Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire/17

Garnier frères, libraires-éditeurs (Tome secondp. 1-24).

DIX-SEPTIÈME LEÇON.

Les trois manières de Chateaubriand. Caractère de son épopée. ; Appareil d’emprunt. – L’antique refait. – Beauté descriptive. – Paradis et Enfer : embarras. — Récit d’Eudore. Parti pris de tout christianiser. Hiéroclès trop laid. Un charme dans la confession. Le golfe de tapies ; pureté et mollesse. — Troubles de Cymodocée. — Impressions de voyage d’Eudore. – La bataille des Franks. L’art sous l’Empire.
Messieurs,


Avant les Martyrs, M. de Chateaubriand avait déjà fait une ébauche d’épopée, les Natchez, dont à n’avait publié que les épisodes retouchés de René et d’Atala. Ces Natchez ont été imprimés plus tard, dans l’édition de 1826. À vrai dire, c’est la première manière épique de M. de Chateaubriand ; les Martyrs ne sont que la seconde, et le dernier Abencérage peut nous représenter la troisième.

Dans ces trois manières successives, on a toute l’échelle du talent. Le poète, qui avait commencé par une sorte de grandeur et aussi d’extravagance d’imagination, mais qui avait rencontré la passion et la flamme, arrive a se réduire, à se maîtriser, et il atteint en quelque sorte la perfection classique de son genre et de son génie. Un peut même trouver qu’il la dépasse dans dernier Abencérage, lequel déjà, malgré sa grâce chevaleresque, est un peu raide et un peu sec de lignes. Sa manière se force de plus en plus en avançant.

Quant aux Martyrs, ils représentent bien certainement le moment le plus parfait et le plus juste, celui dans lequel le talent se montre encore très-développé, et où il n’est pourtant plus aussi extraordinaire et aussi étrange.

Je dis ceci en songeant aux Natchez que je n’aborderai pas, car nous n’en sortirions jamais qu’il nous suffise d’en avoir pris une idée par ce qui en est à la fois le plus brillant et le plus fidèle échantillon, par Atala. Les Natchez ont été comme une vaste forêt vierge dans laquelle l’auteur avait tout jeté d’abord, tellement qu’il a pu y puiser pour toutes ses compositions suivantes sans presque paraître l’entamer.

On ne saurait se figurer en effet, si l’on n’a pris la peine (car c’en est une) de tout lire, quelle prodigieuse fertilité d’imagination il y a déployée, que d’inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes, les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poëme il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l’art de la comparaison homérique n’a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l’imitation directe, mais celui de la transposition. C’est un tour de force perpétuel que cette reprise d’Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n’était pour l’auteur qu’un jeu. Je reviens à l’esprit de l’épopée des Martyrs.

Le caractère propre à l’épopée de Chateaubriand et en général à tout son talent, c’est l’élévation, la tendance à l’élévation. Exprimant dans le Génie du Christianisme ses idées sur le beau en poésie, il a nettement marqué en quoi il le distingue et le sépare du naturel proprement dit, au risque même de sacrifier ce dernier. Selon lui, l’Iphigénie de Racine, étouffant sa passion et l’amour de la vie, intéresse bien plus que l’Iphigénie d’Euripide pleurant son trépas « Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu’on versait pour elle. Le cœur humain veut plus qu’il ne peut ; il veut surtout admirer il a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine[1]. » Il en concluait à la prééminence poétique du Christianisme : « Ainsi les Muses, disait-il, qui haïssent le genre médiocre et tempéré, doivent s’accommoder infiniment d’une Religion qui montre toujours ses personnages au-dessus ou au-dessous de l’homme. » Je ne sais comment il accommode cette prétention avec cette autre pensée qu’il laisse échapper quelques pages plus loin[2] : « Les siècles héroïques sont favorables à la poésie, parce qu’ils ont cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les Muses, naturellement un peu menteuses. » Si la Religion chrétienne, d’une part, est une religion de vérité, et si, de l’autre, les Muses sont naturellement un peu menteuses (Grœcia mendax), comment donc s’accordent-elles si bien ensemble, et comment les Muses gagnent-elles tant entassant au service du Christianisme et en s’y morigénant ? Quoi qu’il en soit, il exprime en toute occasion ses préférences pour une certaine perfection plus grande que nature « Le poëte chrétien, plus heureux qu’Homère, n’est point forcé de ternir sa peinture en y plaçant l’homme barbare ou l’homme naturel ; le Christianisme lui donne le parfait héros. » Il est à craindre, d’après cette poétique, que ses personnages ne soient tout d’une pièce, et ils le seront volontiers, ses héros comme ses monstres[3].

