Choses vues/1842/La mort du duc d’Orléans

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 70-76).
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1842


[LA MORT DU DUC D’ORLÉANS[1].]


Hier, 13 juillet 1842, M. le duc d’Orléans est mort par accident.

À ce sujet, quand on médite l’histoire des cent cinquante dernières années, une remarque vient à l’esprit. Louis XIV a régné, son fils n’a pas régné ; Louis XV a régné, son fils n’a pas régné ; Louis XVI a régné, son fils n’a pas régné ; Napoléon a régné, son fils n’a pas régné ; Charles X a régné, son fils n’a pas régné ; Louis-Philippe règne, son fils ne régnera pas. Fait extraordinaire ! Six fois de suite la prévoyance humaine désigne dans tout un peuple une tête qui devra régner, et c’est précisément celle-là qui ne règne pas. Six fois de suite la prévoyance humaine est en défaut. Le fait persiste avec une redoutable et mystérieuse obstination. Une révolution survient, un universel tremblement d’idées qui engloutit en quelques années un passé de dix siècles et toute la vie sociale d’une grande nation ; cette commotion formidable renverse tout, excepté le fait que nous venons de signaler ; elle le fait jaillir au contraire du milieu de tout ce qu’elle fait crouler ; un grand empire s’établit, un Charlemagne apparaît, un monde nouveau surgit, le fait persiste ; il semble être du monde nouveau comme il était du monde ancien. L’empire tombe, les vieilles races reviennent, le Charlemagne se dissout, l’exil prend le conquérant et rend les proscrits ; les révolutions se reforment et éclatent, les dynasties changent trois fois, les événements passent sur les événements, les flots passent sur les flots, — toujours le fait surnage, tout entier, sans discontinuité, sans modification, sans rupture. Depuis que les monarchies existent, le droit dit : Le fils aîné du roi règne toujours, et voilà que, depuis cent quarante ans, le fait répond : Le fils aîné du roi ne règne jamais. Ne semble-t-il pas que c’est une loi qui se révèle, et qui se révèle, dans l’ordre inexplicable des faits humains, avec ce degré de persistance et de précision qui jusqu’à présent n’avait appartenu qu’aux faits matériels ? N’est-il pas temps que la providence intervienne pour déranger elle-même cela, et ne serait-il pas effrayant que certaines lois de l’histoire se manifestassent aux hommes avec la même exactitude, la même rigidité, et pour ainsi dire la même dureté, que les grandes lois de la nature ?




Pour le duc d’Orléans mourant, on jeta en hâte quelques matelas à terre et on fit le chevet d’une vieille chaise-fauteuil de paille qu’on renversa. Un poêle délabré était derrière la tête du prince. Des casseroles et des marmites et des poteries grossières garnissaient quelques planches le long du mur. De grandes cisailles d’émondeur, un fusil de chasse, quelques images coloriées à deux sous, clouées à quatre clous, représentant Mazagran, le Juif Errant, et l’attentat de Fieschi, un portrait de Napoléon et un portrait du duc d’Orléans (Louis-Philippe) en colonel-général de hussards, complétaient la décoration de la muraille. Le pavé était un carreau de brique rouge non peinte. Deux vieux bahuts-armoires étayaient à gauche le lit de mort du prince.

Le chapelain de la reine, qui assistait le curé de Neuilly au moment de l’extrême-onction, est un fils naturel de Napoléon, l’abbé Guillon, qui ressemble beaucoup à l’empereur, moins l’air de génie.




Le maréchal Gérard assistait à cette agonie en uniforme, le maréchal Soult en habit noir avec sa figure de vieil évêque, M. Guizot en habit noir. Le roi avait un pantalon noir et un habit marron. La reine était en robe de soie violette garnie de dentelles noires.




Dieu a fait deux dons à l’homme : l’espérance et l’ignorance. L’ignorance est le meilleur des deux.

