Cheveley or the man of honour by Lady Bulwer



CHEVELEY
OR THE MAN OF HONOUR,
BY LADY BULWER.

Voici une querelle de ménage, rédigée en six volumes, et dont toute l’Angleterre, du moins l’Angleterre qui lit, a eu la bonté de s’occuper.

M. Bulwer, aujourd’hui baronnet par la grace de la reine Victoria, non pas M. Henry Bulwer, coupable d’une médiocre analyse des mœurs françaises, mais M. Lytton Bulwer, auteur de Pelham et de Clifford, d’Eugène Aram et des Pèlerins du Rhin ; le célèbre romancier de l’Angleterre actuelle, le défenseur des droits littéraires au parlement, a fait paraître, il y a une année, trois volumes intitulés Maltravers, qui firent quelque bruit. On y reconnut plusieurs traits embellis de la vie de l’auteur. Le caractère de Maltravers, c’est-à-dire de Bulwer, homme de lettres et homme d’état, s’y montrait idéalisé sous une gaze transparente et brillante. Le romancier frappait ses ennemis, caressait ses amis, parlait de ses maîtresses, cultivait sa propre gloire, et se faisait un piédestal honnête, sous lequel tous ses rivaux foudroyés ou agenouillés se courbaient en silence. Le style, l’art, une certaine force rapide, l’habitude d’écrire, la verve de la vanité, beaucoup d’observations heureuses finement dites, un coup d’œil juste, ferme, prompt, et l’éloquence de l’égoïsme mêlée au talent de l’écrivain, valurent du succès à l’œuvre ; on se l’arracha, les commentaires furent nombreux ; on voulut savoir quel était Lumley Ferrers, le machiavéliste constitutionnel, et Castruccio Cesarini, l’envieux au génie méconnu. Des noms furent placés sous les portraits ; on remarqua particulièrement l’oubli de Bulwer qui ne parlait pas de sa femme, et attirait toute l’attention et tout l’intérêt du roman sur le personnage d’une jeune maîtresse, villageoise naïve, Alice Lee. La société anglaise, curieuse comme une prude, et bavarde comme une prude curieuse, n’eut de repos que lorsqu’elle eut découvert son Alice Lee. La voilà qui se met à creuser, qui fouille, qui scrute, qui demande, qui s’agite, qui nage entre deux eaux, qui babille, consulte, et finit par trouver ce qu’elle cherche. Il paraît que Bulwer, le lion dandy, avait en effet élevé de ses propres mains et tenu en réserve, pour sa personnelle satisfaction, une jeune fille du peuple qu’il avait abandonnée indignement, selon ses ennemis, mais qui l’avait quitté volontairement selon ses amis. Les conquêtes, les torts, les crimes, les succès, comme vous voudrez, de l’honorable baronnet, ne se bornaient pas là ; on nommait d’autres femmes du monde ; c’était quelque chose de semblable à la fameuse liste de don Juan. Les duchesses y donnaient la main aux bourgeoises, et c’était une sarabande de victimes.

Cependant la troupe parlementaire à laquelle Bulwer commandait, continuait ses attaques contre le pouvoir et ses mouvemens politiques. Grand défenseur des lettres, représentant de la presse, il s’emparait d’une situation nouvelle pour son pays ; situation exceptionnelle, très fausse, mais très habile, téméraire en apparence, facile en réalité. M. Bulwer n’est pas un personnage maladroit. Il voyait le penchant sur lequel roulait la Grande-Bretagne, il la sentait disposée à accepter un jour l’aristocratie du talent, et prenant le radicalisme pour rempart, le talent pour arme, il créait sa position. Qui donc aurait osé attaquer ses mœurs, se plaindre de lui, même dans cette mère-patrie de la pruderie et de l’étiquette ? Il dispose de plusieurs journaux, commande à quelques revues, influe sur presque toute la presse, et se rattache à une fraction des communes, que la voix populaire rend importante ? Qui sonnera l’hallali contre ce roi de la forêt ? Qui le poursuivra, je vous le demande ? — Qui ? — Ce sera le personnage domestique le plus audacieux et le plus incommode quand il se mêle de l’être ; ce sera sa femme ! Mme Bulwer, aujourd’hui lady Bulwer, ne voulut pas souffrir que les choses se passassent ainsi, que son mari restât glorieux et impuni ; don Juan marié, Lovelace sans vengeur, couronné par le laurier populaire, époux infidèle, moraliste admiré, chef de parti magnifique, philosophe sans contradicteurs. Il avait, aux yeux de Mme Bulwer, le plus grave de tous les torts, il avait fort négligé Mme Bulwer. Celle-ci, après s’être séparée de lui légalement, a cherché vengeance. Quoi, dites-vous, vengeance secrète, facile, prompte, féminine ? Nous n’en savons rien, l’histoire ne le dit pas, quoique Mme Bulwer elle-même semble l’indiquer clairement dans son œuvre. Quant à la vengeance publique, la voici, c’est son roman, ce roman anti-marital dont on s’entretient depuis deux mois dans tous les drawing-rooms de la Grande-Bretagne ; il a pour titre Cheveley ou l’Homme d’honneur ; il est détestable et fort scandaleux.

