Chez l’Illustre écrivainFlammarion (p. 11-17).
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II


Même décor que précédemment. L’Illustre écrivain s’habille, aidé de son valet de chambre.


Le Valet de chambre, apportant un lot de cravates et les étalant sur le lit. — Quelle cravate monsieur mettra-t-il, aujourd’hui ?

L’illustre Écrivain. — Voyons ! Quel temps fait-il ?…

Le Valet de chambre. — Heu !… Heu !…

L’illustre Écrivain. — Heu ! Heu ! Ah !…

Le Valet de chambre. — Du brouillard, encore !…

L’illustre Écrivain. — Ah !… (Très sérieux, le front plissé… il examine une à une les cravates…) Cette rouge-amarante ? qu’en penses-tu ?

Le Valet de chambre. — Elle ira bien au teint de monsieur !

L’illustre Écrivain. — Crois-tu ?

Le Valet de chambre. — Comment est monsieur, ce matin ?… L’âme de monsieur ?… Gaie ?… Triste ?…

L’illustre Écrivain. — Très en forme !

Le Valet de chambre. — Alors, c’est parfait !… Puisqu’elle va au teint et à l’âme de monsieur ?… Et que monsieur songe aussi au brouillard… Le brouillard atténuera la violence de cette cravate. C’est une cravate pour temps de brume, ou pour lumière voilée d’automne !… D’ailleurs, que monsieur l’essaie !

L’illustre Écrivain, se frappant le front. — Mais non ! Je ne peux pas ! Je déjeune, ce matin, chez le duc de Broglie !

Le Valet de chambre. — C’est vrai… Diable !

L’illustre Écrivain. — Trop voyante… trop crue… trop sportsman !… Cherche-moi quelque chose de fondu… de discret… d’académique !… Dans les noirs, par exemple, les bleus sourds…

Le Valet de chambre. — Je sais… je sais… (Après avoir comparé les cravates.) En voici une qui ne tirera pas de feux d’artifice, chez les ducs !… (Il la montre.) On dirait d’une phrase de M. Édouard Rod !

L’illustre Écrivain. — Un peu grave… un peu triste !… Mais, c’est ce qui convient, en effet. Dieu ! que le choix d’une cravate est donc difficile ! Comme il y faut de la prudence… de la diplomatie… de la psychologie !… Une connaissance exacte et profonde des milieux ! Se cravater, ça n’a l’air de rien… et c’est un des actes les plus importants de la vie !… (Il commence à mettre sa cravate.) On ne sait pas tout ce qu’une cravate, qui n’est point en situation… peut vous faire de tort !… Aussi… hein !… ce pauvre Byronnet qui a tant de talent…

Le Valet de chambre. — Monsieur trouve ?

L’illustre Écrivain. — Certainement, je trouve… Pas le talent que nous aimons… que nous préférons… parbleu ! Enfin du talent, tout de même !… (Moue du valet de chambre.) Il a l’éclat… la force… le don d’évocation.

Le Valet de chambre. — Je ne dis pas non… mais aucune psychologie !… Et tout est là ! Monsieur sait bien que tout est là !…

L’illustre Écrivain. — Ah ! Dame !

Le Valet de chambre. — Monsieur reconnaîtra bien avec moi que M. Byronnet ne sait pas habiller ses personnages… ni même les déshabiller… Ça, il ne s’en doute pas… ce cher monsieur !

L’illustre Écrivain. — C’est vrai !… C’est ce qui l’a perdu !… Byronnet n’a pas ce que j’appelle « le sens de la cravate ».

Le Valet de chambre. — Ni le sens de la chaussette… ni le sens du pantalon… par conséquent ni le sens de la vie !… M. Byronnet n’a le sens de rien !

L’illustre Écrivain. — Est-ce drôle que lancé, comme il l’est, dans du monde chic… très chic… il n’ait jamais pu apprendre ça !

Le Valet de chambre. — Ce que monsieur appelle si pittoresquement, et si justement, le sens de la cravate… Ça ne s’apprend pas !… On l’a ou on ne l’a pas !… Monsieur l’a, lui !… D’abord, monsieur a tout !…

L’illustre Écrivain. — Tu exagères…

Le Valet de chambre. — J’exagère !… Quand monsieur nous plante un adultère… ce n’est pas monsieur qui donnerait à son héros… un caleçon saumon… comme M. Byronnet… (Il fait de grands gestes.) Un caleçon saumon !… Mais c’est énorme !…

L’illustre Écrivain. — Ah ! ce caleçon saumon !… Le fait est que ce fut plutôt malheureux !

