Choses vues/1847/Procès Teste et Cubières

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 251-270).


[PROCÈS TESTE ET CUBIÈRES[1].]


CHAMBRE DES PAIRS.


6 mai. — Le nouveau garde des sceaux, M. Hébert, a apporté aujourd’hui à la Chambre l’ordonnance qui la constitue cour de justice pour juger le général Cubières à propos de l’affaire Parmentier. Le général assistait à la séance. Il était à sa place, assis au bureau comme secrétaire de la Chambre qu’il est en ce moment. Le chancelier présidait. Le général paraissait calme et regardait de temps en temps avec une lorgnette d’ivoire les tribunes où il y avait beaucoup de femmes. Personne n’est allé lui parler, ni lui prendre la main. La Chambre était nombreuse et triste. Il a deux ou trois fois adressé la parole à M. de Ségur-Lamoignon, assis à côté de lui, qui lui répondait avec une répugnance visible. Chacun se demandait : — Comment est-il là ? pourquoi est-il venu ? — Cousin, assis à côté de moi, me disait : — Il n’est donc pas allé consulter son vertueux ami intime M. Passy qui lui eût dit crûment son fait !

Le comte Daru a lu l’ordonnance. Puis le général Cubières a demandé la parole. Le chancelier a dit : — La parole est à M. Despans-Cubières. On a remarqué cette forme. Le général est monté à la tribune, assez pâle, et a parlé dix minutes environ, pour ne dire ni oui, ni non, sans faiblesse et sans fermeté. Il expliquera, a-t-il dit. Puis il est retourné à sa place de secrétaire, à la grande stupeur de tous. La séance législative a commencé, et le chancelier a appelé le comte Beugnot à la tribune. Vingt minutes après le général a quitté la Chambre. Pas un ne lui a dit un mot. Cousin me disait : — J’ai été ministre avec lui, nous sommes presque amis. Eh bien, s’il passait là, je ne lui donnerais pas la main. Je ne suis pas assez brave pour cela.

Comme le général descendait le grand escalier, Viennet qui montait l’a rencontré. Viennet est allé à lui et lui a dit : Insensé ! (style Viennet) comment avez-vous écrit de telles lettres ! — C’est là mon seul tort, a répondu Cubières. Je n’en ai pas eu d’autres.

Du reste, il ne paraît pas comprendre la gravité de sa situation. Il y a quinze jours, il était au concert du ministre de l’intérieur où a chanté Mlle  de Santa-Colonna. Il était fort gai, cet affreux procès devait éclater le lendemain. Ce hideux Parmentier le tenait. On ne s’en serait pas douté. Il riait. Il avait de l’esprit, du vrai esprit libre et heureux. Philippe de Ségur lui disait ce soir-là : — Que dites-vous des recommandations que fait le roi de Prusse à son peuple en lui donnant une constitution ? — Il me fait l’effet, répondit Cubières, d’Arlequin qui donne des tambours et des trompettes à ses enfants et qui leur dit : Amusez-vous bien, mais ne faites pas de bruit. — Et tous de rire. — Il était mardi à la soirée de M. Guizot.

Au moment où il est sorti de la Chambre, le comte de Pontécoulant est monté à mon banc avec son air de vieux sénateur de quatre-vingt-cinq ans. Il s’est penché sur mon fauteuil et m’a dit : — Que pensez-vous de cela ? — J’ai levé les yeux au ciel. Il a ajouté : — Un pair de France accusé d’escroquerie ! nous revenons au temps du cardinal Dubois et de la princesse de Guéménée. J’ai trop vécu.

M. Cubières était un homme aimable et cordial. C’était lui qui m’avait fait les honneurs de la Chambre, le jour où j’y siégeai pour la première fois. Il me montra tout, les salons, la bibliothèque, la buvette, le vestiaire, le jardin. Il me fit admirer « nos roses et nos oiseaux ». Je le connaissais depuis son ministère de 1840. À cette époque, nous nous rencontrâmes dans un coucou allant tous deux à Saint-Prix où nos femmes étaient à la campagne. Le général Cubières avait de l’esprit, de l’indécision, point d’éloquence, des manières faciles. Il était brave, et avait servi avec mon oncle Louis.

Je m’aperçois que je viens d’en parler comme s’il était mort.

— Que n’a-t-il tué quelqu’un ! disais-je à Lagrenée, que n’est-il traduit devant la cour des pairs pour haute trahison, ou pour attentat à la sûreté de l’État ! je voudrais qu’il m’eût tiré un coup de pistolet et être au lit de la blessure ! — Vous seriez, me dit Lagrenée, le Grangeneuve de la chambre des pairs !

Les vieux généraux étaient particulièrement consternés.


25 juin. — La cour des pairs a statué en chambre du conseil sur le président Teste dans l’affaire Cubières. À midi et demi précis, appel nominal. M. le chancelier a été d’avis d’intervertir l’ordre du réquisitoire du procureur général et de commencer par Teste. Ainsi fait. M. de Pontois, appelé le premier, a réservé son vote. M. de Ponthon, appelé le second, a dit non pour la mise en accusation. Jusqu’à M. Troplong, presque tous ont dit non. M. Troplong a parlé et bien parlé pour la mise en accusation. Seulement il a justifié son nom. M. de Malleville aussi a trop longuement parlé dans le même sens. M. Renouard a opiné assez éloquemment pour l’accusation. Mon tour venu, je me suis levé et j’ai dit : — À mon avis, retirer M. Teste de l’affaire, ce serait la juger d’avance ; ce serait en retirer le fait de corruption ; ce serait condamner M. le général Cubières à se débattre uniquement désormais sous cette affreuse accusation d’escroquerie que je souhaite passionnément voir écarter. Je maintiens M. Teste dans l’accusation. — Ceci a été particulièrement au cœur des vieux généraux qui ont applaudi. On a fait deux tours de scrutin. Au premier, 188 votants ; il y a eu 148 oui, 40 non ; au deuxième, 181 votants, il y a eu 142 oui, 39 non. M. Teste a été mis en accusation. La séance, ouverte à midi et demi, a été levée à six heures.