Chaque fois que M. le duc d’Orléans, prince royal, allait à Villiers, son palais d’été, il passait devant une maison d’aspect chétif, n’ayant que deux étages et une seule fenêtre à chacun de ses deux étages, avec une pauvre boutique peinte en vert à son rez-de-chaussée. Cette boutique, sans fenêtre sur la route, n’avait qu’une porte qui laissait entrevoir dans l’ombre un comptoir, des balances, quelques marchandises vulgaires étalées sur le carreau, et au-dessus de laquelle était peinte en lettres jaune sale cette inscription : Commerce d’épicerie. Il n’est pas bien sûr que M. le duc d’Orléans, jeune, insouciant, joyeux, heureux, ait jamais remarqué cette porte ; ou, s’il y a parfois jeté les yeux en courant rapidement sur ce chemin de plaisance, il l’aura regardée comme la porte d’une boutique misérable, d’un bouge quelconque, d’une masure. C’était la porte de son tombeau.




Aujourd’hui mercredi, 20 juillet 1842, j’ai visité le lieu où le prince est tombé, il y a précisément à cette heure une semaine. C’est à l’endroit de la chaussée qui est compris entre le vingt-sixième et le vingt-septième arbre à gauche, en comptant les arbres à partir de l’angle que fait le chemin avec le rond-point de la Porte Maillot. Le dos d’âne de la chaussée a vingt et un pavés de largeur. Le prince s’est brisé le front sur le troisième et le quatrième pavé à gauche, près du bord. S’il eût été lancé dix-huit pouces plus loin, il serait tombé sur la terre.

Le roi a fait enlever les deux pavés tachés de sang, et l’on distinguait encore aujourd’hui, malgré la boue d’une journée pluvieuse, les deux pavés nouveaux fraîchement posés.

En face, sur le mur, entre les deux arbres, les passants ont tracé sur le plâtre une croix avec cette date : 13 juillet 1842 ; à côté est écrit ce mot : martir (sic).

Du lieu où le prince est tombé on aperçoit à droite, dans une éclaircie, entre les maisons et les arbres, l’arc de l’Étoile. Du même côté, et à une portée de pistolet, apparaît un grand mur blanc entouré de hangars et de gravois, bordé d’un fossé et surmonté d’un enchevêtrement de grues, de cabestans et d’échafaudages. Ce sont les fortifications de Paris.

Pendant que je considérais les deux pavés et la croix tracée sur le mur, une bande d’écoliers, tous coiffés de chapeaux de paille, m’a entouré subitement, et ces jeunes, fraîches et riantes figures se sont groupées avec une curiosité insouciante autour du lieu fatal. À quelques pas plus loin, une jeune servante embrassait et caressait un tout petit enfant avec de grands éclats de rire.

La maison où le prince a expiré porte le no 4 bis et est située entre une fabrique de savon et un gargotier-marchand de vin. La boutique du rez-de-chaussée est fermée. Au mur, à droite de la porte, est adossé un banc de bois grossier, sur lequel deux ou trois vieilles femmes se réchauffaient au soleil. Au-dessus de leur tête était collée, sur le fond vert du badigeon, une grande affiche blanche portant ces mots : Eau minérale de Esprit Putot. Des rideaux de calicot blanc à la fenêtre du premier semblent indiquer que la maison est encore habitée.

Force buveurs, attablés chez le marchand de vin voisin, riaient et causaient bruyamment. Deux portes au delà, sur la maison no 6, presque vis-à-vis l’endroit où le prince s’est tué, est peinte cette enseigne en lettres noires : Chanudet, paveur.

Chose singulière : le prince est tombé à gauche, et l’autopsie a constaté que le corps était contus et le crâne brisé du côté droit.

M. Villemain (c’est lui-même qui me le disait avant-hier) est arrivé près du prince une demi-heure à peine après l’accident. Toute la famille royale y était déjà. En voyant entrer M. Villemain, le roi vint à lui vivement et lui dit : — C’est une chute cruelle ; il est encore évanoui, mais il n’a aucune fracture, tous les membres sont souples et en bon état. Le roi avait raison ; tout le corps du prince était sain et intact, excepté la tête, laquelle, sans déchirure ni lésion extérieure, était brisée sous la peau comme une assiette, me dit Villemain.

Quoi qu’on en ait dit, le prince n’a ni pleuré ni parlé. Le crâne étant fracassé et le cerveau déchiré, cela était impossible. Il n’y avait plus qu’un reste de vie organique. Le mourant ne voyait pas, ne sentait pas, ne souffrait pas. M. Villemain l’a vu seulement remuer les jambes deux fois.

Le côté gauche du chemin est occupé par des jardins et des maisons de plaisance ; du côté droit, il n’y a que des masures.




