Calmann Lévy (p. Titre2).

CHEZ L’AVOCAT

COMÉDIE

Représentée pour la première fois à Paris,
sur le Théâtre-Français
le 22 juillet 1873.

PERSONNAGES


CHARVERON, M. Coquelin.

DUCANOIS, M. Joliet.

MARTHE, Mlle Sarah Bernhard.

UN DOMESTIQUE, M. Masquillier.

Une Dame.

Un Monsieur.

Plusieurs Messieurs.


À Paris, de nos jours.


CHEZ L’AVOCAT


Un salon riche. — Porte au fond. — Portes latérales au second plan en pans coupés. — Premier plan : à gauche une fenêtre, à droite une cheminée. — Aux deux côtés de la porte du fond deux canapés : deux chaises. — À gauche un fauteuil, une chaise. — À droite une table — des revues des journaux. — À gauche et à droite de la table deux fauteuils ; une chaise au-dessus, une autre près de la cheminée. — Par la porte du fond on aperçoit un cabinet d’avocat : bureau, fauteuils, bibliothèque. — (indications prises du spectateur.)


Scène PREMIÈRE

Plusieurs Messieurs lisent des journaux.
Une Dame avec des papiers de procédure qu’elle consulte.
La porte de gauche s’ouvre : paraît un monsieur que le domestique introduit. Le domestique lui fait signe d’attendre, et sort. Le monsieur prend un journal, et va lire au fond, face au public, le visage caché par le journal déployé.

Scène II

La porte du fond s’ouvre. Parait maître Ducanois.
Un monsieur se lève et va à lui : ils sortent par le fond.

Scène III

Les Mêmes, puis CHARVERON et Le Domestique.
La cliente fait des signes d’impatience.
Le domestique introduit Charveron et se retire.
CHARVERON.

J’attendrai… — Voilà bien du monde !… sacrebleu !
Que de monde !.. un — deux — trois — quatre
— plus une femme ;
Ce sera long, soit dit sans épigramme,
Et je vais poser quelque peu !
Deux heures ?.. — Non ! soyons honnête,
Et faisons à chacun sa part :
À quinze minutes par tête,
C’est l’affaire d’une heure et quart !
Une heure et quart !… enfin !… pose, mon garçon, pose !
Sois patient ! Tout n’est pas rose
Dans notre pauvre humanité ;
Et puis, une heure — et quart même — c’est peu de chose
À côté de l’Éternité.
— Dame ! il faut tout dire :
Ce n’est pas pour rire
Que je suis venu !
Je n’ai qu’une crainte
— Une crainte sainte !
— D’être reconnu.
Si ma femme… le ciel me garde
Qu’elle sache rien de ceci !
Le moindre racontar me perdrait sans merci.
Le complot où je me hasarde
Est si hardi ! si délicat !
Et ne pouvant encor jouer cartes sur table,
Trouverais-je en mon sac un prétexte acceptable

D’être allé chez un avocat ?…
Et quel avocat ! — J’ai peur… je dois être blême !…
— Personne à qui je sois connu ?
— Eh bien donc ! son nom seul dit tout par le menu :
Ducanois ! Ducanois lui-même !
Le grand homme ! le fort des forts !
La gloire du barreau ! l’artiste !
Éloquent — disert — et retors —
Et qui mieux est : spécialiste
— En séparations de corps !
Oui ! Ducanois ! longue serait la liste
Des conjoints qu’il a séparés :
Il est le Nélaton des cas désespérés !
— Si bien que certain sien confrère,
Au palais, voulait, l’autre fois,
Gager que maître Ducanois,
En leur prêtant son ministère,
Eût séparé de corps les frères siamois !
— Et voyez !… à son char la fortune s’attèle :
On prise fort chez nous sa spécialité ;
Et même il est, dit-on — étrange nouveauté —
Adoré de sa clientèle !


Scène IV

Ducanois parait au fond, un monsieur se lève et va à lui.
Exeunt.

Scène V

Les Mêmes, moins le précédent Monsieur.
CHARVERON.

C’est lui ! c’est Ducanois !… il est bien !
— Mais pourquoi
Mon cœur s’est-il donc pris à battre ?
Là ! morbleu ! soyons homme !… hem !… Et d’un !
reste à quatre

Et voilà tout !… — Après le quatrième, moi !
Mon tour viendra : du sanctuaire
Hardiment franchissant le seuil,
Je m’asseyrai dans son fauteuil,
Pour lui débiter mon affaire :
Monsieur !…
— Car il est temps d’ouvrir ce cœur meurtri !
Nul ne me connaissant ici, que j’imagine,
Je veux vous dire — à vous — le coup qui m’assassine
Et de quelle amère farine
Le pain que je mange est pétri !
J’étais heureux ! j’avais vingt-sept printemps tout juste —
Un physique… agréable — une santé robuste —
Une inaltérable gaîté,
Et pas mal de foin dans mes bottes,
Pour faire souper des cocottes
— Qui m’ont joliment regretté !
… Un jour fatal !… un jour d’été,
Le macadam brûlait sous les pieds, et l’asphalte
Fondait sur le coup de midi,
J’avise contre un mur une affiche — et fais halte
Devant son prospectus maudit !..
« Le Tréport ! — Bains de mer ! — Casino !
— brise fraîche —
« Plage superbe — air vif ! — hôtels à tous les prix !
« Excursions ! bateaux de pêche !… »
Tout ce luxe de puffs où les niais sont pris !
— Et cet Eden qui m’allèche
À cinq heures de Paris !..
Le soir même, j’étais à la gare du Havre,
Pressé de partir !.. Insensé !..
Hélas !.. après un mois passé,
Des amis, du Tréport, ramenaient mon cadavre :
J’étais bel et bien… fiancé !
Et voilà cependant comme un malheur arrive !
En flânant, j’avais laissé
Tomber mon cœur sur la rive :
Un ange est venu, qui l’a ramassé !


Scène VI

Ducanois paraît au fond. La cliente se lève et va à lui.
Exeunt.

Scène VII

Les Mêmes, moins la Cliente.
CHARVERON.

