Choléra (Pierre Veber - La Revue blanche)


La Revue blancheTome 2 (série belge) (p. 65-74).


CHOLÉRA

Et les ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge, établirent sur toutes choses, leur empire illimité.
Poë.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

17 Janvier. — « Karaman, 15 janvier 1890. — Le choléra vient d’éclater en Asie Mineure. » J’ai lu ceci, dans le Figaro du 16, à la deuxième page du journal ; la petite ligne, imprimée en menus caractères, était comme perdue dans les « dépêches étrangères. » Cela m’a frappé. — J’ai cherché dans les journaux d’hier et d’aujourd’hui ; aucun ne fait mention de ce télégramme. Pourtant la nouvelle a son importance.

19 Janvier. — Je suis sorti à 5 heures. Fait un tour de boulevard ; temps de printemps un peu frais, excellent pour la marche. J’éprouvais la rare joie de vivre. J’ai en ce moment, comme un renouveau de gaieté ; et je me sens très souple, très heureux. Dîné au restaurant, passé la soirée à Cluny. J’ai parcouru les journaux au café et j’ai cherché dans la correspondance étrangère. Rien d’intéressant.

21 Janvier. — On m’a encore parlé du choléra, aujourd’hui. Singulière coïncidence ; depuis trois ou quatre jours le hasard fait que cette sotte idée se jette inopinément au travers de mes causeries. J’ai rencontré deux amis de collège, internes à la Pitié. Ils se sont mis aussitôt à s’entre-raconter leurs cas de la matinée. C’est leur pose : Josué surtout prend un malin plaisir à m’étaler ses dissections et ses autopsies ; j’ai horreur de cela. En plaisantant, j’ai détourné la conversation sur l’Influenza. « Nous ne rirons peut-être pas dans six mois, m’a dit Josué ; on affirme que l’influenza précède ordinairement une épidémie plus grave. » Il m’a quitté là-dessus. Pourquoi m’a-t-il dit cela ? Était-ce pour me mystifier ? Il sait combien j’ai peur de la mort, peur de la maladie.

23 Janvier. — J’ai retrouvé dans mon journal ce que Josué m’a dit l’autre jour. J’ai voulu en avoir le cœur net, et j’ai feuilleté divers travaux de médecine. J’ai consulté : Bouillaud, Traité du choléra morbus, le rapport de Briquet dans le Recueil des Mémoires de l’Académie Impériale de Médecine ; les travaux de Blondel, de Gendrin, le Bulletin de la Conférence Sanitaire de Vienne. Ces ouvrages de médecine sont d’une lecture très attachante, et plus littéraire que je ne me l’imaginais : la description des symptômes qui servent à fixer le diagnostic est, en elle-même, un chef-d’œuvre de netteté et de précision. Il y a trois périodes dans la maladie : 1° période d’incubation — malaise subit, syncopes, vertiges ; 2e période, dite cyanique — traits altérés, tremblement, froid cadavérique, pouls supprimé — plaques bleues, ongles livides, presque noirs, doigts ridés et recourbés ; œil cave, terne, cerné ; respiration faible et très lente, comme anxieuse ; haleine froide, voix éteinte. C’est la période des vomissements et des évacuations alvines rizacées ; le nez, glacé, tombe quelquefois en gangrène ; une sueur visqueuse couvre les membres, et en se séchant les saupoudre d’une poussière fétide. La mort vient parfois dès cette seconde période, par asphyxie. 3e période : réaction, fièvre violente, spasmes, convulsions. La mort arrive au milieu du délire. — Et cela peut durer quarante jours !

