Choses vues/1846/Soirée chez M. Guizot

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 202-206).


[SOIRÉE CHEZ M. GUIZOT.]


18 décembre 1846.

Je crois avoir écrit quelque part : La France est à la mode en Europe. En 1846, la France n’était pas moins à la mode hors d’Europe. L’Afrique en particulier se tournait vers nous avec une admiration pleine de germes pour l’avenir. L’empereur du Maroc, Abd-el-Rhaman, nous envoyait en ambassade Ben-Achache, le pacha de Tétouan. Le vice-roi d’Égypte, Mehemet-Ali, nous envoyait son fils, Ibrahim-pacha. Le bey de Tunis, Ahmed, venait à Paris en personne. Cela n’était jamais arrivé à un bey de Tunis. Le dey d’Alger, Hussein, nous avait visités en 1831, mais ce n’était pas absolument de son plein gré. Je me rappelle qu’à cette époque cet Hussein assista à la Porte-Saint-Martin à une représentation de Marion de Lorme.

Le bey de Tunis, Ahmed-bey, auquel on donnait le titre d’altesse et qu’on avait salué à Toulon de vingt et un coups de canon comme tête couronnée, était un homme de quarante-cinq ans. On lui en eût bien donné soixante. Je le vis à une fête chez M. Guizot. Il avait une assez belle tête, un grand nez, une grande barbe grise, l’œil vif et le regard d’un enfant intelligent qui désire apprendre. Et en effet un barbare est un enfant. Il était vêtu à cette affreuse mode turque d’à-présent qui prévaut dans tout l’empire ottoman depuis que l’antique Constitutionnel de MM. Étienne et Jay a persuadé au sultan Mahmoud que la civilisation consiste dans un pantalon à sous-pieds et dans une redingote à-la-propriétaire.

Le bey de Tunis était donc habillé, à ce qu’il croyait, en lieutenant général français. Il avait une capote de caporal avec un collet de général, le grand cordon et la plaque de la Légion d’honneur, plusieurs baudriers et ceinturons brodés d’or, une foule de croissants et de médaillons ovales en diamants suspendus au cou ou cousus sur sa poitrine, d’énormes épaulettes portant un croissant de diamants entouré de dix ou douze petites étoiles en rubis, un sabre au côté. Tout cet accoutrement mêlait dans une sorte de composé bizarre le charlatan de carrefour, le tambour-major de régiment et le suisse de cathédrale. Un vaste tarbouch rouge, orné d’une houppe bleue à laquelle était attaché un petit papier découpé comme ceux qu’on met dans les boîtes à bonbons, complétait cet ensemble et le rendait barbare sans le rendre pittoresque. Voilà pour quel déguisement ces braves turcs ont abandonné leur costume national, le plus magnifique que les hommes aient jamais porté. Les turcs avaient de plus que nous la beauté ; nous avons réussi à leur donner notre laideur. Nos pédants de civilisation appellent cela un progrès.

Le bey était entouré de six ou huit tunisiens, affublés comme lui de broderies extravagantes sur d’horribles redingotes de drap. Parmi ces tunisiens il y avait un italien appelé le chevalier Raffo, qui était le ministre des finances du bey.

La fête de M. Guizot était belle. On y exécuta le septuor de Beethoven. Il y avait cohue, comme toujours. M. Guizot faisait les honneurs avec le grand cordon de la Légion d’honneur sur l’habit et la Toison d’or au cou. En passant près de moi le bey me coudoya avec sa grosse épaulette, et se retourna en s’excusant avec un sourire empressé et quelques mots d’un italien peu intelligible. L’italien était la seule langue européenne qu’il parlât. Louis-Philippe la parlait aussi. Mais quand ils causaient en italien l’un et l’autre, ils ne se comprenaient pas.

Je suppose que le bey parlait levantin et que Louis-Philippe parlait sarde.

Entre autres personnes auxquelles j’ai parlé à cette soirée il y avait le marquis d’Escayrac de Lautour qui m’a présenté son fils, jeune homme de vingt ans lequel arrive de Madagascar, MM. Edmond Blanc et Liadières qui m’ont parlé de la commission du Théâtre-Français dont nous sommes, le général Cavaignac, le maréchal Molitor, M. et Mme  Ancelot, M. et Mme  de Lagrenée, le prince de Craon, dont le fils sert dans la marine, le duc de Praslin, le duc Decazes, M. et Mme  Duchâtel, M. et Mme  Cuvillier-Fleury, la duchesse Decazes, M. Victor Leclerc en ce moment candidat à l’Académie, Granier de Cassagnac, Brindeau du Messager, M. Edmond Leclerc, l’ambassadeur d’Espagne Martinez de la Rosa, Napoléon Duchâtel qui va être ambassadeur en Espagne, M. et Mme  Lebrun, Alphonse Royer avec le Nicham au cou, M. Poirson, proviseur du collège Charlemagne, etc. Peu de jolies femmes, beaucoup d’hommes fort laids.


La vieille mère de M. Guizot a quatre-vingt-quatre ou cinq ans. Elle assiste aux soirées, assise au coin de la cheminée, en guimpe et en coiffe noire, parmi les broderies, les plaques et les grands cordons. On croit voir au milieu de ce salon de velours et d’or une apparition des Cévennes.

M. Guizot lui disait un jour :

— Vous rappelez-vous, ma mère, le temps où votre grand’mère nous parlait des dragons qui la poursuivaient dans la montagne et des balles qui venaient trouer ses jupes ?

À l’époque de la naissance de M. Guizot, 89 n’avait pas encore refait l’état civil des protestants. Ils étaient hors la loi. Ce qui fait que M. Guizot est né légalement bâtard. Il n’a été inscrit, en venant au monde, sur aucun registre, et ne pourrait prouver sa qualité de citoyen français.


