Choses vues/1839/Journal d’un passant pendant l’émeute du 12 mai

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 31-37).



1839.


JOURNAL D’UN PASSANT
PENDANT L’ÉMEUTE DU 12 MAI[1].


Dimanche 12 mai.

M. de Togores sort de chez moi. Nous avons parlé de l’Espagne. À mes yeux, géographiquement depuis la formation des continents, historiquement depuis la conquête des Gaules par les romains, politiquement depuis le duc d’Anjou, l’Espagne fait partie intégrante de la France. José primero est le même fait que Felipe quinto ; la pensée de Louis XIV a été continuée par Napoléon. Nous ne pouvons donc sans grave imprudence négliger l’Espagne. Malade, elle nous pèse ; saine et forte, elle nous étaie. Nous la traînons ou nous nous appuyons sur elle. C’est un de nos membres, nous ne pouvons l’amputer, il faut le soigner et le guérir. La guerre civile est une gangrène. Malheur à nous si nous la laissons empirer, elle nous gagnera. Le sang français se mêle largement au sang espagnol par le Roussillon, la Navarre et le Béarn. Les Pyrénées ne sont qu’une ligature, efficace seulement pour un temps.

M. de Togores partageait mon avis. C’était également, me disait-il, l’opinion de son oncle le duc de Frias lorsqu’il était président du conseil de la reine Christine.

Nous avons aussi causé de Mlle Rachel qu’il a trouvée médiocre dans Ériphile, et que je n’ai pas encore vue.

À trois heures je rentre dans mon cabinet.

Ma petite fille vient d’ouvrir ma porte tout effarée et m’a dit : — Papa, sais-tu ce qui se passe ? On se bat au pont Saint-Michel.

Je n’en veux rien croire. Nouveaux détails. Un cuisinier de la maison et le marchand de vin voisin ont vu la chose. Je fais monter le cuisinier. En effet, en passant sur le quai des Orfèvres, il a vu un groupe de jeunes gens tirer des coups de fusil sur la préfecture de police. Une balle a frappé le parapet près de lui. De là, les assaillants ont couru place du Châtelet et à l’Hôtel de Ville, tiraillant toujours. Ils sont partis de la Morgue, que le brave homme appelle la Morne.

Pauvres jeunes fous ! avant vingt-quatre heures, bon nombre de ceux qui sont partis de là seront revenus là.

On entend la fusillade. La maison est en rumeur. Les portes et les croisées s’ouvrent et se ferment avec bruit. Les servantes causent et rient aux fenêtres.

On dit que l’insurrection a gagné la Porte-Saint-Martin. Je sors, je suis les boulevards. Il fait beau. La foule se promène dans ses habits du dimanche. On bat le rappel.

À l’entrée de la rue du Pont-aux-Choux, il y a des groupes qui regardent dans la direction de la rue de l’Oseille. On distingue beaucoup de monde et beaucoup de tumulte autour d’une vieille fontaine qu’on aperçoit du boulevard et qui fait l’angle d’un carrefour dans la Vieille rue du Temple. Au milieu de ce tumulte on voit passer trois ou quatre petits drapeaux tricolores. Commentaires. On reconnaît que ces drapeaux sont tout simplement l’ornement d’une petite charrette à bras où l’on colporte je ne sais quelle drogue à vendre.

À l’entrée de la rue des Filles-du-Calvaire, des groupes regardent dans la même direction. Quelques ouvriers en blouse passent près de moi. J’entends l’un d’eux dire : — Qu’est-ce que cela me fait ? je n’ai ni femme, ni enfant, ni maîtresse.

Sur le boulevard du Temple, les cafés se ferment. Le Cirque Olympique se ferme aussi. La Gaîté tient bon, et jouera.

La foule des promeneurs grossit à chaque pas. Beaucoup de femmes et d’enfants. Trois tambours de la garde nationale, vieux soldats, l’air grave, passent en battant le rappel. La fontaine du Château-d’Eau jette bruyamment sa belle gerbe de fête. Derrière, dans la rue basse, la grande grille et la grande porte de la mairie du ve arrondissement sont fermées l’une sur l’autre. Je remarque dans la porte de petites meurtrières.