26 juin. — Suite de la délibération. — Il y avait 187 pairs. La mise en accusation :

1° Pour le fait de corruption, a été votée : contre Cubières, au premier tour, par 163 oui contre 24 non ; au deuxième, par 160 oui contre 26 non ; — contre Parmentier, au premier tour, par 162 oui contre 25 non ; le second tour, n’ayant pas été réclamé, n’a pas eu lieu ; — contre Pellapra, aux deux tours, par 162 oui contre 25 non ;

2° Pour le fait d’escroquerie : contre Cubières, au premier et au second tour par 134 oui contre 53 non ; — contre Pellapra, au premier tour, par 137 oui contre 50 non, au deuxième tour qui a eu lieu sur la demande formelle du duc de Coigny, par 136 oui contre 50 non. Au premier tour, sur la question d’escroquerie, j’ai dit : — L’affaire est en ce moment obscure pour tout le monde, pour le public et pour nous, juges ; elle ne se compose encore à l’heure qu’il est que de vraisemblances et d’invraisemblances. Eh bien ! toutes les vraisemblances sont du côté de la corruption, toutes les invraisemblances du côté de l’escroquerie. Ceci me frappe. Aucune pièce dans ces deux volumes de 800 pages ne tend à établir réellement l’escroquerie. En cet état, je ne puis me résigner à porter une accusation, qui est déjà une dégradation, contre un pair de France, contre un lieutenant général, contre un ancien soldat, et je dis non. — Au deuxième tour, j’ai dit : — Messieurs, je persiste. Tout à l’heure, quand je mettais en regard la qualité de la personne et la bassesse du délit, ce n’était pas un argument ; c’était une manière de faire comprendre à la cour ma profonde répugnance à prononcer légèrement contre une telle personne une telle accusation. Messieurs, dans cette affaire, nous n’avons que le choix des choses tristes, la pensée va avec douleur de M. le président Teste à M. le général Cubières. Eh bien, dans cette alternative poignante, j’aime encore mieux voir à notre barre un ancien ministre corrompu qu’un ancien ministre escroc. Pour faire de tels choix, il faut, j’en conviens, être en de telles extrémités. Je ne veux donc pas accuser légèrement, — je dis légèrement, — le général Cubières d’escroquerie. Je répète qu’il n’y a dans le dossier aucune pièce qui prouve à sa charge ce délit, pire qu’un crime ! S’il en était autrement, s’il y avait contre lui des indices réels, des indices suffisants. Messieurs, sa qualité, que j’invoquais tout à l’heure, serait à mes yeux une circonstance aggravante ; et précisément parce qu’il est pair de France, précisément parce qu’il a été soldat, et soldat de nos plus glorieuses armées, je voterais l’accusation avec un sévère empressement. Il n’en est pas ainsi. Je dis non.

M. de Broglie a dit non ; M. Pasquier a dit oui.

La séance, ouverte à midi, a été levée à cinq heures et demie.

En sortant de la séance, le duc de B. m’a dit : — Prenez garde, avec des procès comme ceux-là on ébranle plus que le cabinet, on court risque de faire tomber le gouvernement, les institutions, l’État. — J’ai répondu : — L’homme n’est pas bien solide sur ses jambes qu’on fait tomber en lui brossant son habit.


29 juin. — Hier les quatre accusés ont été mandés (ils ne sont pas arrêtés) au Luxembourg et interrogés de nouveau. M. Cubières a dit qu’il voulait un salon pour lui seul, à présent et pendant tout le procès, entendant ne pas se trouver avec ses coaccusés. M. Teste est furieux ; il a dit avec sa vivacité méridionale : — C’est bon. Je vais en foudroyer plusieurs. On m’appelait il y a vingt ans le lion du midi, maintenant le lion est vieux, mais il est toujours lion.

Voici ce qu’on raconte du reste. — Mme Cubières aurait dit à M. Hipp. Passy, il y a deux jours : — Eh bien ! mon mari parlera. Il le faut. La vérité est qu’il a donné cent quinze mille francs à M. Pellapra pour M. Teste. — Je tiens ceci de M. de Mesnard auquel M. Troplong l’a dit, le tenant de Passy lui-même.


7 juillet. — Pellapra s’est enfui. Le procès commence demain.




Jeudi 8 juillet. — Premier jour du procès.

À midi je suis arrivé. Les pairs étaient dans la galerie des tableaux. J’y suis allé. Tous parlaient de l’évasion de Pellapra. M. le chancelier est entré. Des banquettes avaient été préparées selon l’usage pour les pairs et une table pour le chancelier avec un fauteuil, sous le tableau de Marius à Carthage, à quelques pas du tableau des Enfants d’Édouard. Une grande draperie bleue, ornée d’un assez vilain galon jaune, coupait la galerie en deux.

Le chancelier a réclamé la parole. On a fait silence. Il a expliqué à la cour qu’avant d’entrer en séance il était de son devoir de l’entretenir de Pellapra. Pellapra s’est évadé. Y a-t-il quelque reproche à faire, soit au chancelier, soit même à la cour ? devait-on mettre les accusés en état d’arrestation ? Non. En thèse générale et pour tous les accusés, la cour des pairs a toujours adouci le plus qu’elle a pu les formes de la justice et n’ordonne d’arrestations que les indispensables. Dans le cas particulier, pourquoi une arrestation ? Point de prison attachée même à la culpabilité déclarée. La dégradation civique, nulle privation de la liberté, voilà la peine encourue. La prévention pourrait-elle être plus sévère que la condamnation[2] ? En outre, la qualité des personnes n’était-elle pas à considérer ? Pouvait-on craindre l’évasion d’un homme comme Pellapra si puissamment riche, a dit le chancelier, que la contumace va frapper par le séquestre de tous ses biens ? Enfin, quoi qu’il en soit, l’évasion est consommée, le chancelier s’est concerté avec le procureur général, la cour statuera. Le chancelier réclame une ordonnance de prise de corps contre Pellapra. En attendant, il a décerné un mandat d’amener. Le ministre de l’intérieur a mis le télégraphe en mouvement. Le signalement de Pellapra a été envoyé par toute la France. Le chancelier a lu ce signalement : Soixante-quinze ans, visage allongé, teint coloré. — Coloré ? point du tout ! a dit le duc de Brancas. Il est livide.