Et d’un ! reste à trois ! — Car, étrange !
Et comme on sent le sort malin qui me guettait !
Il faut l’avouer, c’était
Véritablement un ange !
— Du moins elle en avait l’air…
Au physique — le ciel ! moralement — l’enfer !
Cristi ! si j’étais la justice,
Si j’avais de Thémis la balance et le fer,
J’enverrais au dernier supplice
La mère qui conduit sa fille aux bains de mer !

Sur ces plages abominables
— Je ne sais comment ni pourquoi —
Les esprits les plus raisonnables
Perdent moitié de leur sang-froid.
Est-ce le soleil qui flamboie ?
Le sable doré qui poudroie ?
Le flux qui le vient balayer ?
Le chant sonore de la vague
Qui met dans l’âme — avec le vague —
Le désir de se marier ?..

Est-ce l’air salé qu’on respire ?
Les romances au piano ?
La blanche voile du navire ?
Les mazurkas du Casino ?

— C’est une vraie épidémie !
Et psychologie ou chimie,
Qu’importe d’où vienne la loi —
Les bains de mer, du moins en France,
L’été font une concurrence
Déloyale à monsieur de Foy !

Loin des plaisirs qui font sa force,
Le célibataire imprudent
Va de l’avant — et dans l’amorce,
Comme un goujon, plante la dent !
La belle-mère, qui le guigne
Sur la rive, tire la ligne
Où pend le gendre assez piteux ;
Et voilà comme ça s’emmanche,
Et comme, des bords de la Manche,
— Parti seul — on s’en revient deux !

Deux !.. ce ne fut pas long !.. ni long — ni difficile !
La raison s’accordait avec le sentiment,
Et je pressais l’heureux moment,
Me croyant adoré de ma femme, et l’aimant —
Oui ! l’aimant !… comme un imbécile !
— Vrai qu’on n’aime pas autrement.
Nous fûmes donc bénis — unis — liés ! Notaire —
Adjoint — curé — chacun, selon son caractère,
Sans rire, serra peu ou prou
La corde qu’en riant je me mettais au cou ;
Et me voici — criant déjà miséricorde
Après un essai de six mois —
Qui viens à maître Ducanois,
Pour la couper, porter ma corde !
— Mais, sapristi ! celui qui le tient cette fois
Le tient bien. — Oh ! c’est la plaideuse !
Quelque radoteuse
Qui n’en finira plus !… reste toujours à trois !
— Si je lisais ?… Lisons ! j’y prendrai patience —

Des brochures… et des journaux —
Littéraires ? — Merci !.. Politique ? — Ah !.. Science ?..
La Gazette des Tribunaux !
C’est mon fait ! — « Tribunal de la Seine — Audience
« Du trois mars — Séparation
« De corps — Moulinet Jean contre Moulinet Rose… »
Trois colonnes ! Attention !
Cette lecture peut jeter un clair rayon
Sur les faits de ma propre cause !..

Il s’assied, et lit, dans le fauteuil qui tourne le dossier à l’entrée.

Scène VIII

Le domestique introduit une dame voilée et se retire.

Scène IX

Les Mêmes, MARTHE.
MARTHE.

Merci ! j’attendrai ! — M’y voici !..
Quelle aventure, hélas ! j’ai peine à m’en remettre :
Le cœur me tremble fort, et mon pire souci
C’était qu’on me pût reconnaître !
Ah ! Dieu ! s’il me savait ici,
Mon mari ?.. — Mais bah !.. je raisonne :
Sous ma voilette on ne peut pas
Distinguer mes traits — et personne,
À coup sûr, n’a suivi mes pas !
Courage !
— Ah ! vous pensiez, monsieur, qu’étant un homme
Ayant la barbe et la puissance devers vous,
Vous pourriez faire de moi comme
Des petits agneaux font les loups…
Et que, victime effarouchée,
Je vous laisserais — aux abois —

Mettre la griffe sur mes droits,
Et n’en faire qu’une bouchée ?..
— Point ! Je les défends… mordicus !
Je suis mauvaise, et je me venge.
C’est le poids de leurs fers qui fait les Spartacus !
Je ne suis point de ceux qu’on emporte et qu’on mange
Sans autre forme de procès —
Et dans le Praticien français
Choisissant, pour servir ma haine,
Les moyens les plus tapageurs,
Par huissier, et dans la huitaine,
À ces fins de briser ma chaîne
— Comme un malfaiteur — je vous traîne
Devant les tribunaux vengeurs !
Un bon procès, puisqu’on m’y force,
En séparation de corps ;
N’ayant qu’un regret — vu vos torts —
Qu’on ait aboli le divorce !
Un bon procès ! En tapinois,
C’est l’embûche que je vous dresse,
Et vous aurez à faire à maître Ducanois !
— C’est une amie à nous qui m’a donné l’adresse :
Dans un cas… tout pareil au mien,
Il a — jadis — plaidé pour elle,
Et comme il a gagné sa cause, on pense bien
Qu’il s’est acquis par ce moyen
Sa reconnaissance éternelle.
À mon tour, hélas ! j’en appelle
À ses talents, ayant dans le cœur cette foi
Que ce qu’il a fait pour elle
Il le va faire pour moi !
— Plaider !.. et contre Hector !.. où me vois-je réduite ?
Et qui m’eût dit, le jour qu’Hector reçut ma main,
Quel pitoyable lendemain
À ce jour heureux ferait suite ?

Allant à la fenêtre.

Plaider !.. quand il fait beau… quand le soleil de mai
Étincelle gaîment dans le ciel enflammé !
Quand les arbres ont pris leur joyeuse parure —
Quand tout sourit dans la nature,
Que — pour chanter — tout semble avoir pris une voix,
La brise — et les pinsons — et jusques aux bourgeois
Qui cheminent à l’aventure
Dans cette rue où je les vois !..
Quand il ferait si bon s’en aller, en voiture,
— À deux — se promener au bois !..
Plaider ! nous !..

CHARVERON, se tournant sur son fauteuil.

Plaider ! nous !..Bien rugi, vieux lion !.. quel rêve !
Ni-ni, c’est fini !.. Le glaive
De la loi — bon glaive !.. tout net,
A séparé les Moulinet !
— Mais il nous est venu du monde… une cliente…
Quelque victime encor du mariage ! — oh ! oh !
La belle dame est défiante,
Et veut garder l’incognito :
Son voile est épais comme un masque !
Sa tournure… — ceci serait original —
Ressemble… — vaine crainte et chimère fantasque —
Retournons à mon journal !