Cheveley est un factum contre Maltravers.

Le roman du mari, Ernest Maltravers, est renversé, de fond en comble, par le roman de la femme. Elle reprend en sous-œuvre les personnages que son mari a mis en scène ; elle les montre blancs, quand il les a faits noirs ; bleus, quand il les a faits verts ; petits, quand il les a montrés énormes, à peu près comme ces miroirs d’optique, qui allongent ou raccourcissent les visages. Vous vous amuseriez fort de cette double narration romanesque, où tout ce qui est hideux à droite devient adorable à gauche, où tout ce qui est honnête d’une part devient malhonnête et mauvais d’une autre. C’est là ce qui amuse l’Angleterre, friande de ces scandales, amoureuse de ces forfaits domestiques et de ces crimes intimes, comme une bourgeoise curieuse qui n’a rien à faire. On compare Cheveley à Maltravers, Maltravers à Cheveley. On trouve des torts au mari, des faiblesses à la femme ; on rit tout bas ; on blâme tout haut. Ce monde étrange de l’Angleterre, ce monde d’étiquette et glacé par ses habitudes, se sent heureux d’un mouvement qui agite un peu ses vagues mortes. Il y a du côté du mari beaucoup de talent, du côté de la femme un grand désir de malice. Si le mari avoue, en les platonisant, ses conquêtes amoureuses, la femme dévoile avec beaucoup de candeur les agitations de son ame et son inclination vive pour lord Cheveley. L’un convient que Maltravers a vécu long-temps avec une Agnès Sorel de village à laquelle il a fait apprendre le piano ; l’autre raconte ingénument une soirée solitaire à Venise, pendant laquelle soirée lord Clifford (c’est le Maltravers de lady Bulwer) était au bal ; puis un évanouissement, un bras démis par la brutalité du mari, un corset délacé, un sofa, une nuit sur l’Adriatique, lord Cheveley près de là. Que sais-je ? La scène de roman la moins équivoque, et celle qui se concilie le moins avec les exigences de la loi conjugale.