Rien à la Porte-Saint-Martin que beaucoup de foule qui circule paisiblement à travers des régiments d’infanterie et de cavalerie stationnés entre les deux portes. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin ferme ses bureaux. On enlève les affiches sur lesquelles je lis : Marie Tudor. Les omnibus marchent.

Dans tout ce trajet, je n’ai pas entendu de fusillade, mais la foule et les voitures font grand bruit.

Je rentre dans le Marais. Vieille rue du Temple, les commères causent tout effarouchées sur les portes. Voici les détails. L’émeute a traversé le quartier. Vers trois heures, deux ou trois cents jeunes gens mal armés ont brusquement investi la mairie du viie arrondissement, ont désarmé le poste et pris les fusils. De là ils ont couru à l’Hôtel de Ville et ont fait la même équipée. En entrant au corps de garde, ils ont gaîment embrassé l’officier. Quand ils ont eu l’Hôtel de Ville, qu’en faire ? Ils s’en sont allés. S’ils avaient la France, en seraient-ils moins embarrassés que de l’Hôtel de Ville ? Il y a parmi eux beaucoup d’enfants de quatorze à quinze ans. Quelques-uns ne savent pas charger leur fusil ; d’autres ne peuvent le porter. Un de ceux qui ont tiré rue de Paradis est tombé sur son derrière après le coup. Deux tambours tués en tête de leurs colonnes sont déposés à l’Imprimerie royale, dont la grande porte est fermée.

En ce moment on fait des barricades rue des Quatre-Fils. Aux angles de toutes les petites rues de Bretagne, de Poitou, de Touraine, etc., il y a des groupes qui écoutent. Un grenadier de la garde nationale passe en uniforme, le fusil sur le dos, regardant autour de lui d’un air inquiet.

Il est sept heures ; je suis sur mon balcon, place Royale, on entend des feux de peloton.

Huit heures du soir. — Je suis les boulevards jusqu’à la Madeleine. Ils sont couverts de troupes. Quelques gardes nationaux marchent en tête de toutes les patrouilles. Les promeneurs du dimanche sont mêlés à toute cette infanterie, à toute cette cavalerie. De distance en distance un cordon de soldats verse doucement la foule d’un côté du boulevard sur l’autre. Le Vaudeville joue.

Une heure du matin. — Les boulevards sont déserts. Il n’y a plus que les régiments qui bivouaquent de distance en distance. En revenant, je me suis engagé dans les petites rues du Marais. Tout est calme et sinistre. La Vieille rue du Temple est noire comme un four. Les lanternes y ont été brisées.

La place Royale est un camp. Il y a quatre grands feux devant la mairie, autour desquels les soldats causent et rient assis sur leurs sacs. La flamme découpe la silhouette noire des uns et empourpre la face des autres.

Les feuilles vertes et fraîches des arbres de mai s’agitent joyeusement au-dessus des brasiers.

J’avais une lettre à jeter à la poste. J’y ai mis quelques précautions, car tout est suspect à ces braves gardes nationaux. Je me souviens qu’à l’époque des émeutes d’avril 1834 je passais devant un poste de garde nationale ayant sous le bras un volume des œuvres du duc de Saint-Simon. J’ai été signalé comme saint-simonien, et j’ai failli être massacré.

Au moment où je rentrais chez moi, un escadron de hussards, tenu en réserve toute la journée dans la cour de la mairie, en est sorti brusquement et a défilé devant moi au galop, se dirigeant vers la rue Saint-Antoine. En montant mon escalier, j’entendais s’éloigner les pas des chevaux.


lundi 13 mai. Huit heures du matin.

Plusieurs compagnies de garde nationale sont venues s’ajouter à la troupe de ligne campée place Royale. Beaucoup d’hommes en blouse se promènent parmi les gardes nationaux, regardés et regardant d’un air soucieux. Un omnibus débouche par la rue du Pas-de-la-Mule. On lui fait rebrousser chemin.

Tout à l’heure mon frotteur, appuyé sur son balai, disait : Pour qui me mettrai-je ?

Il a ajouté un moment après :

— Quel chien de gouvernement ! on me doit trente francs, et je ne puis rien tirer des gens !

On bat le rappel.

Je déjeune en lisant les journaux. M. Duflot vient. Il était hier soir aux Tuileries. C’était la réception du dimanche ; le roi paraissait fatigué, la reine était triste.

