Choses vues/1845/Les derniers ministres de Charles X

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 127-128).


1845.


[LES DERNIERS MINISTRES DE CHARLES X.]


Juillet 1845.

M. Guernon-Ranville[1], un des quatre ministres condamnés en 1830 et amnistiés en 1838, habite en ce moment son château de Ranville, en Normandie. Il vit là dans une profonde retraite. Son plaisir est d’aller de temps en temps se promener au bord de la mer, qui n’est qu’à une lieue de Ranville et qu’on voit des fenêtres de sa maison. Il a quatre ou cinq mille francs de rente à lui, et vingt-cinq ou trente mille du chef de sa femme, veuve en premières noces du général de Montmarie.

On a peu de distractions et de visiteurs au château de Ranville. Cette année, cependant, M. Guernon-Ranville a fait venir, pour divertir et occuper ses hôtes, le fameux somnambule Alexis et son magnétiseur, M. de Marcillet.

M. Guernon-Ranville a cinquante-huit ans, et n’en paraît guère plus de quarante-cinq. Les vicissitudes de sa vie ont glissé sur lui sans l’accabler. Il se plaint pourtant de sa détention au fort de Ham. Elle a duré huit ans. Quoique condamné à vie, il espérait n’être emprisonné que cinq ans, se fondant sur ceci, dit-il, que l’emprisonnement perpétuel n’est dans aucune loi. Il oubliait que la Cour des pairs est souveraine, et fait la loi en l’appliquant.

Le régime de Ham était fort dur pour les ministres condamnés. Ils étaient là quatre : M. le prince de Polignac, M. de Chantelauze, M. de Peyronnet et M. Guernon-Ranville. M. de Polignac gardait dans sa prison même, avec ses compagnons d’adversité, je ne sais quelle distance aristocratique. Il était le seul condamné à la mort civile, ce qui excitait sa femme à se faire faire par lui un enfant tous les ans. Avant cette époque, Mme la princesse de Polignac ne voulait plus avoir et n’avait plus d’enfants. Il est né de la captivité de Ham plusieurs garçons, auxquels M. de Polignac a donné, du chef de sa femme, une existence de princes en Hongrie. Ils ne pouvaient avoir d’état légal en France. M. Guernon-Ranville et M. de Chantelauze vivaient presque en commun et faisaient tous les soirs leur partie d’échecs ensemble. M. de Peyronnet se confinait dans sa cellule et s’isolait. — Sa raison, dit M. Guernon-Ranville, commençait à s’altérer. — M. de Polignac avait un peu de hauteur et M. de Peyronnet un peu de dédain.

Les sentinelles avaient ordre de tirer sur les prisonniers quand ils mettaient la tête à la fenêtre à de certaines heures. M. Guernon-Ranville a un souvenir amer de sa captivité.

Quoiqu’on pense généralement le contraire, il affirme que M. de Peyronnet avait approuvé les ordonnances. Il avait même, comme ministre de l’intérieur, rédigé en entier l’ordonnance électorale. Elle était telle que M. Guernon-Ranville, le jour où il la lut au conseil, lui dit en sortant du cabinet du roi : « Vous auriez pu écrire cette loi en un article : Les Préfets feront les élections. » M. de Peyronnet se mit à rire.

M. de Polignac resta jusqu’au bout le grand seigneur oublieux et distrait. La garnison de Paris étant jugée trop faible pour le coup d’état qui allait éclater, M. de Polignac, ministre de la guerre par intérim, en l’absence du maréchal de Bourmont qui prenait Alger, proposa au roi de faire venir vingt mille hommes de renfort des garnisons des environs. Il signa l’ordre. — « Expédiez-le bien vite », dit le roi. — « J’en chargerai mes courriers » , dit M. de Polignac. — Il mit l’ordre dans sa poche. Deux jours après, au fort de la bataille, les vingt mille hommes attendus n’arrivaient pas. — « Oh ! mon Dieu ! » s’écria M. de Polignac. Il porta la main à sa poche, l’ordre y était encore. Il l’avait oublié.

Du reste, M. Guernon-Ranville vit paisible. Il vient à Paris de temps en temps. L’an dernier, pourtant, il a fait le voyage de Belgrave-Square. Il en parlait dernièrement. — « J’ai retrouvé là, disait-il, quelque ombre du passé. Le prince me consultait en tout. J’avais état de ministre près de lui. »



  1. Guernon-Ranville était ministre de l’instruction publique dans le cabinet Polignac en 1829 ; condamné à la prison perpétuelle après la révolution de 1830, il bénéficia de l’amnistie ; par une fantaisie singulière, il reçut une série de noms de baptême qui formaient une phrase par leur assemblage : Martial Côme Annibal Perpétue Magloire. (Note de l’éditeur.)