Lady Bulwer n’est pas, nous le croyons du moins, de race anglaise, mais de sang belge. Elle a eu grande peine, comme toutes les étrangères, à s’accoutumer au joug, à se ployer au lacet, à vivre sous l’étiquette anglaise. La pauvre reine Charlotte ne fut pas moins embarrassée, lorsque, au sortir de sa Germanie sentimentale et pleine d’indulgence pour les erreurs des cœurs faibles, elle vint habiter Carlton-House. Lady Bulwer n’en veut pas seulement à son infidèle, mais à tout le monde ; elle trace des caricatures de l’ancienne noblesse, de la nouvelle noblesse, du frère de Bulwer (le diplomate Henry), des élections, des électeurs, des gens de province, des lions, des lionnes, des colonels, des gens de lettres, des hommes politiques. Elle fait moisson de tout cela, et ce serait une très piquante satire, si l’exécution répondait à l’intention, et si elle avait le quart du talent que comportait sa malice. Mais le décousu et la mauvaise humeur gâtent presque toutes ses pages. Cette vie domestique brutalement esquissée, ces peintures grossières de la réalité, ne touchent et n’intéressent pas. La main de l’artiste manque partout ; on n’a d’estime pour aucun acteur ; les continuelles médisances dont le livre est rempli piquent médiocrement la curiosité. Que nous importe, après tout, que lord Clifford (ou M. Bulwer) ait été un mari sourcilleux et dur, que son frère ait joué dans la famille un rôle inférieur et comique, que la gouvernante de miss Bulwer ait eu des charmes pour le père de sa pupille ? Au romancier comme au peintre, nous demandons qu’il nous plaise et nous séduise ; nous nous soucions peu du reste. Lady Bulwer a cru exercer une vengeance terrible ; j’ai peur que son arme d’attaque n’ait éclaté entre ses mains ; c’est elle qui est la plus dangereusement blessée dans cette escarmouche de ménage. On savait très bien que la vie de son mari était mêlée d’amour et d’intrigues ; on ne regardait pas comme un être parfaitement pur celui qui nageait si violemment à travers toutes les agitations de la politique, tous ses cahots, toutes ses trames, toutes ses déceptions, jointes au fracas de la presse et de la littérature militante. Ainsi, le livre de cette lady mécontente ne soulève aucun voile et ne détruit point de masque. Que nous apprend-elle ? Qu’elle méprise la société anglaise, qu’on y trouve une foule d’idiots gourmés, de sottes prétentions, de douairières corrompues, de dandies imbéciles, et de bourgeois crédules. Ce n’est pas assez de nous dire cela ; la race des sots est immortelle, infatigable, prolifique ; chaque pays a ses variétés en ce genre ; sans doute, nul ne doit prendre la plume pour donner au monde une instruction si peu nouvelle. Faites un bon livre ; c’est tout ce qu’on veut de vous. Pour nous autres étrangers, il y a quelque attrait de malice et de recherche inconnue dans les portraits satiriques de l’auteur ; les Anglais ne peuvent y voir que de la malice sans grace et du lieu commun sans style. D’Israëli jeune, Grattan jeune, Théodore Hook, Galt, Bulwer lui-même, ont beaucoup mieux décrit ces ridicules de la société anglaise ; ils ont mis plus de vérité et moins d’âpreté dans leurs tableaux ; ils ont esquissé des silhouettes plus vraies, et ne sont pas tombés dans l’exagération que lady Bulwer se permet.

Il y a cependant quelque éclat dans le fiel dont elle détrempe ses couleurs. Elle déclame plus amèrement que ne pourrait le faire une Anglaise d’origine ; le mauvais style de son pamphlet, qui écorche tour à tour très audacieusement le français, l’italien et le vieux saxon, donne une vie assez originale aux portraits qu’elle trace. Voici son vieux whig, l’ami de Fox, le héros de l’ancienne école libérale anglaise : « C’était, dit-elle, un libéral de la souche primitive, fidèle jusqu’au bout aux bottes à revers, au groom en livrée et au spencer par-dessus l’habit. Vous le trouviez aussi souvent à la fenêtre du club que chez lui, et son ménage était bien le type du vrai ménage whig. Le coulage de sa maison, la misère de son luxe mal dirigé, le ruinaient sans honneur ; et cela lui importait très peu, pourvu que l’on regardât son hôtel comme étant à la mode et son salon comme agréable. Quand on s’est grisé avec Sheridan, qu’on a discuté avec Fox, et qu’on a écrit des sonnets à la duchesse de Devonshire, il n’y a pas moyen de ne pas s’estimer infiniment. C’était ce que faisait M. Neville. Sa vogue d’autrefois, parvenue à l’état de momie, lui semblait néanmoins incontestable ; il s’adorait. L’intérieur de sa maison le représentait tout entier. Tapis fanés, rideaux flétris, passementeries usées, vieilles ottomanes de couleur chamois, avec des grecques pour bordures ; fauteuils grecs, peints en blanc et ornés de bois doré ; petites cheminées étroites avec des feux imperceptibles ; candélabres de forme arriérée, aux chaînettes suspendues et aux ornemens passés ; valets sans poudre, mal chaussés, mal tenus, en culottes de nankin, avec des boucles en argent ; sommelier au gilet de daim et au pantalon gris-de-fer ; salle à manger obscure, aux rideaux rouges, aux tables mal cirées, aux chaises de maroquin rouge. C’était l’exacte copie d’un intérieur whig à l’époque où Napoléon levait des armées et où William Pitt levait des taxes. Whig dans la vie privée comme dans la vie publique, il avait invariablement recours à son grand principe : les expédiens et les demi-mesures. Son chef était ivrogne, mais excellent cuisinier. Comment s’y prit-il ? Il lui donna carte blanche après dîner seulement ; mais, avant le dîner, il fallait être sage. C’était un excellent père, un bon mari, en paroles. Il aurait tout fait pour rendre sa femme heureuse et ses enfans satisfaits, à l’exception de la gêne à s’imposer ; cela était hors de sa nature. Dès qu’on lui demandait de l’argent, il répondait toujours « Ma chère amie, je ne sais où donner de la tête ; cent livres sterling me sont absolument impossibles à trouver. Prenez chez les fournisseurs tout ce qu’il vous plaira, et qu’ils m’envoient leur note à la fin de l’année. Surtout, ma bonne amie, ne vous privez de rien, je vous le demande en grace. » — Il laissait ses enfans tirer à vue sur lui, les y engageait même, permettait aux choses d’aller leur train, et s’apercevait en définitive (résultat peu étonnant) que son passif débordait son actif. »

