Bibliothèque de l’Action française (p. 51-60).


L’ÉLÉMENT RELIGIEUX.















III

L’élément religieux



Ces vieux se tournaient facilement vers Dieu et non point seulement à l’heure de leurs chagrins. Souvenez-vous qu’ils ont eu des ancêtres choisis, que leurs premiers missionnaires, leurs premières religieuses, leur premier évêque furent des saints. Ces grands exemples ont profité ; les nobles et puissantes prières des héros et des martyrs, les mœurs frugales et austères, les labeurs surhumains des commencements ont produit leurs fruits. Un catholicisme vivant, fait de franchise, d’ardeur simple, de fortes habitudes de moralité, se perpétue dans les familles et leur ajoute un caractère bien particulier, un cachet de noblesse supérieure. Souvent, dans les temps primitifs, quand la chapelle n’était pas bâtie, quand le prêtre ne passait que tous les trois ou quatre mois, chaque foyer a été une petite église où se célébrait la messe blanche. Le dimanche, le père réunissait la femme, les enfants, les domestiques ; on priait, et l’on écoutait une lecture pieuse. Au temps des guerres iroquoises, notamment aux Trois-Rivières, presque toutes les maisons s’étaient transformées en oratoires où des lampes brûlaient, ardentes comme les cœurs et les prières de ces braves gens. L’habitude s’est conservée de faire tous les soirs ce qu’ils appellent la grand’prière, c’est-à-dire la prière du livre de messe, suivie invariablement de la récitation du chapelet. Les mêmes pratiques sont observées par les garnisons des forts, au fort Saint-Frédéric, par exemple, commandé par M. de Lusignan, un Canadien, où la prière, ainsi que le rapporte Kalm, se fait en commun, matin et soir.

L’esprit chrétien de la famille s’exerce là surtout où il doit s’exercer, dans l’éducation des enfants. Mgr de Saint-Vallier a noté que les pères et les mères remplissent à l’égard de leurs enfants et de leurs valets, l’office du prêtre. Avec quelles mains pieuses nos aïeules façonnaient l’âme de leurs garçons et de leurs filles, dans quelle délicate pudeur elles les faisaient grandir, nous le savons par les nombreux témoignages d’honneur rendus aux mères élevées par les religieuses de ces vieux temps, et nous le savons encore par l’esprit qui règne toujours dans les familles où les traditions anciennes se sont conservées. Là nous retrouvons les mots bénis et pieux qui, les premiers, étaient mis sur les lèvres des enfants ; nous apprenons les procédés naïfs par lesquels on retenait les tout-petits dans le devoir ; comme il était facile, par exemple, de faire pleurer le petit Jésus, facile aussi de perdre ses étren


Les garnisons des forts font la prière en commun, matin et soir, (p. 54).

} nes qu’alors n’apportait pas encore un vieux

bouffon allemand ; nous savons de même comme il était grave de prononcer certains mots que les hommes chassaient de leurs lèvres, trop bien élevés, Dieu merci, pour se permettre cette laideur très contemporaine et très vulgaire du sacre et du juron. Là toujours, dans ces familles, nous entendons comme autrefois les premières leçons du catéchisme, les premières formules des prières enseignées par les lèvres maternelles ; et là enfin ont été gardées et pieusement transmises jusqu’à nous les saintes et naïves ballades emportées de France par nos premières aïeules :

« C’est la poulette grise
« Qu’à pondu dans l’Église…
« La Sainte Vierge part en chantant
« Avec ses beaux cheveux pendants…

Oui, la société familiale canadienne remplit noblement ses deux fins principales qui sont de faire des enfants et de les bien élever.

D’autres documents vénérables nous attestent la piété familiale de jadis : je veux parler des testaments des anciens. Les vieux n’ont point laissé de livres d’heures. Il est rare qu’ils sont partis sans laisser à leurs descendants une gerbe de conseils où se retrouve la grandeur émouvante des adieux des patriarches. « Nous avons parcouru des centaines et des centaines de testaments, écrit l’historien de la Seigneurie de Lauzon, où le notaire, grave et solennel, déclare d’abord qu’il a trouvé le testateur « sain d’esprit, mémoire et entendement, allant et venant à ses affaires ». Puis le testateur dicte lui-même ses dernières volontés : « Connaissant, dit-il, qu’il n’y a rien de plus certain que la mort ni de plus incertain que son heure, il ne veut point en être prévenu sans faire son testament ».

