Choses vues/1843/Royer-Collard

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 80-83).


[ROYER-COLLARD.]


Dicté le 16 juin 1843.

Hier, à l’Académie, la séance n’étant pas encore ouverte, M. Royer-Collard et M. Ballanche sont venus s’asseoir auprès de moi. Nous nous sommes mis à causer. C’était pourtant plutôt une conversation à deux qu’à trois. J’écoutais plus que je ne parlais.

— Voici enfin la chaleur qui vient, a dit M. Royer-Collard.

— Oui, a répondu M. Ballanche, mais il en vient trop. C’est déjà trop pour moi.

— Comment ! a repris M. Royer-Collard, vous n’êtes donc pas méridional ?

— Non. Cette chaleur m’accable. Je la subis. Je me résigne.

— Il faut se résigner aux saisons comme aux hommes, a dit M. Royer-Collard.

— La résignation est le fond de tout.

— Si l’on ne savait pas se résigner, a poursuivi M. Royer-Collard, on mourrait de colère.

Puis, après un moment de silence, et en appuyant sur les mots de la façon qui lui est particulière : — Je ne dis pas qu’on mourrait en colère, je dis qu’on mourrait de colère.

— Moi, a dit M. Ballanche, la colère n’est plus dans mon tempérament. Je n’en ai plus.

— Je n’ai plus de colère, a reparti M. Royer-Collard, parce que je réfléchis qu’une demi-heure après je ne serai plus en colère.

— Et moi, a répliqué M. Ballanche, je n’ai plus de colère parce que j’ai l’esprit troublé.

Après un moment de silence, il a ajouté en souriant : — La dernière fois que je me suis mis en colère, c’est à l’époque de la coalition. La coalition, oui, oui, la coalition a été ma dernière colère.

— Je ne me mettais déjà plus en colère dans ce temps-là, a répondu M. Royer-Collard, je regardais faire. J’ai protesté beaucoup plus en dedans qu’au dehors de moi, comme proteste un homme qui ne parle plus. Depuis lors je suis resté trois ans encore à la Chambre. Je le regrette. C’est trois ans de trop. Je suis resté trop longtemps à la Chambre ; j’aurais dû me retirer plus tôt. Pourtant pas à l’époque de la révolution de Juillet, pas à l’époque du refus de serment ; on se serait mépris sur ma pensée.

J’ai dit :

— Vous avez raison, Monsieur, il y avait dans la révolution de Juillet un fond de droit que vous ne pouviez méconnaître ; vous n’étiez pas de ceux qui pouvaient protester contre elle.

— Aussi ne l’ai-je point fait, m’a répondu M. Royer-Collard en souriant. Je ne blâme pas ceux qui ont agi autrement que moi. Chacun a sa conscience, et dans les choses politiques il y a beaucoup de manières d’être honnête. On a l’honnêteté qui résulte des lumières qu’on a.

Il a gardé un moment le silence, comme s’il recueillait ses souvenirs, puis il a repris :

— Eh ! mon Dieu ! Charles X aussi était honnête.

Puis il s’est tu.

Je l’ai laissé rêver un instant, et, voulant connaître le fond de sa pensée, j’ai repris :

— Quoi qu’on en ait dit, c’était un roi honnête homme, et, quoi qu’on en ait dit encore, il n’est tombé que par sa faute. Les historiens arrangeront cela comme ils voudront, mais cela est. C’est Charles X qui a renversé Charles X.

— Oui, a répondu M. Royer-Collard en me faisant de la tête un grave signe d’assentiment, il s’est précipité, il l’a voulu, c’est vrai ! On a dit qu’il était mal conseillé. Erreur ! erreur ! Personne ne le conseillait. On a prétendu qu’il consultait le cardinal de la Farre, M. de Latil, M. de Polignac, son entourage. Plût au ciel qu’il l’eût fait ! Aucun de ceux qui l’entouraient n’était aussi avant que lui dans le vertige ; aucun ne lui eût donné d’aussi mauvais conseils que ceux qu’il se donnait à lui-même. Tous ceux qui entouraient le roi — ce qu’on appelait les courtisans — étaient plus sages que lui.

M. Royer-Collard a gardé un moment le silence, puis a repris avec un sourire triste qu’il a eu souvent pendant cette conversation :

— Plus sages, c’est-à-dire moins fous.

Encore un silence ; puis il a ajouté :

— Non, personne ne le conseillait.