29 Janvier. — J’ai eu tort d’écrire le résumé de mes recherches : je n’ose plus tourner la page et relire… Je suis souffrant, il y a cinq jours que je ne suis sorti. Cette nouvelle, donnée par le Figaro, me revient en tête et je ne puis la chasser. Elle m’a frappé ; je ne lis pas d’ordinaire cette partie du journal. Comment le choléra est-il venu jusqu’à Karaman ? l’Asie Mineure n’est pas sa voie habituelle. Il suit une double route. Entrant en Asie par le chemin des caravanes, il se répand en Afghanistan, Boukhara, pénètre en Europe par Orembourg, envahit la Russie, la Prusse, l’Angleterre, puis enfin la France par Calais. Quelquefois il a pris le chemin d’Afrique, la Mecque, l’Égypte. Son siège permanent est en Inde, dans les régions sacrées du Gange et du Brahmapoutre, où les tourbières et les marais, surchauffés par le soleil, jettent sans cesse des myriades d’atomes délétères ; sur d’éternelles solitudes, pèse une atmosphère d’étuve, irisée d’une humidité lourde et fétide ; à la surface des eaux immobiles, sous l’implacable irradiation, des détritus de toutes sortes se décomposent avec des nuances d’opale ; et les plantes étranges, les végétations surhumaines naissent et se développent dans la chaude buée qui s’exhale de la vase ; des fleurs bizarres aux couleurs inconnues surgissent de toutes ces pourritures, des fleurs énormes dont le parfum est mortel : dans leur calice velouté reposent les plus puissants germes de destruction ; parfois le vent de la nuit les enlève pour les laisser tomber dans quelque centre trop peuplé où les hommes se pressent en foule et se gênent, dans une ville sainte que remplissent sans cesse les théories de pèlerins. L’un d’eux est effleuré par le mal. L’impalpable graine s’est posée sur son front lentement, l’œuvre est faite : celui-ci va mourir, celui dont il a touché la main mourra tout à l’heure, et mourront aussi tous ceux qui les ont approchés ; le nombre des victimes grandit, grandit, les nomades emportent la mort dans les plis de leurs vêtements, le vent passe sur le foyer d’infection et va jeter au loin le charbon errant. Si bien que par dessus les plaines immenses et les mers sans horizon, le fléau s’avance par bonds, par sauts. — S’il allait venir jusqu’en Europe, venir jusqu’à…

15 Février. — Je souffre, des migraines atroces me tenaillent. Je voudrais ne plus penser, vivre comme une brute ; l’Idée me ronge le cerveau ; s’Il allait venir jusqu’à Paris ? Josué l’affirmait l’autre jour au Pousset : l’influenza précède toujours l’Autre, les faits sont précis, on me les a cités. J’ai voulu savoir, j’ai lu des livres, et tous parlent de cette épidémie de grippe, qui suit les mêmes routes et vient en avant-coureur. Et cet avertissement, la dépêche de Karaman, dont personne n’a fait mention, mais que moi j’ai vu et compris ? — En 1832, le fléau a fait près de 130 000 victimes ; en 1845, 102 000 ; en 1853, un peu plus de 120 000 !

21 Février. — Les nouvelles d’Asie Mineure sont mauvaises et les correspondants de là-bas insistent sur la gravité du mal. J’ai peur.

25 Février. — Je suis allé consulter mon médecin sur ces accès de névralgie. Il me fait prendre du bromure et du chloral le soir avant de me coucher. Je lui ai touché un mot de mes idées noires, il m’a rassuré. L’épidémie fait de périodiques ravages dans les pays orientaux ; les choses resteront dans le même état, tant que l’hygiène n’y sera pas mieux réglée : il paraît que cela tient aux pratiques religieuses, aux agglomérations de pèlerins dans les villes consacrées. Je savais tout cela, mais j’ai été très heureux de me l’entendre dire par ce médecin. — Du reste, le mal se localise en Syrie. Je suis plus tranquille et ma santé se rétablit peu à peu.

1er Mars. — Pas de nouvelles. Je reste prostré des heures entières.

3 Mars. — J’ai eu la fièvre et le délire pendant deux jours ; je commence seulement à me lever et je puis à peine me tenir debout.

Mes hallucinations m’ont repris. Est-ce bien là ce que l’on appelle des hallucinations ? J’ai toute ma tête, pourtant ; mais il me passe devant les yeux comme des visions ; à de certains moments je m’absorbe, et je vois en moi-même des choses d’épouvante. Il s’avance, je le sais, je le sens.

16 Mars. — Le courrier d’Asie Mineure apporte aujourd’hui des nouvelles sinistres : « Le mal qui semblait en voie d’apaisement, a fait irruption sur divers points de la côte ; les ports, de Beyrouth à Latakieh, sont fermés au commerce maritime. Dans l’intérieur du pays, des villages entiers sont décimés ; quelques villes sont abandonnées. Le mal atteint aussi les animaux domestiques et les bêtes de somme. Les cadavres laissés au revers des routes, empestent l’air et contribuent à propager l’épidémie. La misère est horrible et la famine menace plusieurs centres, toute communication étant interrompue. Dans la région de l’Angora qui n’est pas encore atteinte, les habitants, en armes, empêchent que l’on traverse leur territoire. On signale des troubles graves. L’Égypte n’est pas encore atteinte ; il est presque certain que le fléau ne s’étendra pas jusque là. » — Les malheureux ! qu’en savent-ils ? Je vous dis qu’il est là, tout près, — je le sens qui vient, à pas de loup, comme un voleur.

