Chez l’Illustre écrivainFlammarion (p. 45-51).
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VII


Hier, nous étions quelques-uns, réunis à dîner chez l’Illustre Écrivain. Le sujet de la conversation, vous l’imaginez. On ne parla que de l’affaire Dreyfus, car comment parler d’autre chose en ce moment ? Et quel drame dépasse celui-là, en angoisse et en terreur ?… Il n’y avait là que des gens plus ou moins célèbres, et qui font profession de penser : des intellectuels, comme on dit. Aussi, toutes les sottises, toutes les monstrueuses sottises qui furent récitées, je renonce à les raconter. En quelques minutes d’exaltation patriotique, elles eurent vite atteint à la parfaite, à l’inexprimable beauté où, chaque jour, nous les voyons s’élever dans la presse. J’ignore quel sera le résultat de cette tragique et obsédante affaire. Il en est un, pourtant, qui me semble, dès maintenant, acquis : c’est que le journal n’a plus rien à envier à la loge du concierge. Le journaliste a fait tellement sien le potin stupide, venimeux et délateur, qu’il en a, à tout jamais, découronné la face symbolique, la face spécialiste du concierge, gardien de notre porte, et aussi de notre honneur !… Et il n’a pas fallu moins que le grand cri de conscience de M. Émile Zola, il n’a pas fallu moins que sa noble et forte parole pour que, dans le flot d’imbécile boue qui nous submerge, nous nous reprenions à ne pas complètement désespérer de l’utilité et de la générosité de notre profession.

Or, hier, chez l’Illustre Écrivain, la conversation, d’abord éparpillée parmi tous les convives, qui avaient hâte d’étaler leur bêtise irréductible et de vomir sur la table ce qu’ils avaient mangé le matin, dans les journaux, se fixa bientôt dans un dialogue entre notre hôte et un jeune poète, qui n’avait pas encore dit un seul mot et qui semblait regarder tous ces gens, autour de lui, avec l’étonnement pitoyable que l’on a devant une assemblée de fous.

— Et vous, dit l’Illustre Écrivain, en s’adressant au jeune homme, vous n’avez encore exprimé aucune opinion ?… Comme tout le monde, vous devez avoir un sentiment… et même une conviction ferme sur ce drame ?… Voyons, que pensez-vous de Dreyfus ?

— Je le crois innocent !… répondit le poète avec une douceur simple.

Il y eut des cris, des protestations indignées. Quand ils furent calmés, un essayiste, normalien, académicien, fort répandu dans les milieux élégants, demanda, non sans ironie :

— Vous avez des tuyaux ?

— Non, j’ai deux impressions… Et elles me suffisent !

— Des impressions ! s’écria l’Illustre Écrivain… Est-ce qu’on a le droit d’avoir des impressions dans une telle affaire ?… Il faut des certitudes !

— Quoi d’autre que des impressions avez-vous donc, vous, pour le croire coupable ?

— Une sentence ! prononça l’Illustre Écrivain, sur un ton de mélodrame.

— Une sentence !… Elle a été rendue par des hommes !

— Non, par des soldats !

— Ce sont deux fois des hommes !…

Une colère monta au visage de l’Illustre Écrivain. Et il dit :

— Allez-vous donc suspecter le jugement d’un conseil de guerre ?

— Dieu m’en garde !… Mais les juges peuvent s’être trompés… Qu’ils portent une robe rouge ou un dolman, il arrive, hélas !… il est arrivé que des juges se soient trompés !…

— C’est antinational, ce que vous dites là !… C’est monstrueux !… Même ici vous n’avez pas le droit d’exprimer cette opinion !…

— Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’exprimer ce qui est dans mon esprit et dans mon cœur ?

— Parce que… parce que… la justice est au-dessus de tout !

— Ai-je jamais dit le contraire… puisque je pense que la justice est même au-dessus des juges !…

Le silence se fit aussitôt sur cette phrase, prononcée d’une voix triste et profonde. Ce fut l’Illustre Écrivain qui le rompit, le premier :

— Enfin, ces deux impressions… dites-les-nous, poète !

Et il mit, dans ce mot : poète, tout le mépris qu’un psychologue peut avoir contre un imaginatif et un sensible.

— Voici !… accepta le poète… Et, pourtant, je me rends bien compte que vous allez rire de moi… mais ma conscience est au-dessus de vos rires…

— Comme la justice est au-dessus des juges, n’est-ce pas ?