Scène X

Ducanois paraît au fond. Un monsieur se lève et va à lui.
— Exeunt.

Scène XI

Les Mêmes, moins le Monsieur.
CHARVERON, reprenant son journal.

Reste à deux !

MARTHE, qui a regardé Ducanois.

Reste à deux !C’est lui !.. c’est à peine
Si J’ai pu l’entrevoir, mon futur défenseur,
Et j’éprouve déjà ce trouble précurseur
De la confession prochaine :
Un avocat, c’est comme un confesseur !
À leur tout dire on est tenue ;
Ils ont bonne ouïe et bons yeux,
Et ce qu’il faut à ces messieurs
C’est la vérité toute nue !..
Eh bien, je la puis dire, et sans confusion —
Sans remords — sans contrainte aucune !
Mon père… — non ! monsieur… plaignez mon infortune !
Vous avez à vos pieds madame Charveron.

L’été dernier — pour mes péchés sans doute —
Maman m’ayant amenée au Tréport,
J’y remarquai — Dieu sait ce qu’il m’en coûte !
Certain baigneur qui me plut tout d’abord.

Non qu’il fût beau — séduisant — héroïque
Comme Olivier, Amadis ou Guzman —
J’étais moi-même une fille pratique
Et faisais fi des princes de roman.

Mais l’étranger, sur sa face traîtreuse,
Portait cet air ouvert qui fait qu’on dit :
« Ce monsieur-là rendra sa femme heureuse ! »
C’est à cet air que mon cœur fit crédit !

Je dus lui plaire ! — un caprice éphémère ! —
Comme les fleurs plaisent aux papillons…
Car il se fit présenter à ma mère
Par un ami commun que nous avions.

Pauvre de moi ! pensez s’il fut aimable !
S’il fit des frais, et tous les soins qu’il prit
Pour me cacher son jeu, le misérable !
— Dois-je ajouter qu’il était plein d’esprit ?

Ma pauvre mère en raffolait ! pour elle
C’était un gendre à mener par le bec :
Il lui portait son pliant, son ombrelle,
Son éventail, et son King-Charle avec !

Bref, dans le mois il enjôla son monde,
Et puis — selon le rite officiel —
Le mois d’après, nous lancions à la ronde
Nos faire-part bordés de bleu de ciel !…

Car c’est de bleu de ciel — dérision ! — qu’ils bordent
Ces faire-part de malheur,
Pour qu’à l’appât d’autres mordent,
Abusés par la couleur !
Quand il serait plus équitable,
Plus logique, et plus charitable
D’encadrer de noir le papier,
Avec ces mots : « Mademoiselle
« M*** vient de se marier
« À Monsieur C*** ! Priez pour elle ! »


Scène XII

Ducanois parait au fond — Un monsieur se lève et va à lui
— Exeunt.

Scène XIII

CHARVERON, MARTHE, Un Monsieur au fond,
caché par son journal déployé.
CHARVERON.

Et d’un ! l’avant-dernier… puisse-t-il être bref !

MARTHE, sans le voir.

Dieu ! que c’est long !..

CHARVERON.

::Dieu ! que c’est long !..Notre belle cliente,
Ce me semble, s’impatiente ;

Si contre l’hyménée elle a quelque grief,
Et j’en mettrais ma main à frire
Comme ce Romain qu’on connaît,
Il serait de bon goût de lui donner à lire
Le procès des deux Moulinet !
Ça l’encouragerait —

MARTHE.

Ça l’encouragerait —Oh ! quel ennui !

CHARVERON, à part.

Ça l’encouragerait — Oh ! quel ennui ! Mazette
Elle est vive — très-vive !…

Haut.

Si
Madame désirait lire cette gazette ?.

MARTHE.

Ciel !

CHARVERON.

Ciel !Elle !

MARTHE.

Ciel ! Elle !Lui !

CHARVERON.

Ciel ! Elle ! Lui !Marthe !

MARTHE.

Ciel ! Elle ! Lui ! Marthe !Hector !

CHARVERON.

Ciel ! Elle ! Lui ! Marthe ! Hector !Vous ici ?

MARTHE.

Vous ici ? Qu’y venez-vous faire ?

CHARVERON.

Chut !

MARTHE.

Point !

CHARVERON.

Prenez garde, ma chère !

MARTHE.

À rien !

CHARVERON.

À rien !Ayez égard !…

MARTHE.

À rien ! Ayez égard !…Aucun !

CHARVERON.

Songez !…

MARTHE.

Songez !…Non !

CHARVERON.

Songez !… Non !Le ciel vous confonde !
Cristi ! nous sommes dans le monde —
Derrière ce journal, Marthe, il y a quelqu’un !

MARTHE.

Quelqu’un !… Soit ! parlons bas !

CHARVERON.

Quelqu’un !… Soit ! parlons bas !Un monsieur fort honnête
Qui — malgré tout le bruit — n’a pas tourné la tête,
Preuve qu’il a du tact !… c’est bien, monsieur,
très-bien !…

MARTHE.

Que faites-vous ici ?

CHARVERON.

Que faites-vous ici ?Rien de grave… je vien…

MARTHE.

Ne mentez pas !

CHARVERON.

Ne mentez pas !Ah ! mais…

MARTHE.

Ne mentez pas ! Ah ! mais…Et répondez !…

CHARVERON.

Ne mentez pas ! Ah ! mais… Et répondez !…Oui certe…

À part.

Son audace me déconcerte.

Haut.

Je viens… je viens… — Au fait ! et vous ?… Oui ! vous ? Voyons
Dites ! car je vous trouve à m’interroger prompte,
Et je serais bien sot de vous forger un conte,
Quand je puis pour mon propre compte
Vous retourner vos questions !
— Que faites-vous ici, vous ?

MARTHE.

— Que faites-vous ici, vous ?Rien qui vous regarde.

CHARVERON.

Ah ! par exemple !

MARTHE.

Prenez garde !

CHARVERON.

À quoi donc ?

MARTHE.

À quoi donc ?Que c’est comme au confessionnal,
Et qu’il y a quelqu’un derrière ce journal.