« Comme chrétien, catholique, apostolique et romain, je recommande mon âme à Dieu le Père tout-puissant, le suppliant par les mérites et la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par l’intercession de la glorieuse Vierge Marie, de mon saint patron et de tous les autres saints et saintes, que lorsqu’elle se séparera de mon corps, vouloir la placer au nombre des bienheureux dans le Royaume céleste »… « Ce n’est qu’après cela, continue Edmond Roy, que le testateur, tournant sa pensée vers les choses terrestres, dictait et nommait au notaire la personne qui devait lui succéder ».[1]

Parmi les documents de cette piété antique il faut relire les Adieux du Grand-Père Boucher, ce vétéran de la Nouvelle-France, dont la vie couvre presque toute la période du régime français. Arrivé ici à treize ans, en 1634, il meurt le 19 avril 1717 à quatre-vingt-dix-sept ans. Avant de s’en aller, Grand-Père Boucher écrit pour toute sa descendance ses dernières volontés. Il donne son âme à Dieu, son corps à la terre ; ensuite il multiplie les conseils à sa femme et à chacun de ses enfants. Ces conseils sont des plus élevés, conseils d’union, de désintéressement, de probité, de fidélité à Dieu. Et j’y cueille entre autres ce passage qui serait aujourd’hui encore d’une si vivante actualité : « Il faut faire ce que l’on peut pour amasser (du bien), ne négliger aucune occasion, mais que ce soit toujours sans préjudice de notre conscience et de notre honneur. Plutôt vivre pauvre, plutôt mourir que de rien faire contre l’ordre de Dieu ».[2]

Les Adieux du Grand-Père Boucher ont été conservés pieusement par sa nombreuse descendance. Une coutume touchante voulait encore, il n’y a pas bien des années, que ce document vénérable fût lu en entier, annuellement, en famille et à genoux.

« Plutôt vivre pauvre, plutôt mourir que de rien faire contre l’ordre de Dieu », avait dit le vétéran de la Nouvelle-France. Parole profonde de sens et de vérité. Tous tant que nous sommes, nous cherchons parfois le secret de notre étonnante vitalité depuis trois cents ans, le secret de notre survivance malgré tant de tempêtes. Le secret, nous le tenons. Les peuples forts, les peuples durables ne le deviennent point par les seules forces matérielles, parce que d’heureuses circonstances favorisent un moment de leur histoire et les font monter vers l’opulence. Leurs destinées dépendent de plus haut. Il n’y a de puissance et d’immortalité pour les peuples que dans la conformité de leur vie et de leurs institutions à la pensée de Dieu qui a fixé la loi des choses. Il existe un ordre familial, un ordre social divins ; soumis aux lois de cet ordre, un peuple se meut à l’aise, se développe harmonieusement, parce qu’il se meut et se développe dans sa vérité, conformément aux disciplines vitales, selon les lignes du plan éternel qui sont les seules lignes du progrès. Un tel peuple garde chez lui le respect des lois de la vie, la paix des foyers, le règne de la justice et, par surcroît, l’aisance matérielle. Cet ordre familial et social divin, nos ancêtres l’ont jalousement observé et défendu. Tout dans leur existence confessait la royauté de Dieu, sur eux, leur famille, leurs champs. Et ici m’apparaît un spectacle qui peut-être fut unique dans l’histoire du monde.

Autrefois quand venait l’heure de se grouper autour de la table commune, chez nous, dans tous les foyers, dans tous, le père, avec son couteau, faisait une croix sur l’entame du pain. Autrefois, quand venait le jour de l’an, dans toutes les familles, dans toutes, les enfants s’agenouillaient pour la bénédiction traditionnelle, et le père trouvait des paroles de prêtre pour bénir et pleurer. Autrefois, quand venait le temps de mettre le blé en terre, dans tous les champs, dans tous, le semeur avec son semoir en bandoulière, faisait au bout de la planche, avec sa première poignée de grain, un grand signe de croix. Autrefois, quand venait un nouvel enfant, au bord de tous les berceaux, au bord de tous, c’était fête joyeuse, et chaque fois le père et la mère élevant dans leurs bras le nouveau baptisé disaient à leur voisinage : « Nous nous sommes enrichis ». Autrefois, quand venait le temps d’aller aux pâques, dans toutes les églises, dans toutes, les hommes, les femmes, les enfants qui avaient l’âge, se retrouvaient tous ensemble devant le ciboire d’argent. Autrefois, dans les midis brûlants ou dans les soirs parfumés de fenaison, quand vibrait l’angélus paroissial, tout un peuple de travailleurs, de l’Acadie, de Tadoussac et de Gaspé jusque là-bas aux Illinois et à la Louisiane, s’inclinait et remuait des prières sous la rumeur des clochers, attestant la foi vivante qui fait les peuples immortels.




  1. Histoire de la Seigneurie de Lauzon, t. IV, pp. 176-177.
  2. R. P. Louis Lalande, Histoire de Boucherville, p. 69.