Chez l’Illustre écrivainFlammarion (p. 38-44).
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VI


La chambre de l’Illustre Écrivain. L’Illustre Écrivain examine tous les détails de la chambre, rassujettit quelques fleurs dans des vases.


L’illustre Écrivain. — Je suis inquiet…

Le Valet de chambre. — De quoi Monsieur peut-il être inquiet ?

L’illustre Écrivain. — Je suis inquiet de savoir quelle est la femme qui va venir tout à l’heure… Tu ne t’en doutes pas, toi ?

Le Valet de chambre. — Oh !… moi… les femmes qui écrivent et qui donnent des rendez-vous à des hommes de lettres, je m’en méfie !…

L’illustre Écrivain. — Pourquoi ?

Le Valet de chambre. — En général, ce sont de très vieilles femmes… et très laides !… C’est qu’elles n’ont pas trouvé ailleurs !…

L’illustre Écrivain. — Allons donc !

Le Valet de chambre. — Avant de servir chez Monsieur, je servais chez M. Alexandre Dumas fils ! En voilà un qui recevait des lettres de femmes mystérieuses et passionnées !… Ah ! on lui donnait aussi des rendez-vous, à celui-là !

L’illustre Écrivain. — Eh bien ?

Le Valet de chambre. — Eh bien… c’étaient toujours de vieux tableaux… qui avaient déjà écrit et donné des rendez-vous au père Dumas, et qui n’étaient point déjà si jeunes, de ce temps-là !… Monsieur est un peu gobeur !

L’illustre Écrivain. — Joseph !…

Le Valet de chambre. — Ah ! les amoureuses des hommes de lettres !… Mais je les connais ! Elles sont dix dans Paris, toujours les mêmes, et elles ont au moins six siècles à elles dix !… Elles ont aimé M. de ChateaubriandM. de Lamartine… M. Alfred de Vigny… Elles continuent !…

L’illustre Écrivain. — Celles qui aiment les poètes… je ne dis pas !… Mais celles qui aiment les psychologues… celles-là ne peuvent avoir que de la jeunesse… de la beauté… et de l’intellectualité !… ce qui est important, en amour !

Le Valet de chambre, sentencieux. — Quand il n’y a plus que la psychologie pour exciter les femmes… mauvaise affaire, Monsieur ! Et pour ce qui est de l’intellectualité !…

Il hausse les épaules.

L’illustre Écrivain. — Tu vas, peut-être, nier le charme de l’intellectualité dans la passion !…

Le Valet de chambre. — Je ne nie rien… Seulement, je constate que les femmes ne deviennent intellectuelles que lorsqu’elles n’ont plus de dents, plus de cheveux, plus rien !… Oh ! que Monsieur est jeune, pour un grand homme !… Que Monsieur est naïf, pour un psychologue !…

L’illustre Écrivain. — Enfin, ce n’est pas un parfum de vieille femme. Hume-le un peu !… Il y a de la jeunesse dans ce parfum, il y a de l’enthousiasme… il y a… (Étalant les lettres sous les yeux du valet de chambre.) Et cette écriture, preste… leste… agile… et voluptueuse… Voyons, toi qui te piques de graphologie… est-ce l’écriture d’une femme qui… aurait aimé Voltaire ?

Le Valet de chambre. — Ah ! si Monsieur s’en rapporte au parfum et à l’écriture !

L’illustre Écrivain. — Et ces déclarations ardentes… ces phrases enflammées !

Le Valet de chambre. — Enfin, ce que j’en dis, ce n’est pas pour décourager Monsieur… c’est pour l’avertir… le mettre en garde contre une surprise possible… probable !… voilà tout… Ce n’est pas moi qui coucherai avec cette dame, n’est-ce pas ?… Du reste…

Il fait un geste mystérieux.

L’illustre Écrivain. — Du reste… quoi ?…

Le Valet de chambre. — Du reste… les vieilles femmes ont quelquefois du bon. Il ne faut pas les dédaigner !… Elles ont de l’expérience… ce qui remplace la beauté… une science de la volupté… ce qui vaut mieux, dans certaines circonstances, que la jeunesse… Le grand Balzac, le prédécesseur de Monsieur, disait qu’on ne devait pas mépriser l’amour des femmes laides et vieilles… que c’était souvent quelque chose d’épatant… parce qu’elles… aiment avec reconnaissance !