Puis il s’est promené dans Paris. Il a vu rue du Grand-Hurleur un homme tué, un ouvrier, couché à terre, le front percé d’une balle, endimanché. C’était le soir. Il y avait à côté de lui une chandelle allumée. Le mort avait des bagues aux doigts, et sa montre dans son gousset d’où sortait un gros paquet de breloques.

Hier à trois heures et demie, aux premiers coups de fusil, le roi a fait appeler le maréchal Soult et lui a dit : — Maréchal, l’eau se trouble. Il faut pêcher des ministres.

Une heure après, le maréchal est venu chez le roi et lui a dit, en se frottant les mains, avec son accent méridional : — Cetté fois, sire, Jé crois qué nous férons notré coup.

Il y a, en effet, un ministère ce matin dans le Moniteur.


Midi. — Je sors. On entend la fusillade rue Saint-Louis. On a fait évacuer la place Royale aux hommes en blouse, et maintenant on ne laisse plus pénétrer dans la place que les personnes qui y demeurent. L’émeute est rue Saint-Louis. On craint que les insurgés ne pénètrent un à un place Royale et ne fusillent la troupe de derrière les piliers des arcades.

Il y a aujourd’hui deux cent douze ans deux mois et deux jours, Beuvron, Bussy d’Amboise et Buquet, d’une part, Boutteville, Deschapelles et La Berthe, d’autre part, se battaient à outrance à l’épée et au poignard, en plein jour, à cette même heure, et dans cette même place Royale. Pierre Corneille avait alors vingt et un ans.

J’entends un garde national regretter la grille qu’on vient de démolir si stupidement, et dont les tronçons sont encore, en ce moment, gisants sur le pavé.

Un autre garde national dit : — Moi, je suis républicain, c’est tout simple, parce que je suis suisse.

Les abords de la place Royale sont déserts. La fusillade continue, très nourrie et très voisine.

Rue Saint-Gilles, devant la porte de la maison occupée, en 1784, par la fameuse comtesse de La Motte-Valois de l’affaire du collier, un garde municipal m’interdit le passage.

Je gagne la rue Saint-Louis par la rue des Douze-Portes. La rue Saint-Louis a un aspect singulier. On voit à l’un des bouts une compagnie de soldats qui barre toute la rue et s’avance lentement en braquant ses fusils. Je suis enveloppé de gens qui fuient dans toutes les directions. Un jeune homme vient d’être tué au coin de la rue des Douze-Portes.

Impossible d’aller plus loin. Je retourne vers le boulevard.

Au coin de la rue du Harlay il y a un cordon de gardes nationaux. L’un d’eux, qui a le ruban bleu de juillet, m’arrête brusquement : — On ne passe pas ! — Et sa voix se radoucit tout à coup : — Vraiment, je ne vous conseille pas d’aller par là, monsieur. — Je lève les yeux, c’est mon frotteur.

Je passe outre.

J’arrive à la rue Saint-Claude. À peine y ai-je fait quelques pas que je vois tous les passants se hâter. Une compagnie d’infanterie vient de paraître à l’extrémité de la rue, près de l’église. Deux vieilles femmes, dont l’une porte un matelas, passent près de moi avec des interjections de terreur. Je continue d’avancer vers les soldats qui barrent le bout de la rue. Quelques jeunes drôles en blouse fuient autour de moi.

Tout à coup les soldats abaissent leurs fusils et couchent en joue. Je n’ai que le temps de me jeter derrière une borne qui me garantit du moins les jambes. J’essuie le feu. Personne ne tombe dans la rue. Je m’avance vers les soldats en agitant mon chapeau pour qu’ils ne recommencent pas. Arrivé près d’eux, ils m’ouvrent leurs rangs, je passe, et nous ne nous disons rien.

La rue Saint-Louis est déserte. C’est l’aspect de la rue à quatre heures du matin en été : boutiques fermées, fenêtres fermées, personne, plein jour. Rue du Roi-Doré, les voisins causent sur leurs portes. Deux chevaux, dételés de quelque charrette dont on a fait une barricade, passent rue Saint-Jean-Saint-François, suivis du charretier tout désorienté. Un gros de garde nationale et de troupe de ligne semble embusqué au bout de la rue Saint-Anastase. — Je m’informe.