M. le chancelier a ajouté que, sur son ordre, la police s’était transportée chez Pellapra, quai Malaquais, 17 ; que Pellapra était absent, que Mme  Pellapra était seule chez elle, et avait répondu aux questions du commissaire délégué que son mari serait de retour dans deux jours.

Le greffier, M. Cauchy, sur l’ordre du chancelier, a lu à la cour une lettre de Pellapra à son avocat, Me Gauthier, envoyée par l’avocat à M. le chancelier. Dans cette lettre, Pellapra rappelle ses infirmités, sa vieillesse, les incommodités qui l’empêcheraient de soutenir les longueurs du débat, l’effroi que lui cause une incarcération possible loin des siens auxquels il est habitué, la fatigue, la souffrance, tant d’émotions depuis six semaines ; il dit à son avocat, qu’il appelle son cher ami, que sa conscience ne lui reproche rien, et que s’il déserte le débat et l’accusation publique, ce n’est pas par peur de la justice, mais par crainte de ses infirmités et de ses maladies.

À cette lettre était joint un certificat d’un médecin, membre de l’académie de médecine, dont j’ai oublié le nom. Ce certificat constate « une grave maladie chirurgicale » (la fistule) pour laquelle Pellapra serait « en traitement » et aurait déjà subi « plusieurs opérations douloureuses ».

Le chancelier a repris la parole et rappelé à la cour son usage (très contestable) de n’adresser de questions que par l’intermédiaire du président.

Comme nous entrions en séance, Montalembert m’a abordé et m’a dit : — Voici ce que vient de me conter le général Prével. Il y a trois jours, dimanche, le général traversait les Tuileries donnant le bras à un conseiller d’État de ses amis, M. Amédée Thierry, le frère de l’écrivain. Sous les marronniers, il aperçut un vieillard qui se promenait et qui vint droit à lui. C’était Pellapra. Le général, un peu embarrassé de la rencontre, voulait tourner court ; Pellapra ne lui en laissa pas le temps et l’apostropha d’un bonjour brusque en ajoutant : — Mon général, voulez-vous gagner dix mille francs ? — Non, dit le général assez bourrument, pas avec vous. — Bah ! reprit Pellapra en riant, je vous les donne et j’en donne autant à Monsieur que je ne connais pas, dit-il en désignant M. Amédée Thierry, si vous pouvez me prouver l’un ou l’autre que j’ai mis cinq sous dans ma poche dans l’affaire qui m’amène jeudi devant la cour des pairs !

Il s’est évadé le lendemain pendant la fête du parc des Minimes.




Le soir du jour où les pairs instructeurs se déterminèrent à mettre M. Teste en prévention, le hasard voulut que le chancelier dût se rendre à Neuilly avec le bureau de la chambre pour porter au roi une loi votée.

Le chancelier et les pairs du bureau (parmi lesquels était le comte Daru) trouvèrent le roi furieux. Il savait la mise en prévention de M. Teste. Du plus loin qu’il les aperçut, il marcha vivement à eux :

— Comment, Monsieur le chancelier, s’écria-t-il, vous n’aviez pas assez d’un de mes anciens ministres ! il vous en a fallu un second ! Vous prenez Teste à présent ! Ainsi, j’ai passé dix-sept ans à relever le pouvoir en France ; en un jour, en une heure, vous le faites retomber ! Vous détruisez l’ouvrage de tout mon règne ! vous avilissez l’autorité, la puissance, le gouvernement ! Et vous faites cela, vous, Chambre des pairs ! — Etc.

La bourrasque fut violente. Le chancelier fut très ferme. Il tint résolument tête au roi. Il dit que sans doute il fallait consulter la politique, mais qu’il fallait aussi écouter la justice ; que la Chambre des pairs avait, elle aussi, son indépendance comme pouvoir législatif, et sa souveraineté comme pouvoir judiciaire ; que cette indépendance et cette souveraineté devaient être respectées, et au besoin se feraient respecter ; que d’ailleurs, dans l’état où était l’opinion, il eût été fort grave de lui refuser satisfaction ; que ce serait mal servir l’État, mal servir le pays, mal servir le roi, que de ne pas faire ce que l’opinion demande et ce que la justice exige ; qu’il y avait des moments où il était plus prudent d’avancer que de reculer, et qu’enfin ce qui était fait était fait.

— Et bien fait, ajouta Daru.

— Nous verrons, dit le roi.

Et de furieux il devint soucieux.

La députation de la Chambre se retira quelques instants après. Le roi ne fit pas mine de la retenir.




Jeudi 8 juillet.

Midi et demi. — La cour entre. Foule dans les tribunes. Personne dans les tribunes réservées, excepté le colonel Poizat, commandant du palais. Dans la tribune diplomatique, deux personnes seulement, lord Normanby, ambassadeur d’Angleterre, et le comte de Lœwenhœlm, ministre de Suède.

On introduit les accusés. Peu de spectateurs dans l’hémicycle derrière le banc des accusés. Trois tables revêtues de serge verte ont été dressées vis-à-vis la cour ; à chacune de ces tables il y a une chaise ; des bancs derrière pour les avocats. Le président Teste s’assied à la table du milieu, le général Cubières à la table de droite, Parmentier à la table de gauche. Tous trois sont en noir.

Parmentier est entré assez longtemps après les deux pairs. Teste, qui est commandeur de la Légion d’honneur, en a la rosette à la boutonnière ; Cubières, qui est grand-officier, le simple ruban. Avant de s’asseoir, le général cause un moment avec son avocat, puis feuillette d’un air très occupé le volume des pièces. Il a son visage ordinaire. Teste est pâle et calme. Il se frotte les mains comme lorsqu’on est satisfait. Parmentier est gras, chauve, les cheveux gris blanc, la face rouge, le nez en bec, la bouche faite d’un coup de sabre, les lèvres minces ; l’air d’un coquin. Il a une cravate blanche, ainsi que le président Teste. Le général a une cravate noire.

Les trois accusés ne se regardent pas. Parmentier baisse les yeux et affecte de jouer avec la chaîne d’or de sa montre qu’il étale avec une affectation de provincial sur son gilet noir. Un jeune homme à petites moustaches noires, qu’on dit être son fils, s’assied à sa gauche.