L’illustre Écrivain. — Ah ! tu m’ennuies… Tais-toi ! Ton pessimisme m’agace !

Le Valet de chambre. — C’est cela !… Que Monsieur rêve à des princesses… à des duchesses… à des fées… Monsieur aura toujours le temps de connaître la réalité !…

Silence… Joseph range quelques meubles… L’Illustre Écrivain se promène dans sa chambre, agité, nerveux.

L’illustre Écrivain. — Alors, tu penses qu’il vaut mieux que je la reçoive carrément dan ma chambre à coucher !… Ne trouves-tu pas que c’est un peu vif ?…

Le Valet de chambre. — Puisque c’est par là que ça doit finir… autant commencer par là tout de suite !

L’illustre Écrivain. — Oui, mais… si c’est un femme timide… poétique… sentimentale ? Elle pourrait s’effaroucher…

Le Valet de chambre. — Pauvre petit oiseau !… Monsieur l’apprivoisera !… Monsieur sait si bien parler aux femmes timides et troublées !… On dit partout de Monsieur qu’il est un confesseur d’âmes !… Avec la voix et la séduction de Monsieur, rien n’est embarrassant !… Ah ! Monsieur est un grand franchisseur d’obstacles. (Il range quelques bibelots par-ci, par-là.) D’ailleurs, Monsieur n’y a pas grand mérite !… (L’Illustre Écrivain se retourne vivement.) Avec la gloire de Monsieur !… avec le génie de Monsieur !… ça les hypnotise toutes !

L’illustre Écrivain. — Le fait est que j’en ai dompté quelques-unes. (Il regarde la pendule.) Quatre heures !… Mais elle est en retard !… Sapristi, elle est en retard de cinquante minutes !… D’ailleurs, j’aime mieux cela !… Si c’était une vieille femme, elle ne serait pas en retard… elle serait en avance !…

Le Valet de chambre. — Ça, c’est très juste !… Voilà une observation psychologique qui fait honneur à Monsieur !

L’illustre Écrivain. — Tu vois bien !

Le Valet de chambre. — À moins que ce ne soit une blague… et que les amis de Monsieur n’aient monté à Monsieur un bateau !… Dame !…

L’illustre Écrivain. — Es-tu fou ?…

Le Valet de chambre. — Ça ne serait pas la première fois !…

L’illustre Écrivain. — C’est idiot, ce que tu dis là… Et tu avoues toi-même que mon génie… ma séduction… ma gloire… que je les hypnotise toutes !… Elle est en retard… certainement… elle est en retard… Qu’est-ce que cela prouve ?… Son mari, si elle est mariée… Sa mère, si c’est une jeune fille… Est-ce que je sais, moi ?…

Le Valet de chambre, ironique. — Enfin, attendons…

L’illustre Écrivain. — Dieu ! que tu es assommant, avec tes doutes !… D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je tolère tes familiarités !… On n’a pas idée d’un valet de chambre comme toi !

Le Valet de chambre, très digne. — Monsieur ne dit pas ces choses-là quand Monsieur est embourbé dans le marécage de ses phrases… Monsieur est bien heureux de m’avoir pour s’en tirer !

L’illustre Écrivain, arpentant la chambre, de plus en plus nerveux. — C’est bon !… C’est bon !…

Le Valet de chambre, même jeu. — Monsieur devrait se rappeler que je suis pour lui plus qu’un valet de chambre… que je suis un collaborateur !… Monsieur n’est pas juste !

L’illustre Écrivain. — C’est bon !… C’est bon !… Et tais-toi… (Long silence.) Quatre heures et demie !… Ces sacrées femmes !… Toujours la même chose !… Jamais elles ne peuvent venir à l’heure !… (On sonne.) Ah ! enfin !… C’est elle. (Au Valet de chambre.) Va donc !… Mais va donc !… (Le Valet de chambre sort. L’Illustre Écrivain se met devant la glace. Il rectifie sa cravate, une mèche de ses cheveux, retrousse les pointes de ses moustaches, serre sa jaquette.) Comme mon cœur bat… Je vais la voir… Si c’était !…

Réapparition de Joseph.

Le Valet de chambre. — C’est le bottier de Monsieur… qui vient d’apporter sa note !…

L’illustre Écrivain, stupéfié. — Le bottier de Monsieur… (Subitement colère.) Qu’il aille au diable !…