CHARVERON.

Pas gênant d’ailleurs le bonhomme —
Et peut-être est-ce qu’il est sourd —
À tout hasard — parlons bas ! je vous somme
De vous expliquer sans détour.

MARTHE.

Je viens pour un procès.

CHARVERON.

Je viens pour un procès.Bah ! — sans être prophète,
C’est juste ce que je pensais.
Et — s’il vous plaît, point de défaite !
— De quelle sorte est ce procès ?

MARTHE.

De la pire !

CHARVERON.

De la pire !Pardieu ! ce ton de mélodrame
Ne nous présage rien de bon.

MARTHE.

En effet !

CHARVERON.

En effet !Vous voulez, madame ?…

MARTHE.

… Plaider en séparation !

CHARVERON.

Vous aussi ?

MARTHE.

Vous aussi ?Comment aussi ?

CHARVERON.

Vous aussi ? Comment aussi ?Diable !
L’aveu m’est échappé… mais aveu pour aveu !

MARTHE.

Nous étions donc à deux de jeu…

CHARVERON.

Et l’on peut terminer l’affaire à l’amiable.

MARTHE.

Vous vouliez plaider ?

CHARVERON.

Vous vouliez plaider ?… Comme vous :
Cela ne saurait vous surprendre !
Et voilà, je crois, deux époux
Qui ne demandaient qu’à s’entendre.

MARTHE.

Certainement —

CHARVERON.

Dès lors, plus de tracas !
Séparons-nous sans esclandre,
Sans bruit, et sans avocats !

MARTHE.

Au contraire ! je veux du bruit ! j’entends qu’on plaide !
Que la société, de qui j’invoque l’aide,
Puisse être — après la Cour — juge de vos excès,
Et que tous les journaux disent notre procès !

CHARVERON.

Eh bien, plaidons, mordieu ! déchaînons ces tempêtes,
Et de la renommée empruntons les trompettes,
Pour que de mes chagrins l’effroyable détail
À nos lecteurs futurs serve d’épouvantail !

MARTHE.

Vos chagrins ?…

CHARVERON.

Mes chagrins ! oui, madame !.. et qu’en ai-je
De ces débats plus tôt invoqué les clartés ?..
Je sortirai plus blanc que la neige
Du procès que vous m’intentez !

MARTHE.

Le procès que je vous intente ? ô bon apôtre !
Pourquoi chez Ducanois veniez-vous donc rôder ?

CHARVERON.

Et lequel de nous deux fait le procès à l’autre
Puisque je vous offrais de nous accommoder ?

MARTHE.

Vous — toujours !

CHARVERON.

Vous — toujours !C’est trop fort et vous êtes tenace !

MARTHE.

Tenace ? — et vous, monsieur, vous êtes assommant !

CHARVERON.

Assommant ?

MARTHE.

Assommant ?Assommant ! Assommant !

CHARVERON.

Assommant ? Assommant ! Assommant !Doucement !
Les injures, je vous les passe
— Quitte à les rappeler devant le Tribunal —
Mais ne les dites qu’à voix basse
À cause de l’homme au journal !..

MARTHE, à demi-voix.

Assommant ! Assommant !..

CHARVERON.

Assommant ! Assommant !..J’admire
La persévérance qu’il met depuis une grosse heure à lire —
Digne homme ! quel tact !..


Scène XIV

Parait au fond Ducanois.
— Il fait signe à Charveron qui lui désigne le Monsieur.
— Il va à lui, le secoue. — Le Monsieur s’éveille.
MARTHE.

Digne homme ! quel tact !..Il dormait !…

Le Monsieur s’excuse, et entre avec Ducanois dans son cabinet.

Scène XV

CHARVERON, MARTHE.
CHARVERON.

Heureux mortel ! il dort ! c’est qu’il n’a pas de femme.

Ou du moins qu’ils sont séparés !

MARTHE.

Vous l’enviez !

CHARVERON.

Vous l’enviez !La paix est rentrée en son âme…

MARTHE.

Et vous aussi — dans peu de jours — vous dormirez !

CHARVERON.

Oh ! oui !

MARTHE.

Oh ! oui !Vous n’aurez plus de femme !..

CHARVERON.

Oh ! oui ! Vous n’aurez plus de femme !..Oh ! non !

MARTHE.

Oh ! oui ! Vous n’aurez plus de femme !........Le lâche !
Oh ! oui !— Vous serez libre !

CHARVERON.

Oh ! oui ! — Vous serez libre !Au nom des lois !
Oh ! oui !— À moins toutefois qu’à sa tâche
Oh ! oui !Faillisse maître Ducanois !..

MARTHE.

Maître Ducanois ?

CHARVERON.

Maître Ducanois ?Oui ! qu’est-ce là qui vous fâche ?

MARTHE.

Rien ! — c’était évident !

CHARVERON.

Rien ! — c’était évident !Au fait !.. Ah ! c’est trop fort

MARTHE.

Ducanois !..

CHARVERON.

Ducanois !..Tous les deux !.. Toujours le même accord !

MARTHE.

Mais pourquoi l’avez-vous choisi ?

CHARVERON.

Mais pourquoi l’avez-vous choisi ?Sur l’éloquence
Qu’on lui connaît — sur son renom —
Sur sa valeur — sur sa présence
Dans nombre de procès en séparation —
C’est, paraît-il, son genre ! il plaidera le nôtre !

MARTHE.

Je voudrais voir qu’il y manquât !
Mais il sera mon avocat,
Et vous en pouvez prendre un autre.

CHARVERON.

Moi ?

MARTHE.

Vous ! je tiens à maître Ducanois !
J’ai dit, et rien ne m’en ferait démordre.
Vous, je vous permets, cette fois,
D’écrémer le tableau de l’ordre !

CHARVERON.

Vous goguenardez — que je crois —
Mais tant pis pour qui goguenarde !
Faites vous-même votre choix :
J’ai Ducanois, et je le garde.

MARTHE.

Vous l’avez ?.. de quel droit l’avez-vous donc ?

CHARVERON.

Vous l’avez ?.. de quel droit l’avez-vous donc ?De tous !
Et le premier — le droit suprême !
C’est que — j’en appelle à vous-même
— Je suis venu bien avant vous.