27 Mars. — Ils ne l’entendent pas venir, ils se croient sûrs du lendemain ; quand je les avertis, ils haussent les épaules. Ils ne me croient pas et me prennent en pitié. Mais ce sont eux qui sont fous ! J’ai envie de le crier, tout haut, dans la rue. À quoi bon ! ils m’enfermeraient. — Ils vont faire un bal à l’Opéra, au profit des victimes d’Asie Mineure. Extrait du Gaulois : « Les artistes de tous les théâtres de Paris ont promis leur gracieux concours. Mesdames X, Y, etc., tiendront des boutiques dans le grand foyer ; elles seront en costumes orientaux. À dix heures et demie, bataille de fleurs ; à minuit, retraite syrienne ; à une heure, bal ouvert par M. le Président de la République. La fleur du monde parisien sera là. Sept cotillons, deux orchestres et musique de la Garde républicaine ; projections du Cercle militaire. »

— Mais, dans un mois, quand Il sera ici, et qu’il les tuera à leur tour, qui donc dansera pour eux ?

2 Avril. — L’Égypte est prise, la Tripolitaine menacée. — Je suis allé au bal de l’Opéra. Comme ils s’amusaient ! Les rires se croisaient, les fleurs tombaient en pluie dans le foyer ; au sommet de l’escalier, les cuivres de la musique jetaient par rafales des galops féroces. Mais, au milieu des habits et des costumes, j’ai vu le Spectre de la Mort bleue qui marquait ses victimes pour le jour prochain.

10 Avril. — C’est fini, nous n’échapperons pas : On signale deux cas à Brindisi. J’ai revu Josué ; il m’a expliqué que le choléra ne pouvait pas venir en Europe : qu’il ne fallait pas s’inquiéter de ces dépêches d’Italie : quelques cas de cholérine qui se déclarent toujours au retour du printemps. Du reste, les mesures sanitaires à l’entrée des ports sont trop bien observées ! — Il m’a dit de reprendre du bromure.

15 Avril. — Ils commencent à s’inquiéter ; il est bien temps ! Des dépêches ont été envoyées à tous les postes des frontières du Midi et de l’Est : ordre est donné d’établir à la hâte des lazarets aux douanes italiennes. À Naples, le chiffre des décès est quadruplé ; des cas sont signalés dans quelques villes du Nord : Milan est pris.

20 Avril. — Ils ne rient plus, ils ont peur, maintenant. Le centre de l’Italie est entièrement atteint. Aux frontières, les lazarets regorgent. Le gouvernement français a nommé une Commission de salubrité. Ils veulent lutter contre le fléau, l’empêcher d’entrer. On soumet les voyageurs à mille formalités, on les fait passer dans des chambres d’assainissement, où des vaporisateurs lancent sur les habits une pluie de phénol ; tous les objets de provenance italienne sont exposés aux fumigations ; les lettres sont percées et passées au vinaigre. Des cordons sanitaires entourent notre pays. Quelle niaiserie ! Ils veulent arrêter l’invisible, brider l’intangible. Autant vaudrait élever d’immenses cribles pour passer le vent et mettre des filtres énormes au travers des fleuves. Il est partout, dans l’eau que nous buvons, dans l’air que nous respirons. Je sais qu’il est proche.

25 Avril. — Rien encore. Des départs pour l’Angleterre. Je resterai jusqu’au bout, moi. Je veux tout voir, — tout.

1er Mai. — La vérité se fait jour. Il est à Marseille depuis une semaine. Par ordre supérieur, on avait caché la nouvelle : depuis sept jours, il y a eu 80 décès ; la population, prise de panique, a quitté la ville et campe dans les environs : le fléau les suit. Ici, l’anxiété est à son comble, on guette les nouvelles. On affirme que Toulon et Cette sont atteints.

3 Mai. — Il gagne de proche en proche, avec une rapidité inconcevable ; la Bourgogne est contaminée, la Touraine est entamée. — C’est bien le Mal Asiatique, le Vedi-Vandi, le Démon Bleu.

5 Mai. — La Touraine est complètement prise. Il est sûr de sa route, maintenant, rien ne l’arrêtera plus : c’est Paris qu’il convoite. Les départs se succèdent pour l’Amérique.