Tout le début des Martyrs se sent de l’appareil épique obligé ; c’est imité, traduit, c’est du pastiche fait avec talent. Je ne dis pas cela des invocations seulement, mais des personnages et de leur entrée en scène. Démodocus est un grand prêtre homérique, tout affublé des lambeaux et des centons de son aïeul (pannis homericis). Le talent propre à l’auteur se retrouve d’abord dans les descriptions : ainsi, quand il nous peint le retour de Cymodocée s’en revenant seule la nuit avec sa nourrice de la fête de Diane qui s’était célébrée à Limné :

« C’était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce ce n’étaient point des ténèbres, c’était seulement l’absence du jour. L’air était doux comme le lait et le miel, et l’on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonides et d’Acritas, la mer de Messénie brillaient de la plus tendre lumière ; une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier ; Alcyon gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune ; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissait dans son cœur. »

Voilà le talent mais on sent le calcul et la mythologie de décadence ou plutôt de renaissance, un peu la mythologie d’opéra, dans ces raffinements et ces ajustements tout symétriques qu’on rencontre bientôt après. Ainsi, quand Cymodocée égarée aperçoit près d’une source Eudore endormi :

« La lumière de l’astre de la nuit, passant entre les branches de deux cyprès, éclairait le visage du chasseur tel un successeur d’Apelles a représenté le sommeil d’Endymion. La fille de Démodocus crut en effet que ce jeune homme était t’amant de ta reine des forêts une plainte du Zéphyr lui parut être un soupir de la déesse, et elle prit un rayon fugitif de la lune dans le bocage pour le bord de la tunique blanche de Diane qui se retirait. »

Ce peut être là du Girodet, ce n’est plus de l’Homère. Ce n’est plus même du Longus. On a reproché à M. de Chateaubriand (et c’est Benjamin Constant qui a soulevé cette critique[4]) d’avoir offert dans les Martyrs le tableau d’un Paganisme homérique classique qui ne pouvait plus être celui de la Grèce dans cet âge d’amalgame, à cette époque dégénérée. Je ne ferai même pas cette objection : il me suffit que Longus, dans ces charmantes pastorales de Daphnis et Chloé, ait continue de nous offrir cette mythologie riante et gracieuse, pour que de Chateaubriand ait eu le droit de nous la présenter aussi. Mon objection, qui n’est pas historique, mais toute littéraire, c’est qu’en nous l’offrant, il l’a forcée.

En tout, soit dans la composition, soit dans les comparaisons et le détail du style, ce qui manque tout fait aux Martyrs et dont l’absence, la longue, fatigue le lecteur, c’est un peu de négligence (cet άρελεια dont il parle tant et qu’il a si peu), un peu de nonchaloir, le quandoque Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/9 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/10 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/11 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/12 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/13 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/14 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/15 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/16 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/17 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/18 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/19 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/20 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/21 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/22 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/23 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/24 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/25 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/26 Page:Sainte-Beuve - Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome 2.djvu/27

  1. Génie du Christianisme, 2e partie, liv. II, chap. viii.
  2. Chap. xi.
  3. C’est le contraire de Shakspeare. On l’a dit, il n’a point de héros dans Shakspeare, il y a des hommes qui partent et agissent avec leurs passions et leur sens divers, avec ce mélange de bien et de mal qui est proprement la vie. Je fais acception de la différence de genre entre le drame et l’épopée et encore pourrait-on dire que l’épopée, qui a pour elle le temps et l’espace, est tenue de représenter plus au complet le développement humain. Toujours est-il que M. de Chateaubriand se place à un point de vue tout opposé à pousse à l’art, et il est allé jusqu’à prétendre que dans l’ordre poétique Racine est plus naturel que Shakspeare ! (Voir Mélanges littéraires, page 66, édit. de 1826.)
  4. Voir le Mercure du 31 mai 1817.