— Si vous voulez !…

Simplement, le poète conta :

— Quelques jours après la dégradation de celui que vous appelez le traître Dreyfus, je passais la soirée dans une maison où se trouvait un personnage qui avait joué un rôle considérable dans cette affaire. C’était, vous le pensez bien, le héros de cette soirée… On l’entourait beaucoup… Lui, parlait avec complaisance, et se grisait peu à peu de son succès… À ce moment-là, j’étais, comme tout le monde, absolument convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus… Eh bien, à mesure que le personnage parlait, cette conviction, peu à peu, s’ébranlait. Un doute possible naissait, grandissait dans mon âme. Il ne disait pourtant rien qui pût changer cette conviction qui était en moi… Ce qu’il racontait, c’étaient plutôt, à tout prendre, des banalités… des choses dites, mille fois redites… Mais comment vous décrire cela ?… À l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses paroles, qui tintaient faux… cette autre conviction, absolue, de l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant, j’avais de sa culpabilité… Et, quand le personnage eut fini de parler, j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je lui dis passionnément ! « Je viens d’apprendre une chose horrible ! horrible ! — Et laquelle ?… Vous êtes tout bouleversé. — Je viens d’apprendre que Dreyfus est innocent ! — Oh ! mon Dieu ! Qui vous a dit cela ? — Personne. — Mais d’où vous vient cette idée ? — De rien ! Mais je vous jure qu’il est innocent. — Vous êtes fou, mon cher… » Et mon amie éclata de rire… comme vous !…

En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre Écrivain… Suivant l’expression de l’essayiste normalien, académicien, et fort répandu dans les milieux élégants, « on se tordit ». Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître d’incomparable truffes au champagne, lui murmura très bas à l’oreille : « Quels daims que ces poètes ! » Mais le jeune poète gardait, au milieu de ces rires, une physionomie calme et sereine. Il n’en sentait ni l’insulte, ni le ridicule… La tempête passée, l’Illustre Écrivain demanda, avec une politesse ironique :

— Et votre seconde impression ?… Ah ! mon cher, je vous en prie, ne nous en privez pas !…

Le jeune poète répondit :

— À vrai dire… cette seconde impression n’est pas une impression… C’est quelque chose de plus. C’est une certitude, cette fois, une certitude humaine… bien que rien ne puisse me donner une certitude plus profonde, plus absolue, dans son mystère, que l’impression que je viens de vous confier… Ceci donc s’adresse surtout aux âmes rétives à la vérité intérieure, comme les vôtres…

Personne ne se récria. On se disposa même à une joie nouvelle… Il y avait, dans tous les regards, l’attente, la curiosité d’une extravagance. Les yeux étaient fixés sur lui comme sur un pitre qui vient d’entrer en scène, et de qui on espère des tours, des grimaces que l’on ne connaît pas encore.

— Allons, parlez ! Nous vous écoutons !

— Comment voulez-vous ? dit le poète avec plus de chaleur dans la voix, qu’un homme comme M. Scheurer-Kestner, un homme de sa grade pureté de vie, de sa valeur morale, de sa situation sociale, un homme de son intelligence, de son héroïsme réfléchi, se soit dévoué à une telle cause, s’il n’avait pas, non seulement la certitude, mais encore les preuves — les preuves, vous entendez — de l’innocence de l’un et de l’infamie de l’autre ? Que peuvent tous les jugements et toutes les sentences d’un conseil de guerre contre cette impression mystérieuse et révélatrice qui me pousse à crier : « Il est innocent ! Il est innocent ! » et contre l’absolue, l’impeccable sécurité que me donne cette chose sacrée : « La conscience d’un honnête homme ! »

Cette fois, ce ne furent plus des rires qui couvrirent ces paroles, mais des huées et des hurlements. L’Illustre Écrivain écumait. Il imposa le silence :

— Et quand même Dreyfus serait innocent ? vociféra-t-il… il faudrait qu’il fût coupable quand même… il faudrait qu’il expiât toujours… même le crime d’un autre… C’est une question de vie ou de mort pour la société et pour les admirables institutions qui nous régissent ! La société ne peut pas se tromper… les conseils de guerre ne peuvent pas se tromper… L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout !

Alors le poète se leva, et il dit :

— Je vous parle justice !… Et vous me répondez politique !… Vous êtes de pauvres petits imbéciles !…

Et il s’en alla…