7 Mai. — Mon cerveau éclate, et j’ai des cauchemars affreux : je rêve que des scies gigantesques débitent des monceaux de planches, que des millions de marteaux façonnent en bières… Les coups sourds résonnent dans ma tête.

9 Mai. — Préparez les cercueils, creusez des fosses, il sera ici demain ! J’en suis sûr, mathématiquement sûr. Je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, — mais je vois. Il sera ici demain.

10 Mai. — Sauvez-vous, il est ici, le Monstre à la peau bleue ! Je l’ai vu, face à face, et j’ai senti passer sur mes cheveux son haleine de mort. Rue Drouot, cette après-midi, j’ai croisé Josué. J’ai voulu l’éviter et continuer mon chemin ; je sentais bien qu’il allait se produire quelque chose de terrible ; le Pressentiment m’avait frôlé. Mais Josué m’a saisi le bras, et s’est mis à me parler avec volubilité ; ses yeux étaient d’une mobilité extraordinaire, au fond des orbites. Il était fébrile, nerveux, lui si calme d’ordinaire. Nous parlions des départs pour le Nord, de la panique qui règne ; sans transition, il s’est mis à déblatérer contre la commission d’hygiène, contre les journaux qui effraient le public sans aucune raison ; j’essayais en vain de me dégager, il me tenait ferme, il plaisantait ; une épidémie pour rire, quelque chose comme une forte purgation ! Puis, brusquement, il s’est arrêté, ouvrant la bouche, comme s’il étouffait, ses yeux se sont retournés, il a glissé le long de mon corps, et s’est écroulé par terre en se tordant. Sa figure a pris une teinte bleue, et j’ai vu la Bête invisible le terrasser.

Et je me suis sauvé, éperdu d’angoisse, hurlant le Nom. Je ne sais combien de temps j’ai couru. Sur mon passage, les gens s’écartaient terrifiés, les rues se vidaient. Je suis rentré et j’ai brûlé mes habits. La nuit est venue ; et, au milieu du silence, Il a pris possession de la Ville.

12 Mai. — C’est fort bizarre. Je suis débarrassé de l’anxiété qui me tenait depuis trois mois ; maintenant que je le sais ici, près de moi, tout près, j’éprouve une sorte de soulagement, le plaisir de l’entière certitude. — On a essayé d’étouffer la nouvelle, il n’y a pas eu moyen : 5 décès hier, 30 aujourd’hui, 170 cas signalés. Il commence ses coupes. Je suis allé à la gare du Nord, voir le départ des trains. Une écœurante odeur de phénol s’exhalait des bagages ; sur le quai, les voyageurs, en petits groupes, s’observaient avec des yeux méfiants, en gardant leur mouchoir collé aux lèvres. Puis ils se sont rués sur les wagons. Les trains partent bondés.

13 Mai. — Les convois ne passent plus en Allemagne, depuis ce matin ; les trains pour la Suisse et la Belgique ne passeront pas non plus. La route d’Angleterre est encore libre. Ici, l’épouvante grandit, on parle de 400 cas nouveaux et de 120 décès. Les théâtres ont dû fermer du jour au lendemain.

16 Mai. — Les rapports des médecins sont décisifs. C’est bien la peste asiatique, qui tue en six heures. 227 décès aujourd’hui, dont un dans ma rue. J’ai dû faire effort sur moi-même pour ne pas aller le voir. — Le boulevard se dépeuple, on ose à peine sortir ; les cafés sont vides, à l’heure verte, et, le long des terrasses inoccupées, les garçons ont des poses ennuyées. Les lettres à bordure noire commencent à paraître sur les contrevents des boutiques fermées. Les journaux sont remplis de détails médicaux, de conseils sur les précautions à prendre, de réclames pour des antiseptiques. En première page, et en grosses lettres, la statistique mortuaire. Découpé ceci dans le Temps : « Il ne faut pas s’exagérer la gravité de l’épidémie ; il est vrai que le nombre des décès est triplé, mais ce sont surtout des personnes affaiblies ou des vieillards qui ont été atteints et dont la fin, en tout cas, eût été prochaine. » La bêtise humaine ne désarme pas.