Le 13 juillet, quand le prince sortit des Tuileries pour la dernière fois, il rencontra d’abord le monument humain qui éveille le plus puissamment l’idée de la durée, l’obélisque de Rhamsès, mais il put songer qu’à cette même place avait été dressé l’échafaud de Louis XVI. Il rencontra ensuite le monument qui éveille le plus splendidement l’idée de la gloire, l’arc de triomphe de l’Étoile, mais il put se souvenir que sous cette même voûte avait passé le cercueil de Napoléon. Cinq cents pas plus loin, il rencontra un chemin qui doit son nom sinistre à l’insurrection du 6 octobre fomentée par Philippe-Égalité contre Louis XVI. Ce chemin s’appelle la route de la Révolte. Au moment où ils y entrèrent, les chevaux qui conduisaient le petit-fils d’Égalité s’emportèrent, se révoltèrent, pour ainsi dire, et, aux deux tiers de cette route fatale, le prince tomba.




Le duc d’Orléans s’appelait Ferdinand comme son aïeul de Naples, Philippe comme son père et son aïeul de France, Louis comme Louis XVI, Charles comme Charles X, et Henri comme Henri V. Dans son acte mortuaire, on a omis (est-ce à dessein ?) son nom sicilien de Rosolino. J’avoue que j’ai regretté ce nom gracieux qui rappelait Palerme et sainte Rosalie. On a craint je ne sais quel ridicule. Rosolino est charmant pour les poètes et bizarre pour les bourgeois.




Comme je m’en revenais vers six heures du soir, j’ai remarqué cette affiche en grosses lettres, collée çà et là sur les murailles : Fête de Neuilly, le 3 Juillet.



Dicté le 14 novembre 1842.

Voici un rêve que j’ai fait cette nuit. Je l’écris uniquement à cause de la date.

J’étais chez moi, mais dans un chez-moi qui n’est pas le mien, et que je ne connais pas. Il y avait plusieurs vastes salons, très beaux et très éclairés. C’était le soir. Une soirée d’été. J’étais dans l’un de ces salons près d’une table avec quelques amis qui étaient mes amis en rêve, mais dont je ne connais pas un. On causait gaîment et l’on riait aux éclats. Les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes.

Tout à coup j’entends une rumeur derrière moi. Je me retourne et je vois venir à moi, au milieu d’un groupe de personnes que je ne connaissais pas, M. le duc d’Orléans.

J’allai au prince avec un mouvement de joie, et sans aucune surprise d’ailleurs. Le prince paraissait fort gai et en belle humeur. Je ne me souviens plus du vêtement qu’il portait.

Je lui tendis la main en le remerciant d’être ainsi venu chez moi cordialement et sans s’être fait annoncer. Je me rappelle lui avoir dit très distinctement : Merci, prince. Il me répondit par un serrement de main.

En ce moment, je tournai la tête et je vis trois ou quatre hommes qui posaient sur la cheminée un buste de M. le duc d’Orléans en marbre blanc. Je m’aperçus alors qu’il y avait déjà sur cette même cheminée un autre buste du prince en bronze. Les hommes mirent le buste de marbre à la place du buste de bronze et se retirèrent en silence. Le prince m’entraîna vers l’une des fenêtres qui, comme je l’ai dit, étaient ouvertes. Il me semble que, dans ce moment-là, nous passâmes d’un salon dans l’autre. Cela est vague dans mon esprit. Nous nous assîmes, le prince et moi, près de la fenêtre, qui avait vue sur une admirable perspective. C’était l’intérieur d’une ville. Dans mon rêve je connaissais fort bien cette ville, mais, en réalité, c’est un lieu que je n’ai jamais vu.

Au-dessous de la fenêtre s’étendait et se prolongeait, entre deux masses noires d’édifices, un large fleuve que le clair de lune faisait éclatant par endroit. Au fond, dans la brume, s’élevaient les deux clochers aigus et gigantesques d’une espèce de cathédrale extraordinaire ; à gauche, tout près de la fenêtre, l’œil se perdait dans une petite ruelle sombre. Je ne me rappelle pas qu’il y eût dans cette ville des lumières aux fenêtres et des habitants dans les rues.