Il y a une demi-heure environ, sept ou huit jeunes ouvriers sont venus là, traînant des fusils qu’ils savaient à peine charger. C’étaient des adolescents de quatorze à quinze ans. Ils ont préparé leurs armes en silence au milieu des voisins et des passants qui les regardaient faire, puis ils ont envahi une maison où il n’y a qu’une vieille femme et un petit enfant. Là, ils ont soutenu un siège de quelques instants. La fusillade que j’ai essuyée était pour quelques-uns d’entre eux qui s’enfuyaient par la rue Saint-Claude.

Toutes les boutiques sont fermées, excepté celle du marchand de vin où les insurgés ont bu et où les gardes nationaux boivent.


Trois heures. — Je viens d’explorer les boulevards. Ils sont couverts de foule et de troupe. On entend des feux de peloton dans la rue Saint-Martin. Devant la fenêtre de Fieschi, j’ai vu passer un lieutenant général à cheval, en grand uniforme, entouré d’officiers et suivi d’un escadron de fort beaux dragons, le sabre au poing.

Il y a une manière de camp au Château-d’Eau. Les actrices de l’Ambigu sont sur le balcon de leur foyer qui regardent. Aucun théâtre des boulevards ne jouera ce soir.

Tout désordre a disparu rue Saint-Louis. L’émeute est concentrée aux Halles. Un garde national me disait tout à l’heure : — Ils sont là dans les barricades plus de quatre mille. — Je n’ai rien répondu à ce brave homme. Dans des moments comme celui-ci, tous les yeux sont verres grossissants.

Dans une maison en construction, rue des Cultures-Saint-Gervais, les maçons ont repris leurs travaux. On vient de tuer un homme rue de la Perle. Rue des Trois-Pavillons, je vois des jeunes filles qui jouent au volant.

Il y a rue de l’Écharpe un blanchisseur effarouché qui dit avoir vu passer des canons. Il en a compté huit.


Huit heures du soir. — Le Marais continue d’être assez calme. On me dit qu’il y a des canons place de la Bastille. J’y vais, mais je ne puis rien distinguer ; le crépuscule est trop sombre. Plusieurs régiments attendent là, silencieusement, infanterie et cavalerie. Le peuple se fait au spectacle des fourgons, d’où l’on distribue des vivres à la troupe. Les soldats se disposent à bivouaquer. On entend le bruit du bois qu’on décharge sur le pavé pour les feux de la nuit.


Minuit. — Des bataillons entiers font patrouille sur les boulevards. Les bivouacs sont allumés partout, et jettent des reflets d’incendie sur les façades des maisons. Un homme habillé en femme vient de passer rapidement à côté de moi, avec un chapeau blanc et un voile noir très épais, qui lui cache entièrement la figure. Au moment où minuit sonnait aux horloges des églises, j’ai entendu distinctement dans le silence de la ville deux feux de peloton très longs et très soutenus.

J’écoute passer dans la direction de la rue du Temple une longue file de voitures qui fait un grand bruit de ferraille. Sont-ce des canons ?


Deux heures du matin. — Je rentre chez moi. Je remarque de loin que le grand feu de bivouac allumé au coin de la rue Saint-Louis et de la rue de l’Écharpe a disparu.

En approchant, je vois un homme accroupi devant la fontaine qui fait tomber l’eau du robinet sur quelque chose. Je regarde. L’homme paraît inquiet. Je reconnais qu’il éteint à la fontaine des bûches à demi consumées, puis il les charge sur ses épaules et s’en va. Ce sont les derniers tisons que les troupes ont laissés sur le pavé en quittant leurs bivouacs. En effet, il n’y a plus maintenant que quelques tas de cendre rouge. Les soldats sont rentrés dans leurs casernes. L’émeute est finie. Elle aura du moins servi à chauffer un pauvre diable en hiver.



  1. Barbès, Bernard, Blanqui avaient préparé une insurrection ; après avoir pénétré dans le magasin de l’armurier Lepage, ils s’emparèrent d’un certain nombre d’armes, marchèrent sur le poste de la Conciergerie pour s’emparer de la préfecture de police. Le lieutenant Drouineau, commandant du poste, tomba mortellement blessé ; à la préfecture de police, les insurgés furent repoussés et prirent possession de l’Hôtel de Ville. L’insurrection fut réprimée en vingt-quatre heures.