18 Mai. — Hier 312 décès ; près de 400 aujourd’hui ; on ne peut plus compter exactement. La province est entièrement prise ; les départs ont cessé, les issues étant fermées, et, au milieu de la foule muette de peur, il se promène lentement, lentement ; il choisit d’abord ceux qu’il veut, tout à l’heure il les frappera par centaines, par milliers, par masses. Les trottoirs sont mornes, de temps en temps une voiture. Il y a un mois à peine, tout cela était gai, plein de mouvement. Maintenant, il y a de la paille partout, devant les maisons. Cela éteint la rumeur des pas, assourdit tout bruit qui pourrait troubler les agonies. Impression de solitude profonde, de silence éternel ; les volets sont fermés, et l’on devine les douleurs qui veillent dans l’obscurité. — Les rues désertes s’allongent interminablement……

22 Mai. — Mes névralgies ont entièrement cessé, mes facultés me semblent doublées en étendue. — 900 décès hier. Les hôpitaux regorgent, on a installé des baraquements hors Paris. — L’activité de la ville s’arrête peu à peu, comme le volant d’une machine blessée. Quelques journaux paraissent encadrés de noir. Un Congrès sanitaire est convoqué. Quelle lugubre farce !

24 Mai. — Détail curieux, tous les oiseaux de Paris se sont enfuis. 1 300 décès. Le mal frappe surtout pendant la nuit. Dès 8 heures, les boulevards sont abandonnés. C’est désespérément triste, ce long boyau obscur, semé de globes blafards.

25 Mai. — Environ 1 500 décès. Comme ils doivent nous prendre en pitié, les prêtres ! Depuis le commencement de l’épidémie, les églises regorgeaient de monde. La peur jetait les incrédules au pied de la croix ; et ceux qui mangeaient du curé il y a trois mois, s’étaient mis à prier, ou faisaient semblant. Aux neuvaines, on laissait les portes ouvertes, et sous le portail, en plein air, des gens restaient agenouillés, tête nue, des heures entières. Un avis du Conseil d’hygiène paraît dans les journaux : tout rassemblement doit être évité. Les églises sont abandonnées, et, dans le grand recueillement, dans la nuit qui tombe des voûtes muettes, les ombres falottes des vieilles pieuses ont retrouvé leur isolement. Chez eux, tout seuls, ils n’oseront pas prier.

28 Mai. — Plus de 1 600 décès. Je suis allé au quartier Monceau. Maisons mortes, volets clos : les riches sont partis. À 6 heures, les galopées de chevaux, les rapides apparitions des landaus, ne traversent plus le bois. Deux ou trois piétons sont venus là pour respirer un air plus sain. On annonce que le bacille du choléra est domestiqué ; quelques inoculations n’ont donné aucun résultat appréciable. De violentes discussions ont éclaté dans la Commission d’hygiène, la majorité refusant d’autoriser les expériences prophylactiques.

1er Juin. — Le chiffre des décès a sauté brusquement : 2 400 aujourd’hui ; les journaux affirment que l’on nous cache les vrais chiffres. Il les tue, tue par milliers ; on creuse des trous à la hâte, et l’on y jette les corps pêle-mêle, à mesure qu’ils arrivent ; la ville se dépeuple, coule à la fosse commune. Depuis quinze jours, les tentures mortuaires sont supprimées, il n’y en avait plus assez ; les bières vont manquer.

Sur les hauteurs de Montmartre, on a bâti des fours crématoires dont les cheminées répandent sans cesse une fumée lourde, épaisse ; au crépuscule, quand le vent est tombé, elle flotte à quelques mètres du sol ; l’odeur en est âcre.

15 Juin. — Les convois funèbres, en files noires, sillonnent les rues ; peu de monde à leur suite ; à la porte des cimetières, les voitures font queue. Les voitures verdâtres, oblongues portent les cercueils des hôpitaux, longent les quais avec un grand tintamarre de ferraille.

Au faubourg Saint-Antoine, la misère est atroce : deuil et faillite ; les secours de la municipalité ne suffisent pas à entretenir le vingtième des indigents inscrits. Tout commerce est arrêté. Là, Il frappe à grands coups, des rues entières sont enlevées comme par un feu de file. — Les journaux religieux annoncent la Fin du monde. Peut-être…

18 Juin. — Je ne veux plus compter, je n’ose plus ; ils meurent sans cesse autour de moi ; mes amis, mes parents, tous ceux que je connais disparaissent. Si j’échappe, je me trouverai seul ; il me faudra rétablir toute ma vie, me chercher des amis nouveaux. Et j’ai pourtant le désir féroce de vivre encore. S’Il allait m’apercevoir dans le coin où je suis blotti et me prendre comme les autres ? Dans ma maison, je suis le seul qu’il n’ait pas atteint. Mon voisin de palier a perdu son fils hier ; on l’a enterré ce matin. Caché derrière ma porte, j’ai tout entendu ; les préparatifs, les montées à pas discrets des amis, les chuchotements attristés ; puis des pas sonores, sans gêne, une brusque avalanche de piétinements ; un arrêt en bas ; des chants graves qui me parviennent à demi étouffés ; puis un bruit régulier de marche qui va en s’éteignant…

