblé ; dans d’autres il pendait à demi entr’ouvert comme après un tremblement de terre. Cela avait l’aspect nu, croulant et désolé des places des villes d’Orient.

Pas un seul passant. Il faisait petit jour. La pierre était grisâtre, le ciel aussi. J’entrevoyais à l’extrémité de la place quatre choses obscures qui ressemblaient à des canons braqués.

Une nuée d’hommes et d’enfants déguenillés passa près de moi en courant avec des gestes de terreur.

— Sauvons-nous ! criait l’un d’eux, voici la mitraille.

— Où sommes-nous donc ? demandai-je. Qu’est-ce que c’est que cet endroit-ci ?

— Vous n’êtes donc pas de Paris ? reprit l’homme. C’est le Palais-Royal.

Je regardai alors et je reconnus en effet, dans cette affreuse place dévastée et en ruine, une espèce de spectre du Palais-Royal.

Les hommes s’étaient enfuis comme une nuée. Je ne savais où ils avaient passé.

Je voulais fuir aussi. Je ne pouvais. Je voyais dans le crépuscule aller et venir une lumière autour des canons.

La place était déserte. On entendait crier : Sauvez-vous ! on va tirer ! — Mais on ne voyait pas ceux qui criaient.

Une femme passa près de moi. Elle était en haillons et portait un enfant sur son dos. Elle ne courait pas. Elle marchait lentement. Elle était jeune, pâle, froide, terrible. En passant près de moi elle me dit : — C’est bien malheureux ! le pain est à trente-quatre sous, et encore les boulangers trompent sur le poids.

Je vis la lumière faire un éclair au bout de la place et j’entendis le canon. Je m’éveillai.

On venait de fermer la porte cochère avec bruit.