À la bonne heure ! voilà une peinture facile, franche, peu profonde, et, après tout, vraie. Comme l’auteur n’y a pas mis d’âpreté ni d’amertume, on la lit avec plaisir. Pourquoi n’a-t-elle pas écrit son roman de cette même plume ? Mais elle avait à cœur de se venger ; elle ne savait pas que l’impartialité constitue une très notable portion du talent, et que nous ne lisons avec un grand plaisir que ce qui nous semble ingénu, vrai et simple. Quand on fait les gens trop noirs, on invite le public à les blanchir. M. Bulwer est, on le dit au moins, un peu gourmé dans ses manières, un peu superficiel dans son savoir ; nous savons que ces défauts lui sont reprochés. Il est encore possible qu’il ait en commun, avec tous nos aspirans au génie, ce charlatanisme, cette outrecuidance, cette certitude de soi-même, ces joues gonflées, ce front haut, cette mine de rodomont que la faiblesse du temps actuel récompense et couronne ; c’est très possible ; mais ce que nous déclarons invraisemblable et faux, c’est la ressemblance absolue de Bulwer avec le portrait suivant de lord Clifford, mari persécuteur de la femme persécutée dans le roman de Mme Bulwer.

« Lord Clifford était un personnage perpendiculaire, aspirant à sept pieds. On concevait, en le voyant, l’idée que, même endormi, jamais il ne s’était rendu coupable d’une attitude aisée ; raide comme une barre de fer (as a poker), il avait les cheveux bruns, durs, droits, inflexibles (très inflexibles), de petits yeux d’un gris clair, un nez si aquilin que sa courbe aurait pu passer pour une caricature, la lèvre supérieure longue et droite, symptôme irrécusable de l’entêtement le plus invincible. Il est peut-être inutile de faire observer qu’il portait toujours en soirée un habit bleu à boutons d’or, avec une cravate blanche très empesée, très raide comme son maître, et que vous auriez cru taillée dans le marbre. La nature lui avait fait cadeau d’une intelligence arlequine, composée de pièces et de morceaux incohérens, incongrus, dont leur possesseur ne savait que faire, et qu’il s’occupait éternellement à rapiécer, à recoudre, à mettre en ordre ; le pauvre homme n’en finissait pas et s’occupait perpétuellement à ce travail, avec une arrogance qui se croyait capable de tout. Sa prétention à l’universalité faisait ressembler son esprit à un exemplaire du Penny Cyclopœdia, imprimé la tête en bas. Les lieux communs sortaient de sa bouche avec une emphase gigantesque et pompeuse qui rappelait l’effort ridicule d’un éléphant qui courberait sa trompe pour recueillir un brin de paille. Cet homme qui croyait avoir tout appris avait sans doute entendu parler au collége du centre de gravité et de son importance ; aussi s’étudiait-il à ne le perdre jamais ; son équilibre ne se dérangeait en aucune circonstance, et l’extrême intérêt qu’il attachait à sa personne le persuadait qu’il était l’atome nécessaire à la pondération de l’univers ; aussi en prenait-il le plus grand soin et le plus constant. Il ne riait pas, et quand il lui arrivait par hasard de faire rire les autres, la contagion ne s’étendait jamais jusqu’à lui. Ultra-libéral en politique (cela rend la déclamation plus facile), autocrate et tyran dans la vie privée, sans doute par compensation ; Caligula dans ses accès de clémence, et Dracon dans ses accès de mauvaise humeur, tout ce qui lui appartenait était merveilleux, parfait, incomparable, sa femme exceptée. Elle n’appartenait pas précisément à sa race, elle n’était pas de sa souche ; on la tolérait, et voilà tout. »