M. Guizot. — Eh bien, nous allons recommencer les luttes.

Moi. — Vous ne craignez rien à notre Chambre ?

M. Guizot. — Non. L’opposition me fait dire qu’elle me harcèlera peu. Excepté M. de Boissy, qui ne m’a prévenu de rien de ce qu’il fera. — M. de Montalembert parlera sur Cracovie. Mais nous aurons un paragraphe dans le discours du trône qui, j’espère, ne laissera rien à dire.

Moi. — Et vous ferez bien. Quant à moi, voici mon sentiment. Si la Chambre eût été en session à l’époque de l’événement de Cracovie, j’eusse pris la parole, et j’eusse dit : — Je demande la permission de féliciter la France. Supprimer Cracovie, c’est nous rendre le Rhin. Les traités de 1815 ne sont plus. Ces traités ont été faits contre nous, on les viole contre nous, on les violera encore contre nous ; la dernière violation sera pour nous. Je félicite la France et je glorifie la Pologne.

M. le vicomte de Flavigny. — Soit. Mais n’est-ce pas un malheur que des gouvernements…

M. de Lagrenée. — Des gouvernements monarchiques !…

M. de Flavigny. — … donnent l’exemple de l’infraction des traités et de la violation du droit des gens ?…

Moi. — Cela n’a rien de nouveau. M. Guizot, qui est un grand historien, sait mieux que nous que rien n’est plus fréquent dans l’histoire de l’Europe. Tous les gouvernements ont de tout temps violé tous les droits, à commencer par le droit des gens. Les canons s’appelaient l’ultima ratio. Qui a force a droit, voilà quelle était la maxime ; les petits états dévorés par les grands ; les poules mangées par les renards ; les renards mangés par les loups ; les loups mangés par les lions, voilà quelle était la pratique. Ce qui est une nouveauté, c’est le respect du droit. Ceci est l’honneur de la civilisation du xixe siècle de vouloir que le faible soit respecté par le fort, et que la morale éternelle soit au-dessus des piques et des mousquets. Les trois puissances qui ont détruit Cracovie ont fait une faute, non en ce qu’elles auraient violé la tradition des siècles passés, mais parce qu’elles ont outragé l’esprit du temps présent.

M. Guizot. — C’est juste.

M. de Flavigny. — Mais l’histoire des papes, pourtant...

Moi. — L’histoire des papes vaut mieux que l’histoire des rois, mais elle a aussi ses ombres. Les papes ont, eux aussi, manqué à leur parole et enfreint la foi jurée.

M. Guizot, riant. — Ah ! ne disons point de mal de la papauté en ce moment. Il y a un pape que j’aime et que je porte dans mon cœur.

Moi. — D’accord. Mais le précédent ! Mais Grégoire XVI ! — Quant à Pie IX, je suis aussi de ceux qui espèrent.

M. Guizot. — Je l’estime parce qu’il aime et appelle les conseils, parce qu’il demande à chacun un avis, sauf à se décider sainement après, parce qu’il veut le bien, le cherche toujours et le trouve souvent. Je l’estime parce qu’il concède avec grâce et affection ce qui est juste. Je l’estime parce qu’il sait dire aussi : Je ne ferai jamais cela. Il a la douceur et la fermeté.

Moi. — Si l’on avait su, on ne l’aurait pas nommé !

M. Guizot. — Sans doute. Les cardinaux étaient pressés. Ils ont eu le bon esprit d’être pressés. Ils sentaient que tarder quinze jours, c’était risquer une explosion. Les légations étaient minées. Tout l’état romain pouvait être en feu en vingt-quatre heures. Ils se sont hâtés de sortir du provisoire. Il y avait d’anciennes candidatures, de vieilles brigues dans lesquelles ils n’ont pas voulu entrer. Cela eût demandé trop de temps. Rien n’est tortueux et rien n’est long comme ces galeries creusées souterrainement par l’intrigue italienne. Ils ont brusqué la chose. Ils ont pris celui qu’ils connaissaient le moins, le premier venu. C’est ainsi que Mastaï a été nommé.

Moi. — Voilà une vraie élection faite par la providence. Les hommes s’en sont peu mêlés.

M. Guizot. — Il a été tellement surpris de son élection qu’il s’est évanoui quand on la lui a annoncée. Si c’était à refaire aujourd’hui, il n’aurait pas six voix.

Moi. — Si Pie IX veut, il sera le souverain le plus puissant de l’Europe. On ne sait pas ce que peut être un pape. Un pape qui marcherait selon son temps devrait dominer et pourrait soulever le monde. Il a un levier si énorme, — la foi, la conscience, l’esprit ! Il peut troubler d’un mot le cœur des masses. Toutes les âmes sont des mines toujours chargées pour l’étincelle qui jaillirait d’un pareil pape. Quel incendie, s’il lui plaît ! Quel rayonnement, s’il le veut ! Et puis quelle admirable situation ! Il n’a ni empire, ni armée. Point de provinces à perdre, point de soldats à faire battre. Il ne risque rien, il n’a point d’enjeu.

M. de Flavigny. — Voyez pourtant Pie VII.

Moi. — Oui, Napoléon. Il y a aussi Barberousse. Cela arrive tous les six cents ans. Et puis, qu’est-ce que cela ? Pie VII ne tombe pas comme Charles X. Un roi ne revient jamais d’Holyrood. Un pape revient toujours de Fontainebleau. Un pape ne tombe jamais. Pour lui, la chute n’est pas la déchéance, c’est le martyre. C’est quand il est à genoux qu’il est tout-puissant. J’en reviens à Pie IX, et j’espère en lui. Un roi intelligent, ce n’est que la lumière sur le trône. Un pape intelligent, c’est la lumière sur l’autel.