Le Valet de chambre. — Ça n’a été qu’un cri dans le monde de la psychologie !… Monsieur se rappelle ?…

L’illustre Écrivain. — Oh ! Oui !… Quelle hérésie !… Ce pauvre Byronnet !…

Le Valet de chambre. — Alors, monsieur doit comprendre… Si c’est pour m’évoquer un amant, en caleçon saumon, que M. Byronnet possède tant d’éclat, de force, de don d’évocation… Eh bien, non !… J’ai le regret de le dire à monsieur… mais cet éclat… cette force… ce don d’évocation… je m’en fous.

L’illustre Écrivain. — Voyons… Joseph… voyons !…

Le Valet de chambre. — Je m’en fous… je m’en fous !… Monsieur connaît ma franchise… Monsieur sait que je suis incapable de dire autre que ce que je pense… Eh bien, dire du don d’évocation de M. Byronnet que « je m’en moque », ce ne serait pas assez dire… C’est « je m’en fous » qui est l’expression véritable ! Que monsieur cherche dans son Boissière s’il y en a une autre !…

L’illustre Écrivain. — Ah ! tu es un juge sévère, Joseph !

Le Valet de chambre. — C’est la faute de monsieur !… Pourquoi monsieur est-il toujours aussi impeccable !… Les adultères de monsieur, c’est la perfection !… Il n’y a rien à y reprendre, ni dessus, ni dessous… Des chefs-d’œuvre d’exactitude !… Et quand l’exactitude concorde avec l’émotion… c’est le génie !… Ce qui est vraiment épatant, chez monsieur, c’est que les cravates, les bottines, les gilets, les pantalons des personnages de monsieur sont toujours d’accord avec les sentiments, les passions, et même les pensées qui les animent !… Tandis que chez M. Byronnet, jamais… jamais un vêtement ne correspond à un mouvement de l’âme… Les personnages de M. Byronnet… ce sont de pures marionnettes… Ils n’ont jamais la chemise de leur état d’âme… Ça n’est pas humain… Or, moi, je l’avoue à monsieur, en littérature, c’est l’humanité seule qui m’intéresse… Le reste… c’est du battage !… Et je m’en fous !…

L’illustre Écrivain. — Pourtant… voyons, Zola ?…

Le Valet de chambre. — Je m’en fous !

L’illustre Écrivain. — Et Flaubert ?

Le Valet de chambre. — Je m’en fous !… Il n’y a que monsieur !… Monsieur, à la bonne heure !… Parlez-moi de monsieur !…

L’illustre Écrivain. — Tu es trop exclusif, Joseph !

Le Valet de chambre, très digne. — Je ne suis que juste, monsieur !…

L’illustre Écrivain, il a fini de mettre sa cravate, et il se regarde longtemps dans une glace. — C’est vrai !… Elle est parfaite !… Elle est strictement dans la situation !… Ah ! Joseph !… Toi aussi, tu as le sens de la cravate !…

Le Valet de chambre. — C’est notre métier, monsieur, à tous les deux !…

Un silence.

L’illustre Écrivain. — Joseph !… Sais-tu à quoi je pense ?…

Le Valet de chambre. — Non, monsieur.

L’illustre Écrivain. — Je pense à quelque chose d’extraordinaire !

Le Valet de chambre. — Ça ne m’étonne pas ! Tout ce que fait monsieur, tout ce à quoi il pense… est extraordinaire !

L’illustre Écrivain. — Eh bien ! je pense à faire une collection de cravates. Mais une collection psychologique !… Tu comprends ! Imagine-toi des vitrines… anglaises… Dans ces vitrines, des étiquettes, de jolies étiquettes, où seraient énumérés tous les différents états d’âme par où peut passer un homme sensible, instruit et lettré… Et au-dessous de ces étiquettes, des cravates, des cravates… correspondant, par leurs formes et leurs nuances, à toutes les formes et à toutes les nuances de ces états d’âme ! Comme ce serait nouveau, passionnant, vulgarisateur !… Et vois-tu le catalogue de cette collection illustré par Jacques-Émile Blanche ?…

Le Valet de chambre. — Je vois très bien cela !

L’illustre Écrivain. — Et que dirais-tu d’un gros bouquin, d’un bouquin de science pure et de pure philosophie, que j’intitulerais : La Psychologie de la cravate moderne ?… Car j’en ai assez du roman…

Le Valet de chambre. — Monsieur a raison… Le roman, c’est du battage !… (L’illustre écrivain est maintenant habillé et Joseph tourne autour de son maître en vaporisant sur la jaquette un parfum discret.) Que monsieur aille déjeuner, tranquillement… Je vais réfléchir à tout cela !