La femme irritée se laisse trop sentir dans le portrait. Eh ! non, ce n’est pas là Bulwer, le dandy élégant, aux basques de satin violet, aux gants irréprochables ; raide en effet, mais d’une raideur plus byronienne qu’aristocratique. Mme Bulwer a confondu la hauteur de l’aristocratie de naissance avec celle de l’homme à la mode. Elle n’a pas eu le tact de distinguer cette sourcilleuse et démocratique humeur qui coudoie et fend orgueilleusement la foule pour ne pas s’y perdre et s’y confondre, de cet autre orgueil d’une noblesse antique, fier de ses aïeux, fier de sa position, qui marche la tête haute et les yeux fermés. Ce sont deux fiertés bien différentes. M. Bulwer a la morgue de l’homme nouveau, qui capte la popularité. Il faut bien faire le fat et le fier, pour se frayer un passage à travers le peuple ; les masses écrasent ceux qui ne les écrasent pas, et M. Bulwer s’est fait l’homme des masses. Voyez Mirabeau, O’Connell et tous les tribuns, ils ont une démarche et des tons de Jupiter ; s’ils se faisaient petits, toute la canaille les foulerait aux pieds.

Mme Bulwer ne ménage pas lord Clifford ; elle porte toute son indulgence sur Julia, l’héroïne, sur lady Clifford, c’est-à-dire elle-même. Elle lui prodigue les lys et les roses, la beauté, les graces, les gentillesses, les amabilités, les conquêtes, les douleurs intéressantes, et aussi les amans. Ô madame Bulwer ! ceci ressemble trop à une caresse devant le miroir ; vous ne pouvez, en conscience, avoir toutes ces perfections d’ange. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas lady Clifford ? Si vous ne l’êtes pas, votre œuvre est plate, c’est un mauvais roman qui ne peut exciter aucun intérêt ; si c’est bien vous, l’amour-propre est excessif, et le public prendra parti contre votre outrecuidance. C’est dommage vraiment que vous n’ayez pas voulu peindre, avec aigreur, si cela vous semblait bon, mais du moins avec franchise, cette étrange société anglaise que vous avez l’air de détester si fort. La lutte corps à corps de M. Bulwer lui-même contre l’opinion, ses efforts vigoureux pour se procurer une place ou plutôt se la creuser dans le bloc de l’aristocratie solide et généalogique de l’Angleterre, méritaient d’être observés : il y avait là tout un drame. Il lui a fallu, dites-vous, se poser, se gourmer, faire le matamore, braver, attaquer, critiquer, intriguer, pour arriver à son but. Aussi souple que Beaumarchais et plus altier que lui en apparence, il indique (nous le pensons du moins) un point de transition, un mouvement, une époque dans les destinées de la société anglaise. Il n’est pas vertueux. Je voudrais bien que l’on me montrât des personnages vertueux, commandant à la scène politique. Eh ! mon Dieu ! il y a là trop de dupes à faire et de vices à combattre. Un ingénu qui essaierait de se démêler innocemment de ce grand chaos, de cet imbroglio immense, ferait une trop ridicule figure ; ce serait l’abbé Lamourette dans la révolution, un mouton parmi les loups. Je crains qu’il n’y ait chez la plupart des gens qui réussissent dans cette sphère un peu du loup, beaucoup du renard, quelque chose encore du tigre. Lady Clifford savait bien qui elle avait épousé. Un bon romancier eût indiqué finement les hautes qualités cachées sous cette peau féroce, car l’humanité n’est jamais expressément et complètement détestable. Il y a des fils d’or enchevêtrés dans les trames les plus abjectes, et de bons côtés chez les pires des humains. La grande et profonde science qui découvre ces fils d’or est inconnue à lady Bulwer.