Il a de singuliers caprices, frappe tout un côté de rue, épargne l’autre. On a remarqué que certains numéros étaient particulièrement atteints. Je ne veux plus dormir, de peur qu’il ne me surprenne pendant mon sommeil. — La nuit, les rôdeurs pillent les hôtels abandonnés ; la police est impuissante ; il est en outre probable que l’on a profité de l’épidémie pour commettre impunément des crimes profitables ; l’arsenic produit les mêmes effets que le fléau,les mêmes spasmes, les mêmes coliques. Les rats sortent en foule des égouts et courent sur les trottoirs. — Je ne quitterai plus ma chambre, j’ai des provisions pour un mois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

22 Juillet. — L’épidémie décroît ; après avoir dépassé 4 000, le chiffre des décès est retombé à 700. Il s’en va, il est repu. Que va-t-il advenir de la ville dévastée ? Déjà les journaux dressent le martyrologe du fléau ; partout des places vacantes que l’on va se disputer ; c’est une saignée disent les jeunes, la liquidation du vieux siècle ruiné. Peut-être va-t-il naître une génération pleine de vie et d’aspirations nouvelles. La misère est navrante dans les quartiers populeux. Bah ! ils feront des quêtes, une fête de bienfaisance, quelques ventes de charité ; ils fonderont même une œuvre et tout sera dit. La vie recommencera sur les décombres.

27 Juillet. — Plus que 300 décès. Je suis anxieux, des frissons de peur me secouent.

2 Août. — Plus que cent décès ; c’est la proportion normale. Les querelles politiques qui avaient fait trêve, reprennent de plus belle ; crise ministérielle. L’épidémie est reléguée dans les faits divers. Les théâtres ont fait leur réouverture malgré la chaleur. Peu de vides parmi les acteurs, ils étaient allés continuer leur saison à l’étranger. Le boulevard se repeuple. Quelques figures connues manquent à l’appel, des gens célèbres ont disparu et le bruit de leur mort s’est perdu dans le grand brouhaha. On s’aborde : « où avez-vous passé le temps de l’épidémie ? — À Hyères ; et vous ? — À Cannes. Le petit de C… est-il revenu ? — Il est mort, le pauvre, en juin dernier ; ses trois frères sont morts aussi à quelques heures d’intervalle ; le père s’est remis. — Et H… ? — Mort aussi… Et J… ? — Aussi. » La liste est longue. Qui se souviendra de cela, dans six mois ?

10 Août. — Le train-train de l’existence recommence. On parle de moins en moins des absents. Tout est rouvert, concerts, bals, cafés : une rage de plaisir se déclare, on a hâte de rattraper le temps perdu. Les vides se comblent. Déjà on prend le demi-deuil. Je ne suis pas encore tranquille. S’il n’était pas parti ? S’il n’avait fait trêve que pour les prendre au piège ?

12 Août. — Les moineaux de Paris sont revenus. C’est fini, bien fini ; à peine deux ou trois décès en retard. La Commission d’hygiène s’est déclarée dissoute, après avoir rendu compte de ses travaux en séance solennelle ; tous les membres sont décorés. — Hier, Première à sensation, avec les gilets à cœur célèbres. Courses aujourd’hui. Demain soir, fête de l’Été au Palais de l’Industrie. Tout est oublié, on plaisante l’Épidémie. Les camelots crient une chanson comique chantée à l’Eldorado. Je n’ai pas eu le courage de l’acheter. Depuis hier je suis plus agité, plus fébrile que d’habitude : j’ai comme des demi-évanouissements, des sortes de syncopes. Je sais qu’il n’est pas parti.

13 Août. — Je suis très faible… des douleurs sourdes me tiennent aux entrailles — l’abus du bromure ? Non, le bromure ne donne pas de pareilles souffrances. Je n’ai jamais eu ces contractions violentes, ces vertiges. — Mais oui !… c’est bien cela… Éblouissements, syncopes, envies de vomir… les souffrances au creux de l’estomac… C’était donc moi qu’Il attendait…

Pierre VEBER.