MARTHE.

La belle raison qui me cloue

Et que vous en êtes trop fier !
— Il faut donc que je vous l’avoue :
J’étais déjà venue hier.

CHARVERON.

Vous ?..

MARTHE.

Vous ?..On compte deux fois à compter sans son hôte,
Et voilà votre droit du coup anéanti.

CHARVERON.

Vous l’avez consulté ?

MARTHE.

Vous l’avez consulté ?Non… il était sorti,
— Mais du moins n’est-ce pas ma faute !

CHARVERON.

Alors mon droit demeure intact !
Ou si l’intention équivaut au fait même
— Et j’accepte votre système —
Votre calcul, madame, est encore inexact ;
Car ce projet, où je me détermine
Aujourd’hui, j’en conviens, pour la première fois,
Depuis huit jours je le rumine !

MARTHE.

… Et moi, monsieur, depuis un mois !

CHARVERON.

Vraiment ?.. à ce jeu-là vous me battrez, ma chère,
Si j’avais dit un mois, vous en eussiez dit deux ;
Et couvrant toujours l’enchère
De vos chiffres hasardeux,
Si j’avais dit davantage,
Vous en fussiez bientôt venue à déclarer
Que vous vouliez nous séparer
Le jour même du mariage !

MARTHE.

Monsieur Charveron….

CHARVERON.

Monsieur Charveron….Quoi ?

MARTHE.

Monsieur Charveron…. Quoi ?Ne récriminons plus !

CHARVERON.

Bien volontiers.

MARTHE.

Bien volontiers.Laissons ces débats superflus !

CHARVERON.

Avec plaisir, si telle est votre fantaisie.

MARTHE.

Oui !.. la guerre — entre gens bien nés — est un tournoi
Qui n’exclut pas la courtoisie.

CHARVERON.

Vive Dieu !.. témoin Fontenoy !

MARTHE.

Pour plaider on n’est pas des dogues…

CHARVERON.

Pour plaider on n’est pas des dogues…… de faïence,

MARTHE.

On ne se mange pas pour défendre ses droits.

CHARVERON.

Fi !

À part.

Fi !Je te vois venir, sournoise !

Haut.

Fi ! Je te vois venir, sournoise !En conséquence ?…

MARTHE.

Cédez-moi maître Ducanois !

CHARVERON.

J’en étais sûr !

MARTHE.

D’abord, cela sera courtois,
Selon la loi galante et les belles manières !
— Et puis… souvenez-vous… rentrez en votre for…
Il fut un temps où mes prières
Étaient des ordres pour Hector !

CHARVERON, à part.

Va, sirène !… — C’est la musique
Par qui je me laissai, jadis, ensorceler.

MARTHE.

Ce temps est doux à rappeler !…
— Enfin, malgré votre logique
Et vos raisonnements en l’air,
Confessez que mon droit est clair,
Indiscutable et sans réplique !

CHARVERON, à part.

Ron, ron !… connu, mon chat, connu !
Tant de douceur est apocryphe…
Sous le velours je sens la griffe !

MARTHE.

Eh bien ?…

CHARVERON.

Eh bien ?…Eh bien ?…

MARTHE.

Eh bien ?… Eh bien ?…C’est convenu !…
Une cession volontaire ?…
Vous renoncez ?…

CHARVERON.

Vous renoncez ?…À rien.

MARTHE.

Vous renoncez ?… À rien.Et vous prétendez ?…

CHARVERON.

Vous renoncez ?… À rien. Et vous prétendez ?…Tout.

MARTHE.

Vous me voulez pousser à bout !

CHARVERON.

Là !… la voyez-vous, ma panthère ?

MARTHE.

C’est la guerre !

CHARVERON.

Soit ! — Aussi bien.
Déployez votre caractère !
La Cour appréciera — je ne dois que me taire.

MARTHE.

À ne me pas céder vous ne gagnerez rien !

CHARVERON.

C’est ce que nous verrons !

MARTHE.

C’est ce que nous verrons !C’est tout vu !

CHARVERON.

C’est ce que nous verrons ! C’est tout vu !Je proteste !

MARTHE.

J’entrerai la première, et malgré vos efforts !

CHARVERON.

Je suis à la porte, et j’y reste !

MARTHE.

Je vous passerai sur le corps !

CHARVERON.

Non !

MARTHE.

Non !Si !

CHARVERON.

Non ! Si !Non !

MARTHE.

Si !

CHARVERON.

Non ! force ou piège,
Ruse ou bataille — j’en réponds,
J’entrerai le premier — dussé-je
Vous retenir par vos jupons !

MARTHE.

Vous, me retenir ?…

CHARVERON.

Vous, me retenir ?…Moi !

MARTHE.

Vous, me retenir ?… Moi !Vous oseriez ?…

CHARVERON.

Vous, me retenir ?… Moi ! Vous oseriez ?…Bédame !

MARTHE.

Me retenir ?…

CHARVERON.

Me retenir ?…Eh ! oui !.

MARTHE.

Me retenir ?… Eh ! oui !.Brutalement ?…

CHARVERON.

Me retenir ?… Eh ! oui !. Brutalement ?…Très-bien !

MARTHE.

Par les jupons ?…

CHARVERON.

Par les jupons ?…Par les jupon !

MARTHE.

Par les jupons ?… Par les jupon !C’est un moyen
Sauvage au regard d’une femme !

CHARVERON.

Baste !

MARTHE.

… Et qui ne vous vaudra rien !

CHARVERON.

Oh !

MARTHE.

Oh !Essayez !

CHARVERON.

Oh ! Essayez !Sans doute !

MARTHE.

Oh ! Essayez ! Sans doute !Au point où nous en sommes,
Craignez d’ajouter rien à vos anciens méfaits !
— Secouer un pommier, ça fait pleuvoir des pommes,

Charveron étend la main.

Et me toucher, monsieur, fait pleuvoir des soufflets !

CHARVERON, sur le soufflet.

Diable !


Scène XVI

CHARVERON, MARTHE, DUCANOIS.
DUCANOIS, se détournant.

Diable !Oh ! je n’ai rien vu !

MARTHE.

Diable ! Oh ! je n’ai rien vu !L’avocat !