Derrière moi plusieurs députés, le président de Belleyme, M. Marie, l’avocat républicain, M. Janvier, l’avocat quasi-légitimiste, M. Léon de Malleville, vice-président de la chambre des députés, causent des accusés.

Interrogé sur ses qualités. Teste se lève et dit :

— J’ai pensé qu’il n’était pas convenable d’apporter sur ce banc les dignités dont j’avais été revêtu (mouvement) ; je les ai déposées hier dans les mains du roi. (Mouvement : très bien.)

On lit l’acte d’accusation. Cubières tient son visage et son front cachés dans sa main gauche et suit la lecture sur le volume distribué. Teste la suit également, et annote son exemplaire avec une plume de fer qu’il tient à la main. Il a mis ses besicles. De temps en temps, il prend du tabac dans une grande tabatière de buis, et cause avec son avocat, M. Paillet. Parmentier semble très attentif.

Moi, au milieu de cette lecture, où les mots de corruption, de prévarication, de fraude, d’escroquerie reviennent fatalement et sans cesse, je ne puis m’empêcher de songer que M. Cubières appartenait à ce ministère du 1er mars dont Odilon Barrot disait le lendemain du jour de sa formation : C’est jeune, c’est honnête, ça me va.

En dépit des usages de la cour, des femmes assistaient au procès. Elles sont rangées au-dessus de nos têtes autour du trou du lustre. On les aperçoit

à travers le vitrage.
10 juillet.

Voici où j’en suis après les deux premières journées :

J’ai parlé à M. le général Cubières quatre ou cinq fois dans ma vie, à M. le président Teste une fois seulement, et pourtant, dans cette affaire, je m’intéresse à leur sort comme s’ils étaient pour moi des amis de vingt ans — des frères. Pourquoi ? Je le dis tout de suite : C’est que je les crois innocents.

Je les crois est trop faible ; en ce moment, je les vois innocents. Cela changera peut-être, car cette affaire remue comme une onde et change d’aspect à chaque instant ; mais à cette heure, après bien des perplexités, après bien des transitions, après bien des passages douloureux, où ma conscience a plus d’une fois frémi et frissonné, dans ma conviction, M. le général Cubières est innocent du fait de l’escroquerie, M. le président Teste est innocent du fait de la corruption.

Qu’est-ce donc que cette affaire ? Pour moi, elle se résume en deux mots : courtage et chantage ; courtage prélevé par Pellapra, chantage exercé par Parmentier. Le courtage, entaché de dol et d’escroquerie, a produit le fait incriminé ; le chantage a produit le scandale. De là tout le procès.

Je n’ai nul goût pour la culpabilité qui ne m’est pas invinciblement démontrée. Mon penchant est de croire à l’innocence. Tant qu’il reste dans les probabilités de la cause un refuge possible à l’innocence des accusés, toutes mes hypothèses, je ne dis pas y inclinent, mais s’y précipitent.


4e journée. — Dimanche, 11 juillet.

Il y a suspension aujourd’hui. La première audience a été employée à la lecture de l’acte d’accusation ; la seconde et la troisième, avant-hier et hier, à l’interrogatoire des accusés.

Au commencement de l’audience de vendredi, ont été lues des lettres communiquées inopinément par MM. Léon de Malleville et Marrast et qui semblent jeter une vive lueur sur ce procès. Les accusés avaient été arrêtés la veille au soir. Ils sont arrivés à l’audience pâles, défaits ; Parmentier, pourtant, l’air plus assuré que les deux autres.

M. Teste a écouté la lecture des nouvelles pièces, le coude sur sa table et se cachant à demi le visage dans sa main ; le général Cubières les yeux baissés ; Parmentier avec un embarras visible.

L’interrogatoire a commencé par le général.

M. Cubières a une figure pouparde, le regard indécis, la parole hésitante, les joues colorées ; je le crois innocent de l’escroquerie ; cependant aucun cri du cœur. Pendant l’interrogatoire, il était debout, et frappait la table avec la pointe d’un couteau de bois, très doucement et comme en cadence, geste de profonde tranquillité. Le procureur général, M. Delangle, avocat assez médiocre, a été insolent avec lui deux ou trois fois ; Cubières, soldat de Waterloo, n’a pas trouvé une parole pour le souffleter. J’en souffrais pour lui. Dans l’opinion de la cour, il est déjà condamné.

Pendant la suspension de l’audience, Montalembert me disait : — Vous avez une mauvaise place, loin de la tribune, ce qui force les pairs à se retourner quand vous parlez. Vous devriez vous rapprocher de nous. Tenez, Cubières avait une place excellente, à gauche, un peu au-dessus de moi. Il ne reviendra pas, prenez-la. — C’est égal, je ne la prendrai pas.

La première partie de l’interrogatoire a paru mal conduite. Il n’y avait qu’un cri à la buvette. Le chancelier est un vieillard remarquable et rare, mais enfin il a quatre-vingt-deux ans. À quatre-vingt-deux ans, on n’affronte ni une femme ni une foule.

Parmentier, interrogé après le général, a parlé avec aisance et une sorte de faconde vulgaire qui était quelquefois l’esprit, souvent la logique, toujours l’adresse, jamais l’éloquence. C’est un homme qui est naïvement un gueux. Il ne s’en doute pas. C’est une âme difforme qui est impudique, et qui étale ses nudités comme ferait Vénus. Repoussant spectacle qu’un crapaud qui se croit beau. On le huait. D’abord il n’entendait ou ne comprenait pas ; il a cependant fini par comprendre ; alors la sueur a perlé sur son visage, par instants, au milieu des marques de dégoût de l’assemblée, il essuyait avec anxiété son front chauve et ruisselant, il regardait autour de lui avec une sorte de supplication et d’égarement, se sentant perdu, et cherchant à se raccrocher, et cependant il continuait de parler et d’exposer ses laideurs, et les murmures couvraient sa parole, et son angoisse croissait. En ce moment-là, ce misérable m’a fait pitié.

M. Teste, interrogé hier, a parlé comme un homme innocent et m’a fait revenir de loin à son sujet. Il a été souvent et grandement éloquent. Ce n’était pas un avocat ; c’était un homme vrai qui souffrait, qui arrachait ses entrailles, et qui les jetait là, sous les yeux de ses juges, en disant : Voyez ! Souvent même c’était un homme noble. Il m’a ému profondément. Pendant qu’il parlait, il m’est apparu cette lueur que toute l’affaire pouvait s’expliquer par une escroquerie de Pellapra.