Cet endroit m’était connu, je le répète, et j’en parlais au prince comme d’une ville où j’aurais voyagé, en le félicitant d’être venu la voir, lui aussi.

Le ciel était d’un bleu tendre et d’une mollesse charmante. Un vent tiède agitait dans un coin des arbres à peine distincts. Le fleuve bruissait doucement. Tout cet ensemble avait je ne sais quelle sérénité inexprimable. Il semblait qu’on y sentît l’âme des choses. J’invitais le prince à contempler cette belle nuit, et je me souviens que je lui disais distinctement ces paroles : — Vous êtes prince ; on vous apprendra à admirer la politique humaine ; apprenez aussi à admirer la nature.

Comme je causais avec M. le duc d’Orléans, je me suis senti pris d’un saignement de nez ; je me suis retourné et j’ai reconnu, parmi des personnes qui s’entretenaient derrière nous à voix basse à quelque distance, M. Mélesville et M. Blanqui. Le sang que je sentais couler sur ma bouche et sur mes joues était très noir et très épais. Le prince le regardait couler et continuait de me parler sans témoigner d’étonnement. J’essayai vainement d’arrêter ce saignement avec mon mouchoir. Enfin je m’adressai à M. Blanqui et je lui dis : Vous qui êtes médecin, arrêtez donc ce sang et expliquez-moi ce que cela veut dire. M. Blanqui, qui n’était médecin que dans mon rêve, et qui dans la réalité est économiste, ne me répondit pas. Je continuai de causer avec le prince, et le sang continua de couler.

Je ne sais au juste comment il se fait que j’aie cessé de m’occuper de ce sang qui m’inondait le visage. Il y a ici un moment de trouble et de brume dans lequel je ne distingue plus que très confusément les formes de ce rêve. Ce que je sais, c’est que j’entendis tout à coup dans le salon que nous venions de quitter un nouveau brouhaha pareil à celui qui avait annoncé la venue de M. le duc d’Orléans. Un de mes amis entra et me dit : C’est le général Lafayette qui vient vous voir. Je me levai vivement et je rentrai dans le premier salon. Le général Lafayette y était en effet, je le reconnus parfaitement et je trouvai sa visite toute simple et toute naturelle. Il était appuyé sur son fils Georges, qui avait une grosse figure rouge et réjouie, et qui me prit les mains en me les secouant très fort. Le général était très pâle. Beaucoup de personnes inconnues l’entouraient. Il m’est impossible de me rappeler ce que je dis au général et ce qu’il me répondit. Au bout de très peu d’instants, il me dit : Je suis pressé, il faut que je parte, donnez-moi le bras jusqu’à votre porte. Alors il appuya son coude gauche sur mon épaule droite et son coude droit sur l’épaule gauche de son fils Georges, et nous nous dirigeâmes à pas très lents vers la porte.

Au moment où j’arrivais à l’escalier et où j’allais descendre avec le général, je me retournai et je jetai un coup d’œil derrière moi. Mon regard évidemment perçait en ce moment-là les épaisseurs de toutes les murailles, car je vis en entier plusieurs grands salons. Il n’y avait plus personne ; tout était toujours éclairé, mais tout était désert. Seulement, je vis, seul et toujours assis à la même place dans l’embrasure de la même fenêtre, M. le duc d’Orléans qui me regardait tristement. En ce moment je m’éveillai.

J’ai eu ce rêve dans la nuit du 15 au 14 novembre 1842, précisément quatre mois après la mort de M. le duc d’Orléans, tué le 13 juillet, et dans la nuit même du jour où expirait le deuil porté pour la mort du prince.

J’ajoute qu’il est très rare que j’aie des rêves ayant forme précise et déterminée comme celui-ci, et que jamais jusqu’à ce jour je n’avais vu en songe M. le duc d’Orléans.



  1. Ferdinand, duc d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe, né en 1810, avait porté d’abord le titre de duc de Chartres. Il se signala au siège d’Anvers en 1832, en Algérie en 1835, franchit les Portes de Fer en 1840. Il avait épousé en 1837 la princesse Hélène de Mecklembourg dont il eut deux fils : le comte de Paris et le duc de Chartres. Il périt le 13 juillet 1842, près du château de Neuilly. Ses chevaux s’étaient emportés, il s’élança de sa voiture et se fracassa le crâne sur le pavé. (Note de l’éditeur.)