CHARVERON.

Diable ! Oh ! je n’ai rien vu ! L’avocat !Au contraire !
Vous avez vu, monsieur ! bien vu !… ne croyez point
— Ayant si bien vu — vous soustraire
Au devoir d’être mon témoin !

MARTHE.

Si monsieur n’a rien vu pourtant !

CHARVERON.

Si monsieur n’a rien vu pourtant !Il a vu, dis-je

MARTHE.

Monsieur dit que non !

CHARVERON.

Justement !
C’est preuve qu’il a vu ! d’où suit, logiquement,
Qu’à déposer du fait sa loyauté l’oblige.

MARTHE.

C’est à monsieur tout seul à décider ce point :
Il dit n’avoir rien vu !

CHARVERON.

Il dit n’avoir rien vu !C’était du tact ! mais, diantre !
Dit-on : « Je n’ai rien vu ! » quand on n’a rien vu ?
— point !
D’ailleurs, les faits sont là : la porte s’ouvre !…
il entre !…
Vlan !… je reçois un coup de poing !…

MARTHE.

Un coup de poing ?

CHARVERON.

Un coup de poing ?La joue en est encore chaude
Tâtez !

MARTHE.
Tâtez !
Ne tâtez pas !
CHARVERON.
Tâtez ! Ne tâtez pas !
D’honneur ! cela me cuit. —

Tâtez !

MARTHE.
Tâtez !
Ne tâtez pas ! — pour une chiquenaude

C’est faire beaucoup trop de bruit !

CHARVERON.

Ça ! permettez que monsieur tâte ?

MARTHE.

Non ! c’est importuner monsieur d’un vain conflit.

CHARVERON.

Il faut que mon témoin constate
L’étendue, au moins, du délit !

MARTHE.

Rien ne presse !.. Monsieur va croire qu’on s’en joue,
Cessez enfin de l’étourdir !

CHARVERON.

Le tour est bon, pardieu ! vous voulez à ma joue
Donner le temps de refroidir !
— Tâtez !

MARTHE.

Ne tâtez pas ! — On vous croit sur parole,
Et sans plus longtemps discourir,
Nous convenons tous deux que vous allez mourir
Des suites d’une croquignole !

CHARVERON.

Monsieur, vous l’entendez !

MARTHE.

Monsieur, vous l’entendez !Vous le pouvez juger !

CHARVERON.

Elle me désespère !

MARTHE.

Elle me désespère !Il me fait enrager !

CHARVERON.

Toute chose est ainsi matière à controverse !

MARTHE.

C’est — tout le jour — chez nous, même charivari !

CHARVERON.

Et pensez quel guignon !..

MARTHE.

Et pensez quel guignon !..… Jugez quelle traverse !..

CHARVERON.

C’est ma femme !

MARTHE.

C’est ma femme !C’est mon mari !

CHARVERON.

Oui, monsieur, j’ai fait cette école,
Et voilà six mois environ.

MARTHE.

Depuis six mois — fus-je assez folle !
Je suis madame Charveron.

CHARVERON.

Je n’ai que ce que je mérite !

MARTHE.

C’est bien fait pour moi !

CHARVERON.

C’est bien fait pour moi !Je l’aimais !

MARTHE.

Monsieur, je l’aimais aussi !

CHARVERON.

Monsieur, je l’aimais aussi !Mais
Je m’en repens !

MARTHE.

Je m’en repens !J’en suis contrite !

CHARVERON.

Et ne pouvant plus endurer
Les chagrins dont elle m’abreuve…

MARTHE.

… Je viens, prête à la pire épreuve,
Vous prier de nous séparer !

CHARVERON.

Faites-moi veuf, monsieur !

MARTHE.

Faites-moi veuf, monsieur !Monsieur, faites-moi veuve !

CHARVERON.

Je vous bénirai !

MARTHE.

Je vous bénirai !Moi, je vous aimerai bien !

CHARVERON.

Sa cause est exécrable !

MARTHE.

Sa cause est exécrable !… et la sienne impossible !

CHARVERON.

Montrez-vous généreux !

MARTHE.

Montrez-vous généreux !Faites-vous voir sensible !

CHARVERON.

Mon avocat, monsieur !

MARTHE.

Mon avocat, monsieur !Soyez le mien !

DUCANOIS.

Si nous nous asseyions ?..

MARTHE.

Si nous nous asseyions ?..Asseyons-nous !

On s’assied.
CHARVERON.

Si nous nous asseyions ?.. Asseyons-nous !En somme.
C’est à moi de parler, et monsieur m’entendra !

MARTHE.

Non ! monsieur est un galant homme
Et c’est à mes désirs que monsieur se rendra !

CHARVERON.

Si tous saviez, monsieur, quelle faute est la sienne ?

MARTHE.

Si je vous disais mes griefs ?

CHARVERON.

Car ce que vous voyez ici, c’est les reliefs
D’une félicité qui n’est pas très-ancienne !

MARTHE.

Oh ! non ! et j’atteste le ciel
Que je l’eusse crue éternelle !

CHARVERON.

Un vent maudit a — de son aile —
Éteint notre lune de miel !

MARTHE.

À faire son bonheur je bornais mon envie !

CHARVERON.

Dans le commencement ! — pour moi,
Sur ses goûts je réglais ma vie !

MARTHE.

Au début ! — mais plus tard !..

CHARVERON.

Au début ! — mais plus tard !..Je croi
Que, monsieur étant notre juge,
Il est bon, utile et sensé
— Sans remonter jusqu’au déluge —
De dire deux mots du passé !

MARTHE.

Soit ! nous vivions heureux… car il l’était !

CHARVERON.

Soit ! nous vivions heureux… car il l’était !Sans doute !
Très-heureux ! — vous aussi !

MARTHE.

Très-heureux ! — vous aussi !Je n’en disconviens pas.
Tout semblait aplanir la route
Qui se déroulait sous nos pas.

CHARVERON.

Tout : santé ! jeunesse ! fortune !
Rien n’y manquait, avec orgueil je le redis !
Et notre existence commune
Faisait l’effet d’un paradis.

MARTHE.

L’amour qui pare toutes choses
Sous notre toit semblait fixé…

CHARVERON.