Teste a soixante-sept ans, l’accent méridional, la bouche grande et expressive, un pli profond de douleur à la joue droite, le front chauve et intelligent, l’œil profondément enfoncé et par instants lumineux ; toute l’habitude du corps affaissée, accablée et pourtant énergique.

Il s’agitait, se démenait, haussait les épaules, souriait amèrement, prenait du tabac, feuilletait son dossier, l’annotait rapidement, tenait en échec le procureur général et le chancelier, protégeait Cubières, qui l’a perdu, méprisait Parmentier, qui le défend, jetait des mots, des répliques, des soupirs, des plaintes, des rugissements. Il était tumultueux et pourtant simple, bouleversé et pourtant digne. Il était clair, rapide, persuasif, suppliant, menaçant ; plein d’angoisse sans aucun trouble, modéré et violent, fier, attendri, admirable.

À un certain moment, il m’a fait mal. C’étaient des cris de l’âme qui sortaient de sa poitrine. J’ai été tenté de me lever et de lui dire : — Vous m’avez convaincu ; je quitte mon siège et je vais prendre place sur ce banc à côté de vous ; me voulez-vous pour défenseur ? — Et puis je me suis arrêté, pensant que, si son innocence continue de m’apparaître, je lui serai peut-être plus utile comme juge parmi ses juges.

Pellapra est le nœud du procès. Son évasion semble désoler sincèrement Teste. On disait hier qu’il venait d’être repris.

Ce Pellapra a douze millions. Il avait une fort jolie femme, très coquette sous l’empire et sous la restauration. En 1815, elle était la maîtresse de M. le duc de Berry. Un jour, après un fort doux rendez-vous, comme elle remettait son châle pour s’en aller, le prince lui dit : — Qu’est-ce que c’est que ça ? quel affreux châle avez-vous là, ma chère ? — Bah ! lui dit-elle, vous le trouvez laid. Monseigneur ? — Horrible. — Eh bien, j’y tiens beaucoup. — Et pourquoi ? — Parce que c’est un châle de l’impératrice Joséphine. — Comment le savez-vous ? — Parce que c’est l’empereur qui me l’a donné. — Bah ! reprit M. le duc de Berry. Et comment cela ? — Voici, Monseigneur. J’étais pour l’empereur ce que je suis pour vous. Un jour, comme je sortais de sa chambre, ayant très chaud et fort en hâte, l’empereur courut après moi, et me dit : — Mais tu as les épaules nues, tu vas t’enrhumer ! — Il regarde autour de lui, il y avait sur un fauteuil un châle de l’impératrice Joséphine, il me le jeta sur les épaules. C’est celui-ci, et j’y tiens.

Le châle en effet était assez laid. Sous l’empire le laid régnait ; on n’aimait pas les châles à grands dessins ; on n’en voulait qu’à petites bordures. Le mérite d’un châle était de passer par une bague.

Du reste M. de Berry était peu magnifique.

— C’est égal, dit-il, le châle de ton Buonaparte est fort vilain.

Mais il n’en donna pas un autre.

Avant l’empereur, Mme  Pellapra avait eu Ouvrard, puis Fouché, puis Murat, enfin Napoléon. C’était comme une échelle à laquelle elle montait. L’empereur ne la garda que six semaines. Du reste il fit sur-le-champ Pellapra receveur général et lui donna ses cinq cent mille francs de cautionnement. Ceci commença la fortune de l’homme. Au retour de l’île d’Elbe, Mme  Pellapra, encore fort jolie, se trouvait à Lyon quand l’empereur y entra. L’empereur y resta trois jours dont il passa les trois nuits avec Mme  Pellapra. C’est elle qui le raconte à l’heure qu’il est.


La foule était plus grande encore ces deux jours-ci. L’anxiété est inexprimable parmi les spectateurs. Si Pellapra reparaît, le jour se fera. Je souhaite ardemment que Teste soit innocent, et innocent, qu’il soit sauvé.

Après l’audience d’hier, je l’ai suivi des yeux comme il s’en allait. Il a traversé lentement et tristement les bancs de la pairie, regardant à droite et à gauche ces fauteuils sur lesquels peut-être il ne s’asseoira plus. Deux huissiers, qui le gardaient, marchaient l’un devant, l’autre derrière lui.


5e journée, — 12 juillet.

Nouvelles pièces[3]. — Changent encore la face de l’affaire, chargent Teste. Le général Cubières se lève et ajoute foi à ces pièces. — Teste répond avec énergie et hauteur, mais il faiblit pourtant. Sa bouche se contracte. Il me fait mal. Je commence à trembler qu’il ne nous ait tous trompés. Parmentier écoute, presque avec un sourire, les deux mains croisées négligemment sur ses bras. — Teste se rassied et prend force prises de tabac dans sa grande tabatière de buis, puis s’essuie la sueur du front avec un foulard rouge. — La cour est profondément émue.

— Je juge de ce qu’il souffre par ce que je souffre moi-même, me dit M. de Pontécoulant.

— Quel supplice ! dit le général Neigre.

— C’est un coup de guillotine qui tombe lentement, dit Bertin de Vaux.

L’anxiété est au comble dans la cour et le public. On ne veut pas perdre un mot. Les pairs crient à tous ceux qui prennent la parole : Plus haut ! plus haut ! on n’entend pas ! — Le chancelier prie la cour de considérer ses quatre-vingts ans.

Il fait une chaleur insupportable.

Cubières a deux avocats, dont Baroche ; Teste deux avocats. Mes Paillet et Dehans. Parmentier, un avocat, nommé Benoît-Champy. En outre quinze avocats sont assis derrière eux. Plus le fils de Teste, homme d’une quarantaine d’années, chauve, député.

L’agent de change Goupil est entendu. Teste se débat.

M. Charles Dupin interroge l’agent de change. Teste le suit et l’applaudit du sourire. Rien n’est plus douloureux que ce sourire.

Cette fois, on a tenu la chambre du conseil avant l’audience, dans l’ancienne salle.

