Choses vues/1841/Panneau d’armoiries

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 65-66).



[PANNEAU D’ARMOIRIES.]


Le panneau qui était en face du lit était tellement noirci par le temps et effacé par la poussière qu’au premier aspect il n’y distingua que des lignes confuses et des contours indéchiffrables ; mais, tout en pensant à autre chose, ses yeux y revenaient sans cesse avec cette persistance mystérieuse et machinale que le regard a quelquefois ; des détails singuliers commencèrent à se détacher de cet ensemble mêlé et obscur, sa curiosité s’éveilla vivement, l’attention qui se fixe est comme une lumière, et la tapisserie, se débrouillant peu à peu, finit par lui apparaître dans son entier et par se dessiner distinctement, comme vaguement éclairée, sur la muraille sombre.

Ce n’était qu’un panneau d’armoiries, chargé sans doute du blason des anciens maîtres du château ; mais ce blason était étrange.

L’écusson était au bas du panneau, et ce n’est pas lui qu’on voyait d’abord. Il avait la forme bizarre des écussons germaniques du xve siècle ; il était figuré debout, quoique arrondi par le bas, sur une pierre décrépite et rongée de mousses. Des deux angles supérieurs, l’un s’inclinait à gauche et se roulait sur lui-même comme le coin d’une page d’un vieux livre ; l’autre angle, relevé de toute l’inclinaison du premier, portait à son extrémité un immense et magnifique motion de profil, dont la mentonnière débordait la visière, ce qui était horrible et faisait ressembler ce casque à un bec de poisson. Pour cimier deux ailes d’aigle, vastes, robustes, noueuses, dressées et déployées, l’une rouge, l’autre noire, et, parmi les plumes de ces ailes, la ramure membraneuse, tordue et presque vivante d’un varech monstrueux ressemblant plus encore à un polype qu’à un panache. Du milieu de ce panache sortait une courroie liée par une boucle, laquelle montait jusqu’à l’angle d’une fourche de bois, grossière et plantée droite en terre, et de là descendait jusqu’à une main qui la retenait.

Une figure de femme était debout à gauche près de l’écusson. C’était une ravissante vision. Elle était grande, mince, svelte, avec une robe de brocart amplement répandue sur les pieds, une gorgerette à mille plis et un collier de grosses pierreries. Elle avait sur la tête un énorme et superbe turban de cheveux blonds sur lequel était posée une couronne de filigrane qui n’était pas ronde et qui suivait toutes les ondulations de la chevelure. Le visage, quoique un peu trop rond et trop large, était exquis. C’étaient des yeux d’ange et une bouche de vierge, mais dans ces yeux du ciel il y avait un regard terrestre, et sur cette bouche de vierge un sourire de femme. Dans ce lieu, à cette heure, sur cette tapisserie, ce mélange d’extase divine et de volupté humaine avait je ne sais quoi de charmant et d’effrayant.

Derrière la femme, se penchant vers elle et à son oreille, apparaissait un homme. Était-ce un homme ? tout ce qu’on voyait de son corps, jambes, bras, poitrine, était velu comme la peau d’un singe ; ses mains et ses pieds étaient crochus comme des griffes de tigre. Quant au visage, c’était ce qu’on pouvait imaginer de plus fantastique et de plus affreux. Sous une barbe épaisse et hérissée on distinguait à peine un nez de chat-huant et une bouche à rictus de bête fauve. Les yeux disparaissaient sous une grosse chevelure touffue, frisée, étrange. Chacune des boucles de cette frisure se terminait en spirale pointue et tordue comme une vrille, et en regardant de près il se trouvait que chacune de ces vrilles était une petite vipère.

L’homme souriait à la femme. C’était une chose inquiétante et sinistre que le contact de ces deux figures également chimériques, l’une presque un ange, l’autre presque un monstre ; choc révoltant des deux extrémités de l’idéal. L’homme soutenait la fourche, la femme serrait la courroie de ses doigts délicats et roses. C’était ce qu’on appelle en termes héraldiques les supports de l’écusson.

Quant à l’écusson en lui-même, il était de sable, c’est-à-dire noir, et au milieu se détachait, avec la vague blancheur de l’argent, une chose décharnée et difforme qui, comme le reste, finit par se débrouiller tout à fait. C’était une tête de mort. Le nez manquait, les orbites des yeux étaient caves et profonds, le trou de l’oreille s’apercevait à droite, toutes les coutures de la boîte osseuse serpentaient sur le crâne, et la mâchoire n’avait plus que deux dents.

Mais cet écusson noir, cette tête de mort livide, si minutieusement dessinée qu’elle semblait sortir de la tapisserie, étaient moins lugubres que les deux personnages qui soutenaient ce hideux blason et qui semblaient chuchoter dans les ténèbres.

Au bas du panneau, dans un coin, on lisait cette date : 1503.


[1841.]