Qui m’eût dit qu’jl serait si promptement froissé,
Notre lit de feuilles de roses ?

MARTHE.

Hélas !

CHARVERON.

Hélas !Hélas ! ce temps est loin !
Mais reprenons ! — il faut que je vous die :
Bien qu’amoureux, nous ne nous étions point
Mariés à l’étourdie !

MARTHE.

Non certes ! nous avions pris nos précautions,
Et dans des entretiens, plus graves qu’il ne semble,
Décidé comment nous ferions
Aussitôt qu’on serait ensemble !

CHARVERON.

On s’était questionné fort !
« Aimez-vous le Bois ?.. la musique ?..
« Les bijoux ?.. l’Opéra-comique ?..
« Le bal ?.. les voyages ?.. le sport ?.. »

MARTHE.

Du moindre des détails, du plus mince problème
On s’était d’avance occupé —
Et tout était concerté, même
La couleur de notre coupé !

CHARVERON.

La robe des chevaux dont on ferait emplette…

MARTHE.

Le chapitre de la toilette…

CHARVERON.

Les jeudis de madame…

MARTHE.

Les jeudis de madame…Et les jours d’opéra…

CHARVERON.

Et les dîners…

MARTHE.

Et les dîners…Et cœtera !

CHARVERON.

Bref, avant le jour fameux, Marthe
Et moi — de cet accord… qui régnait autrefois —
Nous avions rédigé la charte
De nos devoirs et de nos droits.

MARTHE.

Sur ce code… si bien fait pour notre gouverne
Nous fondions un espoir trop vite évanoui ! —
Nous avions oublié l’essentiel !

CHARVERON.

Nous avions oublié l’essentiel !Oh ! oui !..
Le lampion dans la lanterne !

MARTHE.

Le point grave !

CHARVERON.

Le point grave ! Le point aigu !

MARTHE.

Le point délicat !

CHARVERON.

Le point délicat ! Le point traître !

MARTHE.

Un point diablement ambigu !

CHARVERON.

Un point tout chargé de salpêtre !

MARTHE.

Vrai nid à débats journaliers !

CHARVERON.

Source féconde de disputes !

MARTHE.

Fonds riche en combats singuliers !

CHARVERON.

Mine inépuisable de luttes !

MARTHE.

Nous avions tout vu !

CHARVERON.

Nous avions tout vu ! … tout réglé !

MARTHE.

— Dans notre prudence bouffonne —

CHARVERON.

Mais nous n’avions pas démêlé
La perruque de Tisiphone !

MARTHE.

Nous avions épuisé les cas
De dissensions domestiques…

CHARVERON.

Hors le plus épineux ! — nous ne connaissions pas
Nos opinions politiques !

MARTHE.

Négligence funeste !

CHARVERON.

Négligence funeste !Oubli dont je gémis !

MARTHE.

Bonheur à peine éclos que le moissonneur fauche !
Il était centre droit…

CHARVERON.

Il était centre droit…Elle était centre gauche…
Nos deux camps étaient ennemis.

MARTHE.

De nos divisions vous connaissez l’exorde !

CHARVERON.

Il n’en fallait pas plus pour semer la discorde !

MARTHE.

Cause-t-on politique, hélas ! sans prendre feu ?
On discute !

CHARVERON.

On discute !On s’échauffe !

MARTHE.

On discute ! On s’échauffe !On s’allume !

CHARVERON.

On discute ! On s’échauffe ! On s’allume !On s’emballe !..

MARTHE.

Et ce pendant l’amour détale,
Qui ne se plaît guère à ce jeu !

CHARVERON.

Mettez-vous à ma place, et dites — sur votre âme —

S’il n’est pas douloureux autant que peu commun,
De voir une femme — et sa femme !
— Métamorphosée en tribun ?

MARTHE.

Là n’est point le débat ! c’est un droit sans conteste
Que chacun suive son penchant !
Mais monsieur n’aime pas qu’on lui résiste ! il peste
Aux premiers mots ! et pour un rien fait le méchant !

CHARVERON.

Il fallait m’avertir avant les fiançailles,
Que vous iriez — ainsi que vous le souhaitez —
Passer tous vos jours à Versailles
À la chambre des députés !

MARTHE.

Voilà d’amplifier quelle est votre manière !
Vous grossissez les faits pour leur donner du poids !
Tous les jours ?… j’ai, monsieur, la semaine dernière.
Manqué deux séances ou trois !

CHARVERON.

Pardieu ! vous étiez enrhumée !
Et j’ai dû — succès enchanteur !
— Sa présence inaccoutumée
À l’ordonnance du docteur !

MARTHE.

Eh ! de me retenir vous mettez-vous en quête ?
— Vous auriez, à ce compte, un tour original !
Oh ! que c’est un doux tête-à-tête,
Quand le mari lit son journal ! et quel journal !

CHARVERON.

Je lis !.. et sage est ma conduite !..
J’évite ainsi de pires maux —
Nous ne saurions dire deux mots
Sans nous quereller tout de suite.

MARTHE.

C’est vous qui querellez !

CHARVERON.

C’est vous qui querellez !C’est vous ! et de quel ton !

MARTHE.

C’est vous ! de quelle voix !

CHARVERON.

C’est vous ! de quelle voix !Quel fracas !

MARTHE.

C’est vous ! de quelle voix ! Quel fracas !Quel orage !

CHARVERON.

On a beau n’être qu’un mouton,
Il est des fois où l’on enrage !

MARTHE.

Vous enragez toutes les fois !

CHARVERON.

Pardieu ! si j’élève la voix,
C’est pour vous forcer à vous taire !
Car il n’est pas de menu fait
Si menu, qu’il n’ait pour effet
D’allumer l’éternel cratère !
La mise à pied d’un sous-préfet
Devient le signal d’un sinistre !..
Jugez du tumulte que c’est
Pour un changement de ministre !

MARTHE.

C’est tout autant d’occasions
De petite et de grande guerre !

CHARVERON.

D’âpres débats, et de discussions
Où madame n’est point toujours… parlementaire !

MARTHE.

La paix — à moins que d’en venir aux coups —
Ne saurait mieux être troublée !

CHARVERON.

Et si bien que — souvent, chez nous —
C’est à se croire à l’Assemblée !