Les pairs bourdonnaient comme une ruche. Le chancelier est venu à mon banc et m’a parlé Académie, — qu’un abbé Bautain se présentait pour succéder à M. Ballanche, — ce que j’en pensais. — Qu’à son avis il serait convenable qu’un ecclésiastique fût de l’Académie, mais que cet ecclésiastique devrait être ou très éminent par le talent, ou très éminent par la dignité, — que cet abbé Bautain ne lui semblait réunir ni l’une, ni l’autre de ces deux conditions ; — qu’on lui avait parlé, le comte Portalis, bon juge, d’un des deux cardinaux récemment nommés, le cardinal Giraud, comme d’un bon écrivain et d’un homme distingué, — si j’en savais quelque chose, et si je serais opposé à cette nomination. — J’ai répondu très sommairement que je ne connaissais comme gens de talent ni l’abbé Bautain ni le cardinal Giraud, et que du reste je trouverais fort bon qu’il y eût des prêtres distingués ou illustres, non seulement à l’Académie, mais à la Chambre des pairs. — M. le chancelier a abondé dans mon sens, puis m’a parlé du procès, de sa fatigue, de sa douleur ; disant combien une séance de l’Académie était une douce chose auprès d’une audience de la cour des pairs.

Dans sa déposition, M. Legrand, sous-secrétaire d’État aux travaux publics, a qualifié Teste : une personne qui est assise derrière moi. Teste a haussé les épaules.

Après la déposition grave du notaire Roquebert, le visage de Teste prend l’expression de l’agonie. Il se penche vers la table et dit quelques mots à voix basse.

À la production de la pièce venue du Trésor, Teste a rougi, s’est essuyé le front avec angoisse et s’est tourné vers son fils. Ils ont échangé quelques mots. Puis Teste s’est remis à feuilleter son dossier, et le fils a laissé tomber sa tête sur ses deux mains.

Depuis une heure. Teste a vieilli de dix ans ; sa tête branle, sa lèvre inférieure tombe. C’était hier un lion, aujourd’hui c’est une ganache.

Tout dans cette affaire marche par secousses violentes. Hier, je voyais Teste innocent, aujourd’hui je le vois coupable. Hier, je l’admirais, aujourd’hui je serais tenté de le mépriser, s’il n’était pas si malheureux. Mais je n’ai plus que de la pitié.


La séance d’hier 12 juillet est un des plus terribles spectacles auxquels j’aie assisté dans ma vie. C’est un écartèlement moral. Ce que nos pères ont vu il y a quatre-vingts ans, en place de Grève, le jour de l’exécution de Damiens, nous l’avons vu hier, jour de l’exécution du président Teste en cour des pairs. Nous avons vu tenailler et écarteler une personne morale. D’heure en heure, d’instant en instant, on lui arrachait quelque chose à midi, sa considération de magistrat ; à une heure, sa renommée de ministre intègre ; à deux heures, sa conscience d’honnête homme ; une demi-heure plus tard, le respect des autres ; un quart d’heure après, le respect de lui-même. À la fin, ce n’était plus qu’un cadavre. Cela a duré six heures.

Quant à moi, je le disais au duc d’Estissac et au premier président Legagneur, je doute que je puisse jamais avoir la force, même Teste convaincu et coupable, d’ajouter une peine quelconque à ce châtiment inouï, à cet effroyable supplice infligé par la providence.


6e journée. — 13 juillet.

Comme j’arrivais au vestiaire, M. le vicomte Lemercier, qui y était aussi, m’a dit :

— Savez-vous la nouvelle ?

— Non.

— Teste a voulu se tuer ; il s’est manqué.

En effet, le fait est vrai. M. Teste s’est tiré hier à neuf heures du soir deux coups de pistolet, l’un dans la bouche, l’amorce a raté ; l’autre sur le cœur, la balle a fait coup de poing, le coup étant tiré de trop près. Teste a tiré les deux coups à la fois, des deux mains ; c’est ce qui a fait avorter le suicide.

Le chancelier a fait donner lecture, en chambre du conseil, des pièces qui constatent l’événement ; elles ont été relues ensuite en séance publique. Les pistolets ont été déposés sur le bureau de la cour. Ce sont deux très petits pistolets, tout neufs, à crosse d’ivoire.

Teste, n’ayant pu parvenir à se tuer, refuse de paraître désormais devant la cour. Il a écrit au chancelier une lettre où il dit qu’il renonce à sa défense, les pièces produites hier ne laissant plus de place à la contradiction. Ceci est triste. C’est un avocat qui parle, ce n’est pas un homme. Un homme eût dit : Je suis coupable.

Quand nous sommes entrés en séance, M. Dupin l’aîné, qui était assis derrière moi au banc des députés, m’a dit :

— Devinez quel est le livre que Teste a fait demander pour se désennuyer ?

— Je ne sais.

Monte-Cristo ! « Pas les quatre premiers volumes, a-t-il dit, je les ai lus. » On n’avait pas Monte-Cristo à la bibliothèque de la Chambre des pairs ; on l’a fait louer dans un cabinet de lecture qui ne l’avait que par liasses de feuilletons. Teste passe son temps à lire ces liasses, et est fort calme. M. Dupin a ajouté après un silence : Ceci achève de peindre l’homme.

— Êtes-vous sûr de tout cela ? ai-je dit.

Mon voisin, M. le duc de Brancas, qui est un bon et noble vieillard, m’a dit :

— Ne vous opposez plus à la condamnation. C’est la justice de Dieu qui se fait.

Au moment, hier soir, où l’on est venu dire au général Cubières que Teste s’était tiré deux coups de pistolet, le général a pleuré amèrement.

Je remarque que c’est aujourd’hui une date fatale, 13 juillet.

La place de Teste est vide à l’audience.

Le greffier La Chauvinière lit les pièces. M. Cubières écoute avec un air de profonde tristesse, puis se couvre les yeux de sa main. Parmentier tient la tête constamment baissée. Les faits d’hier, la tentative de suicide de Teste et sa lettre au chancelier détruisent radicalement tout l’abominable système de Parmentier.

On remarque autour de moi que le valet de chambre de Teste qui était avec lui dans la prison s’appelle Poignard. Il était au service de Teste depuis six ans.