Et après un autre silence :

— Et rien ne le conseillait ! Il était depuis sa jeunesse resté identique à lui-même. C’était toujours le comte d’Artois, il n’avait pas changé. N’avoir pas changé, eût-on vécu quatre-vingts ans, c’était la seule qualité qu’il estimât. Il appelait cela avoir un caractère. Il disait que, depuis la Révolution, il n’y avait en France et dans le siècle que deux hommes, M. de La Fayette et lui. Il estimait M. de La Fayette.

— En effet, ai-je dit, c’étaient deux cerveaux faits à peu près de la même façon. Seulement ils logeaient une idée différente. Voilà tout.

— Et ils étaient organisés, a repris M. Royer-Collard, pour aller l’un et l’autre au bout de leur idée. Charles X devait faire ce qu’il a fait. C’était fatal. Je le savais, je connaissais le roi, je le voyais de temps en temps ; comme j’avais été royaliste, il m’accueillait bien, il me traitait avec bonté. J’avais prévu sans peine le coup qu’il méditait. M. de Chateaubriand pourtant n’y croyait point. Il vint me voir à son retour de son ambassade de Rome et me demanda ce que j’en pensais. Je lui dis la chose. Les avis étaient partagés. Les meilleurs esprits doutaient que tant de démence fût possible. Mais moi, je ne doutais pas. Le jour où je portai au roi l’adresse des deux cent vingt et un, c’était vers la fin de février 1830, je pourrais dire que je lus l’événement de Juillet dans ses regards.

— Comment vous reçut-il ? demandai-je.

— Bien. Froidement. Avec gravité. Avec douceur. Je lui lus l’adresse simplement, avec fermeté pourtant, sans appuyer sur les passages et sans les dissimuler. Le roi écouta cela comme autre chose. Quand j’eus fini... — Ici M. Royer-Collard s’est interrompu et il a ajouté, toujours avec le même triste sourire : — Ce que je vais vous dire là est peu royal... Quand j’eus fini de parler, — le roi était assis sur ce qu’on appelait le trône, — il tira de dessous sa cuisse un papier qu’il déplia et qu’il nous lut. C’était sa réponse à notre adresse. D’ailleurs, il ne manifesta pas de colère. Il en avait montré beaucoup, deux ans auparavant, à l’époque d’une autre adresse, — vous savez. Monsieur Ballanche, — de celle qu’avait rédigée M. Delalot. L’usage était de communiquer l’adresse de la Chambre la veille au soir afin que le roi pût préparer sa réponse. Quand le roi reçut l’adresse Delalot, les ministres étaient présents, il entra dans une telle colère qu’on l’entendit crier du Carrousel. Il déclara tout net qu’il ne recevrait pas l’adresse, qu’il casserait la Chambre. C’était une vraie fureur, et qui était au comble. Le moment était périlleux. M. de Portails, qui était alors garde des sceaux, se risqua. Vous connaissez M. de Portalis, Monsieur Victor Hugo, je ne vous le donne pas pour un héros, mais voyez ce que peut une parole honnête sur un esprit obstiné. M. de Portalis, debout devant Charles X, se borna à lui dire : — Si telles sont les intentions du roi pour demain, il faut que le roi nous donne dès à présent ses ordres pour après-demain. — Chose remarquable, ce peu de paroles fit tomber la colère de Charles X, eexigui pulveris jactu. Il se tourna avec dépit vers M. de Martignac et lui dit : — Eh bien, Martignac, je les recevrai, mais mettez-vous là à cette table, prenez une plume, et faites-moi une réponse verte et dure et digne du roi de France. — M. de Martignac obéit. Pendant qu’il écrivait, la colère du roi tomba encore ; et quand M. de Martignac eut fini et qu’il lut au roi le projet de réponse, déjà fort amorti par l’esprit conciliant de Martignac, Charles X prit vivement la plume pour en biffer la moitié et adoucir le reste. Voilà comme passe la colère, même la colère d’un roi, même la colère d’un obstiné, même la colère de Charles X.

En ce moment, comme la séance était ouverte depuis quelques instants, le directeur de l’Académie (M. Flourens) a agité la sonnette, et un huissier a crié : À vos places, Messieurs. M. Royer-Collard s’est levé et m’a dit : — Au reste, tous ces détails-là ne seront pas recueillis et ne seront jamais de l’histoire.

— Peut-être, ai-je répondu.