MARTHE.

On se butte !

CHARVERON.

On se butte !On se cabre !

MARTHE.

On se butte ! On se cabre !On défend son parti…

CHARVERON.

Per fas et nefas ! — et l’on tonne !..

MARTHE.

Et l’on se brouille !.. et l’on s’étonne,
Après, que l’amour soit parti !

CHARVERON.

Les sots !.. on ne saurait rien céder !..

MARTHE.

Les sots !.. on ne saurait rien céder !..Rien admettre !

CHARVERON.

Du champ-clos on veut rester maître !

MARTHE.

L’amour-propre !

CHARVERON.

L’amour-propre !Un orgueil… bête, j’en fais l’aveu !

MARTHE.

Quand on n’est séparé peut-être…

CHARVERON.

… Que par l’épaisseur d’un cheveu !

MARTHE.

Oui ! d’un cheveu ! c’est un cheveu qui nous divise !
— Mais on s’aveugle…

CHARVERON.

… On se grise
D’exploits à la Fier-à-bras !..

MARTHE.

On se croit un héros pour de sottes campagnes ;
Et l’on n’a pas songé — durant ces vains combats —
Qu’il n’est rien que les… Montagnes,
Qui ne se rencontrent pas !

CHARVERON.

Ah ! que ne m’avez-vous, vilaine,
Plus tôt enseigné ce chemin ?
Nos deux camps étant dans la Plaine,
On eût pu se donner la main !

MARTHE.

C’est votre faute, monsieur, comme
L’aîné ! le chef de la maison !
Dans les ménages, c’est à l’homme
À montrer le plus de raison !

CHARVERON.

Hélas ! Marthe !… tu m’interloques !…
Nous fussions demeurés amis ?…

MARTHE.

Oui !…

CHARVERON.

J’avais tout prévu, hormis
Les concessions réciproques !
Mais, dis ! par quel prodige obscur
Pour ma trop faible intelligence —
Après tant de rigueur, vois-je tant d’indulgence ?

MARTHE.

Ah !… quand on est au pied du mur !…

CHARVERON.

Le cœur manque !…

MARTHE.

L’âme s’attriste !
— Et tout le monde sait combien
De rages de dents passent, rien
Qu’à voir la trousse du dentiste !

CHARVERON.

Oui, Marthe ! tu l’as dit ! dentistes — avocats —
Doivent n’avoir qu’une devise !
Dents et maris, c’est même cas !
« Guérissez — ne séparez pas ! »
— Oh ! les concessions, Marthe !.. je me ravise !
En veux-tu faire ?

MARTHE.

----------En veux-tu faire ?Oui, pour ma part !
Et toi ?

CHARVERON.

----------Et toi ?Moi ? qu’à cela ne tienne !
Mon abnégation égalera la tienne…

MARTHE.

Vrai ? pourquoi, ciel clément, faut-il qu’il soit trop tard ?

CHARVERON.

Trop tard ?… il n’est jamais trop tard !… jamais, te dis-je,
Pour bien faire et virer de bord !
Nul procès qui ne se transige,
Tout aussitôt qu’on est d’accord !

MARTHE.

À plaider rien ne nous condamne !
D’abord j’y renonce…

CHARVERON.

Et moi donc !
— Au diable les procès ! le palais ! la chicane !
Et les avocats ! — Oh ! pardon !

Ceci, monsieur, n’est pas honnête,
Mais j’ai quasi perdu la tête.
Tant j’ai de plaisir et d’amour !
Songez à cet heureux retour,
Et que c’est le premier beau jour
Après quatre mois de tempête !

MARTHE.

Cher Hector !

CHARVERON.

Cher Hector !Chère Marthe !… ah ! ciel !
De nos ennuis passés bannissons la mémoire,
Et rentrons tirer de l’armoire
Notre pauvre lune de miel !

MARTHE.

Rentrons !

CHARVERON.

Rentrons !Tout doux, madame ! après un dur voyage,
Le marin bénit Dieu qui le ramène au port.
Vive Dieu donc ! — Vive le mariage ! —
Les bains de mer ! — et le Tréport !

MARTHE.

Hector !

CHARVERON.

Marthe ! Sauvons-nous vite,
Bras dessus bras dessous, aux tourtereaux pareils !

MARTHE.

Un moment !…

Payant Ducanois.

Un moment !…Permettez, monsieur, que je m’acquitte !

CHARVERON, même jeu.

En vous remerciant, Monsieur, de vos conseils !
— De notre visite importune
Excusez-nous, et dites-vous
— Tout bonnement — que la Fortune
Vous avait envoyé deux fous !

MARTHE.

Oui, deux fous ! — Mais, mon cœur ?…

CHARVERON.

Oui, deux fous ! — Mais,Quoi, ma bergeronnette ?…

MARTHE.

Tu me pardonnes ?

CHARVERON.

Tu me pardonnes ?Eh ! je ne me souviens point…

MARTHE.

De rien ?

CHARVERON.

De rien ?De rien.

MARTHE.

De rien ? De rien.Pourtant…

CHARVERON.

De rien ? De rien. Pourtant…Parle !

MARTHE.

De rien ? De rien. Pourtant… Parle !Le coup de poing ?…

CHARVERON.

De rien ?Bon ! c’était une pichenette !

MARTHE.

De rien ?Non !

CHARVERON.

De rien ? Non !Si !

MARTHE.

De rien ? Non ! Si !Non !

CHARVERON.

De rien ? Non ! Si ! Non !Si ! — je te défends…

MARTHE.

Hein ?…

DUCANOIS.

Oh ?..

CHARVERON.

— Inaugurons nos projets triomphants !
Transigeons !

MARTHE.

Transigeons !Un soufflet !

CHARVERON.

Transigeons ! Un soufflet !Bien donné !

MARTHE.

Transigeons ! Un soufflet ! Bien donné !Je m'en vante !

CHARVERON.

Maintenant, serviteur ! — Viens-tu ?

MARTHE.

Maintenant, serviteur ! — Viens-tu ?Votre servante !

ENSEMBLE.

Adieu, mon bon Monsieur !

DUCANOIS.

Adieu, mon bon Monsieur !Au revoir, mes enfants !


FIN