À une heure dix minutes, le procureur général Delangle prend la parole. Il dit à deux reprises, au milieu de l’émotion : Messieurs les pairs… puis s’arrête et reprend : Le procès est fini. Le procureur général n’a parlé que dix minutes.

Une particularité, c’est que Teste et Delangle se sont toute leur vie côtoyés ; Delangle suivant Teste, et, à la fin, le poursuivant. Teste a été bâtonnier des avocats, Delangle l’a été immédiatement après lui. Teste est nommé président de chambre à la cour de cassation, Delangle entre à la même chambre comme avocat général. Teste est accusé, Delangle est procureur général.

Le mouvement du père et du fils, que je notais hier au moment de la production des pièces du Trésor, m’est maintenant expliqué ; le père disait au fils : — Donne-moi les pistolets. — Le fils les a remis, puis il a laissé tomber sa tête dans ses mains.

Il me semble que cette sombre tragédie a dû se passer ainsi.

Pendant que l’avocat de Parmentier parlait, Cubières ôtait et remettait paisiblement une bague qu’il avait à la main gauche.

Dans la suspension d’audience, le colonel Poizat, commandant du palais, a dit à un pair, le baron Feutrier, que Pellapra allait arriver ; qu’on lui avait envoyé, sur sa réclamation, des saufs-conduits.

14 juillet.

À l’ouverture de la séance, le chancelier lit une lettre par laquelle Cubières donne sa démission de pair.

La question de la culpabilité des accusés est posée[4].

Sur Cubières. — Escroquerie écartée à l’unanimité.

Teste. — Culpabilité de corruption.

1° tour, à l’unanimité : oui.

Cubières, culpabilité ; deux tours. — 186 votants. — 183 oui.

Parmentier, culpabilité : à l’unanimité, oui.


15 juillet.

Application des peines :

Contre Teste : dégradation civique, à l’unanimité moins une voix : oui. — Teste a été condamné à 94 000 francs d’amende et trois ans de prison.

16 juillet.

Cubières : La dégradation civique. — La cour prononce 10 000 francs d’amende.




16 juillet. 4 heures après midi.

Une réflexion me préoccupe pendant toute la durée de cette délibération, réflexion que je ne dirai pas à la cour. C’est que si c’était un X quelconque qui fût accusé du fait de corruption devant la cour et convaincu et que M. Teste, dans l’état où était sa conscience, siégeât comme pair parmi les juges, il voterait pour la peine la plus sévère.




Il paraît que la condamnation de Cubières à la dégradation civique qui vient d’être prononcée a déjà transpiré et est arrivée jusqu’à la prison. Tout à l’heure, on entendait de la rue les cris affreux de M Cubières et de Mme  de Sampayo, sa sœur, qui étaient avec le général au moment où la nouvelle lui a été donnée.

Comme nous sortions, et que nous étions au vestiaire, Anatole de Montesquiou, qui a constamment voté dans le sens le plus humain m’a fait remarquer, dans le deuxième compartiment du vestiaire, près de celui où je m’habille, un vieil habit de pair suspendu à côté de l’habit du ministre de l’instruction publique. Cet habit était usé aux coudes, les boutons dédorés, les broderies fanées ; un vieux ruban de la Légion d’honneur était à la boutonnière, plus jaune que rouge et à demi dénoué. Au-dessus de cet habit était inscrit, selon l’usage, le nom de celui auquel il appartenait : M. Teste.

Les pairs magistrats étaient consternés que Cubières n’eût pas de prison. Voilà un arrêt bien bizarre ! disaient-ils, la dégradation et la liberté ! Et puis que faire maintenant de Parmentier ? — Je leur ai dit : — Vous avez trop tendu la corde, elle a cassé. Vous avez pesé sur la cour pour obtenir la dégradation civique ; la pitié a réagi et vous a refusé la prison. C’est bien fait.




17 juillet.

Suite de la délibération intérieure. — Appel nominal à midi.

Parmentier.

M. le chancelier fait lire deux lettres de Parmentier, en date d’hier et de ce matin. Dans la première, Parmentier supplie la cour de lui tenir compte de son douloureux étonnement lorsqu’il a vu M. Teste évidemment coupable, étonnement qui prouve son innocence à lui Parmentier ; dans la seconde il supplie la cour de considérer que tout au plus avait-il voulu corrompre pour une concession de 14 kilomètres, et que, la concession n’ayant pas été obtenue, le crime n’a pas été commis ; que du reste rien ne prouve que les 94 000 francs donnés par Pellapra aient été donnés pour Gouhenans, que Teste et Pellapra avaient nécessairement bien d’autres affaires et qu’enfin il est avec un profond respect, etc.

Ces lettres lues, on a commencé le tour d’opinion.

La dégradation civique. 10 000 francs d’amende. Pas de prison.



Mon opinion est que le public trouvera l’arrêt de la cour des pairs juste pour Teste, dur pour Cubières, doux pour Parmentier.

À quatre heures et demie, les portes ont été ouvertes au public. Une foule immense attendait depuis le matin. En un instant, les tribunes ont été tumultueusement remplies. C’était comme un flot.

Puis un profond silence quand l’appel nominal a commencé.

Les pairs répondaient en général d’une voix éteinte et fatiguée.

Puis le chancelier s’est couvert de son mortier de velours noir doublé d’hermine et a lu l’arrêt. Le procureur général était à son poste. Le chancelier a lu l’arrêt d’un accent ferme, bien remarquable dans un vieillard de quatre-vingts ans.

Quoique en aient dit quelques journaux, il n’a pas versé de « larmes silencieuses ».

L’arrêt va être lu immédiatement par le greffier en chef, Cauchy, aux condamnés.

Il y aura, demain 18, juste un mois que Teste fut mis en prévention par les pairs instructeurs, et qu’il leur dit : Je vous remercie de me placer dans cette position qui me rend le droit précieux de défense.

Comme nous descendions le grand escalier, Cousin m’a dit :

— Hugo, quel beau soleil ! ceci rappelle un chapitre de votre Dernier jour d’un condamné.

— Hélas ! ai-je répondu, la bonne nature conserve son calme, quoi que nous fassions, l’infini ne peut pas être troublé par le fini.




20 juillet.