Nous voudrions savoir dans quelle espèce de société française Mme Bulwer a eu le malheur de vivre ; les personnes de notre nation qu’elle a connues lui ont donné de bien mauvais exemples, lui ont appris un très mauvais ton, et lui ont laissé des notions très erronées sur toutes choses. Ce n’est pas certainement dans nos salons qu’elle a pu voir l’espèce de Français dont elle nous montre les tristes et misérables échantillons dans son livre. C’est un M. de Rivoli, qui ne procède que par calembours et par éloges de lui-même ; c’est une Mlle d’Antoville, qui s’évanouit à tout bout de champ, et qui est à la fois pédante comme Mme Dacier et facile comme Marion Delorme. Après avoir présenté au lecteur ces ravissans modèles de la civilisation française, et prouvé ainsi qu’elle a vu le monde et observé les conditions humaines, lady Bulwer cite les auteurs français qu’elle a lus : c’est la parodie de Werther, farce des Variétés, à laquelle elle emprunte une page ; Heureusement, ce conte de Marmontel que vous savez ; le Tableau de Paris, qu’elle attribue à M. Népomucène Lemercier, et dont elle loue le bon sens philosophique et les vues justes. Les vues justes et le bon sens de Mercier ! juste ciel ! Elle étale de l’italien et du français à perte de vue, et chacune de ses citations est un massacre de syllabes, un hachis de voyelles, une meurtrissure du dictionnaire et de la grammaire, à faire pitié. Les Anglais ont la fureur de citer du français, surtout quand ils ne le savent pas ; M. Bulwer, le mari, a commis dans ce genre-là des bévues incroyables. Mais au moins il a placé dans son Maltravers un portrait de Français réel, un Français véritable, un M. de Montaigne, qui résume fort bien l’homme de cinquante ans, tel qu’il est, en France, avec son ironie tempérée, son activité modérée, son expérience habile, son scepticisme invétéré, sa politesse mesurée, son peu de foi aux hommes et son peu d’enthousiasme pour les choses. Nous conseillons à lady Bulwer, si elle veut devenir bonne romancière, de relire cette partie de Maltravers, qui est excellente. Quand elle raconte des anecdotes françaises, elle devrait réellement s’assurer du sens des mots qu’elle emploie, de celui du mot roué, par exemple, qui ne veut pas dire voleur, comme elle le croit, mais supplicié par la roue. Elle a sur ce pauvre mot une note merveilleuse, merveilleuse de pédanterie et d’ignorance. La voici toute entière, cette belle note : « Avant la révolution française, le mot roué s’appliquait à tous les bandits, escrocs et meurtriers, et ne s’appliquait pas comme aujourd’hui seulement aux libertins ; il y avait seulement quelques personnes qui l’employaient ainsi, mais elles avaient soin d’ajouter cette épithète tout-à-fait française : un roué aimable, c’est-à-dire un libertin par excellence, par opposition au simple vagabond ou roué. » Pas du tout, madame, vous perdez votre philologie, et vos études de mœurs sont incomplètes comme vos études de grammaire. Les roués de la régence, mauvais sujets qui se permettaient tout et se jugeaient dignes de la roue, ont fait entrer dans la langue française ce mot que le plus petit écolier comprend. Calas a été roué, Desrues l’a été ; les amis du cardinal Dubois étaient aussi des roués, mais d’une espèce différente. On est vraiment honteux de faire de telles leçons à une belle dame, qui, dit-on, est très jolie ; elle en convient elle-même modestement, quand elle parle de Julia, son héroïne persécutée, à laquelle elle attribue les plus beaux yeux, le plus joli cou, la plus délicieuse désinvolture, l’ame la plus sensible, et qui, selon le bruit public, ne représente autre chose que lady Bulwer en personne. Ce journaliste français qu’elle rencontre à Venise et qu’elle nomme M. Barbouiller, est aussi bêtement spirituel et aussi spirituellement insupportable que sa Mlle d’Antoville et son M. de Rivoli. Encore une fois, où lady Bulwer a-t-elle vu ces gens-là ?

Elle ne traite pas bien M. Fonblanque qu’elle appelle M. Fonnoir, ni les autres rédacteurs de l’Examiner qu’elle nomme l’Investigator, et qu’elle montre absolument soumis aux volontés de M. Bulwer ; soumission sotte et lâche qui n’a jamais lieu : les hommes sont moins absurdes que Mme Lytton Bulwer ne les fait. Un parti marche d’accord sous un drapeau, et c’est le porte-drapeau qui recueille ordinairement les bénéfices du combat ; mais les autres ne prétendent pas abjurer leur intérêt : ils se conservent une bonne part. C’est voir grossièrement et méchamment le monde et les hommes, que d’ajouter foi à ces excessives et extraordinaires servitudes de l’humanité. Mme Bulwer exagère, aussi, les niaiseries électorales. Enfin tous les vices d’autrui deviennent pour elle des monstres, et toutes ses propres vertus s’élèvent à des proportions infinies comme ses souffrances. Pauvre lady Bulwer ! elle aura donné à la société anglaise le plaisir passager que cette société préfère à tous les plaisirs, l’agitation d’un peu de scandale ; elle aura détruit sa position sans nuire à son mari, amusé les badauds sans venger ses injures, et détruit sa réputation de femme spirituelle sans raccommoder son ménage.


Philarète Chasles.