Une particularité, c’est que c’est M. Teste qui a fait construire, étant ministre des travaux publics, cette prison du Luxembourg ; il a été le premier ministre qu’on y ait enfermé. Cela a fait songer au gibet de Montfaucon et à Enguerrand de Marigny.

M. Teste occupe dans cette prison une chambre séparée seulement par une cloison de la chambre du général Cubières. La cloison est si mince que, comme M. Teste parle haut, M. Cubières, dès le premier jour, fut obligée de frapper à la cloison pour avertir M. Teste qu’elle entendait tout ce qu’il disait. Aussi le coup de pistolet fit-il tressaillir le général Cubières comme s’il avait été tiré dans sa chambre même.

La séance du 12 avait été tellement décisive qu’on pressentait quelque acte de désespoir possible. Pendant l’audience même, M. le duc Decazes avait fait mettre des barreaux aux fenêtres des prisonniers. Ils trouvèrent ces barreaux en rentrant et ne s’en étonnèrent pas. On leur retira également leurs rasoirs et leurs canifs, et ils durent dîner sans couteaux.

Des agents devaient ne plus les quitter un instant et passer la nuit près d’eux. Cependant on crut pouvoir laisser M. Teste seul avec son fils et ses avocats. Il dîna avec eux, presque silencieusement ; chose remarquable, car il parlait volontiers et beaucoup. Le peu qu’il dit, il causa de choses étrangères à l’affaire.

À neuf heures, le fils et les avocats se retirèrent. L’agent qui devait surveiller M. Teste reçut l’ordre de monter immédiatement ; ce fut pendant les quelques minutes qui s’écoulèrent entre le départ de son fils et l’entrée de l’agent que M. Teste exécuta sa tentative de suicide.

Beaucoup de personnes ont douté que cette tentative fût sérieuse. À la Chambre, on en parlait ainsi. M. Delessert, le préfet de police, que j’ai questionné à ce sujet, m’a dit qu’il ne pouvait y avoir de doute ; que M. Teste avait bel et bien voulu se tuer. Seulement il ne croit qu’à un coup de pistolet.

Après sa condamnation, M. le général Cubières a reçu beaucoup de visites ; l’arrêt de la cour a manqué le but par trop de sévérité. Les visiteurs du général passaient, pour arriver jusqu’à sa cellule, devant la cellule de Parmentier, fermée seulement d’une porte vitrée avec un rideau blanc, au travers duquel on l’apercevait. Tous en passant accablaient Parmentier de paroles de mépris, ce qui a obligé cet homme à se cacher dans un coin où on ne le voyait plus.

On désigne pour remplacer M. Teste comme président de chambre à la cour de cassation M. Vincent Saint-Laurent qui a parlé presque violemment contre Teste à la cour des pairs. Si M. Vincent Saint-Laurent doit remplacer M. Teste, je regrette pour lui qu’il n’ait pas au moins trouvé moyen de s’abstenir dans le procès.

On répète un mot de M. Teste auquel je veux ne pas croire, mais qui sent l’avocat et qui par conséquent est malheureusement vraisemblable. Il aurait dit : — Eh bien ! ça pouvait se gagner !




22 juillet.

Le nom de Teste est déjà enlevé de sa place à la Chambre des pairs. C’est le général Achard qui occupe maintenant son fauteuil.

Hier, mardi 21 juillet, comme j’allais de l’Académie à la Chambre des pairs, vers quatre heures, j’ai rencontré près de la porte de sortie de l’Institut, dans la partie la plus déserte de la rue Mazarine, Parmentier qui sortait de prison.

Il se dirigeait vers le quai. Son fils l’accompagnait.

Parmentier, vêtu de noir, portait son chapeau à la main, derrière le dos ; de l’autre bras, il s’appuyait sur son fils. Le fils était triste. Parmentier paraissait profondément accablé. Il avait l’air épuisé d’un homme qui vient de faire une longue marche. Cette tête chauve semblait plier sous la honte. Ils allaient lentement.

On disait aujourd’hui à la Chambre que Mme  Cubières a donné une soirée le surlendemain de la condamnation. Il paraît simplement qu’elle s’est bornée à ne pas fermer sa porte.

Elle vient d’écrire aux journaux une lettre, peu utile à son mari, où il y a pourtant ceci qui est beau :

« On lui a ôté sa pairie, son grade, tout, jusqu’à sa dignité de citoyen… Il conserve ses cicatrices. »


M. le chancelier avait fait offrir à M. Cubières de sortir de prison par une des grilles du Luxembourg particulières au palais du chancelier. Un fiacre y eût attendu M. Cubières, et il y fût monté sans qu’aucun passant le pût voir. M. Cubières a refusé.

Une calèche découverte, attelée de deux chevaux, est venue stationner à la grille de la rue de Vaugirard, au milieu de la foule. M. Cubières y est monté, accompagné de sa femme et de Mme  de Sampayo, et c’est ainsi qu’il est sorti de prison.

Depuis ce jour-là, il reçoit tous les soirs plus de cent personnes. Il y a toujours une quarantaine de voitures à sa porte.



  1. Affaire des mines de Gouhenans. — MM. Cubières, Parmentier et Pellapra sont accusés « d’avoir, en 1842, corrompu par offres, dons et présents, le ministre des travaux publics, pour obtenir la concession d’une mine de sel gemme située dans le département de la Haute-Saône ». — M. Teste est accusé « d’avoir, étant ministre des travaux publics, agréé des offres et reçu des dons et présents pour faire un acte de ses fonctions non sujet à salaire ». Réquisitoire du procureur général Delangle.
  2. 21 juillet. — Je relis après le procès les notes écrites au moment même et sur place, et je fais cette remarque que le chancelier, qui ne voyait pas au commencement de l’affaire de prison possible pour les condamnés, a fini par voter la prison pour Teste à qui on l’a infligée et pour Cubières à qui on l’a épargnée. (Note de Victor Hugo.)
  3. Lettre de Mme  Pellapra signée Émilie Pellapra. — Six billets de Teste, reconnus par lui (il les a pris d’une main tremblante et a dit : C’est de moi. — Extraits de bordereaux de Pellapra paraissant constater la remise des 93 000 francs à Teste. (Note de Victor Hugo.)
  4. Voir à la fin du volume, les notes prises en séance sur les votes motivés de chaque pair. (Note de l’éditeur.)