Chateaubriand et les Mémoires d’Outre-Tombe

Chateaubriand et les Mémoires d’Outre-Tombe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 646-677).
CHATEAUBRIAND
ET LES
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Il y a quelques mois, à Saint-Malo, dans la vieille ville qui l’a vu naître, et où il a voulu dormir son dernier sommeil, des voix éloquentes ont célébré la mémoire de René. Il a été loué comme il eût souhaité de l’être. Les deux écrivains qui, parmi nous, ont le plus complètement hérité de sa mélancolie hautaine, de sa fièvre d’action, de son inquiétude morale, ont parlé de lui en termes qui ont dû ravir d’allégresse son ombre impatiente de gloire. Dans des pages d’une superbe poésie, M. de Vogüé nous a dit quel poète fut « l’aïeul qu’il admire et qu’il aime le plus ; » et la dialectique de M. Brunetière a su mettre en un puissant relief tout ce qui, sous la splendeur des formes littéraires, se cache de pensée forte et encore actuelle dans l’œuvre de l’apologiste chrétien. Encore une fois, ce sont là les oraisons funèbres qu’il aurait aimées.

A vrai dire, il était homme à préférer celle qu’il avait pris soin de composer lui-même ; et peut-être plus encore qu’à M. de Vogüé et à M. Brunetière eût-il été reconnaissant à l’érudit consciencieux et modeste qui vient de lui payer sa dette d’admiration en nous donnant les premiers volumes d’une édition quasi définitive de ses Mémoires d’Outre-Tombe[1]. « Ces Mémoires, avait dit Chateaubriand, ont été l’objet de ma prédilection ; saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort ; je n’espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes pour corriger au moins les épreuves. » Le ciel a bien fait les choses : il n’a pas ressuscité Chateaubriand ; mais il lui a donné comme éditeur M. Edmond Biré.


I

Nul, en effet, n’était mieux qualifié pour éditer les Mémoires d’Outre-Tombe. Il y a peut-être des historiens plus impartiaux, il n’y en a pas de mieux informé que l’auteur de la Légende des Girondins et des études sur Victor Hugo et sur Honoré de Balzac ; personne mieux que lui ne connaît dans ses « dessous » l’histoire politique et littéraire de la fin du dernier siècle et de celui-ci : livres rares, éditions introuvables, Mémoires, Correspondances, articles de revues ou de vieux journaux, il a tout lu, tout exploré, tout noté. Je me l’imagine, — M. Biré habite la province, — vivant dans une vaste « librairie, » surchargée de livres de toute espèce et de toute dimension, encombrée de cartons, de catalogues et de répertoires, mais le tout si ingénieusement et si méthodiquement classé qu’on y peut circuler à l’aise et s’y reconnaître presque facilement. On rêverait une Bibliographie du XIXe siècle composée en collaboration par M. Edmond Biré et par M. de Spœlberch de Lovenjoul.

Admirablement instruit de tout ce qui concerne la vie et l’œuvre des principaux auteurs de notre siècle, M. Biré a surtout consacré les multiples ressources de son érudition à deux catégories d’écrivains : ceux qu’il aime et ceux qu’il n’aime pas. Heureusement pour lui, Chateaubriand est parmi les premiers. Ceux qui ont lu les études séparées que M. Biré a publiées sur l’auteur des Martyrs, notamment tel article du Correspondant sur les Mémoires d’Outre-Tombe, ont dû bien souvent souhaiter que ces gerbes éparses fussent réunies en un seul faisceau, et surtout qu’un travail d’ensemble reliât entre elles tant d’observations judicieuses et d’instructives recherches. M. Biré vient de réaliser ce dernier vœu, et de telle sorte qu’on ne pourra plus parler de Chateaubriand sans avoir recours à lui. Il n’y a plus aujourd’hui qu’une seule édition des Sermons de Bossuet : c’est celle de l’abbé Lebarq ; il n’y aura plus désormais qu’une seule édition des Mémoires d’Outre-Tombe : ce sera celle de M. Edmond Biré.

L’un des principaux mérites du nouvel éditeur est d’avoir rendu au monument son architecture primitive. Il a rétabli la division en parties et en livres que le poète avait adoptée pour tous ses grands ouvrages, et qui, jusqu’en 1846, — on nous en donne des preuves péremptoires, — se retrouvait dans le manuscrit. De ce que cette division ne figurait pas jusqu’à présent dans les éditions des Mémoires, devons-nous d’ailleurs conclure qu’elle avait disparu du manuscrit, — ou de la copie peut-être, — qui, après la mort de l’écrivain, fut remis à Emile de Girardin ? M. Biré me parait s’y résigner un peu bien aisément. « Il faut bien croire, écrit-il, en présence de l’édition de 1849-1850 et des éditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier état, ne renfermait plus « cette division en livres et en parties, » dont l’auteur lui-même parle en tant d’endroits. » Et sans doute, l’on peut admettre que ces suppressions regrettables aient la même origine que les « retouches malheureuses » que Chateaubriand, dans les dernières années de sa vie, a fait subir au style des Mémoires. J’ai pourtant peine à croire qu’un artiste comme lui ait pu commettre une aussi étrange faute de goût ; j’aimerais mieux les mettre au compte d’Emile de Girardin et des premiers éditeurs des Mémoires, qui semblent bien n’avoir fait que réimprimer le texte fourni par la Presse ; et, en attendant qu’un jour peut-être la découverte du manuscrit définitif permette d’élucider pleinement la question, je félicite M. Biré d’avoir restitué aux Mémoires leur physionomie primitive et véritable. Ils ne sont plus maintenant « divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, » mais, bien au contraire, les différentes parties s’en distribuent avec une lumineuse netteté : des Prologues, des finales d’une somptueuse mélancolie ou d’une glorieuse éloquence s’en détachent avec éclat ; on avait affaire autrefois, — c’est un admirateur, un disciple ici qui parle, M. de Marcellus, — à « une série de fragmens sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du jour : » on se retrouve en face d’une admirable œuvre d’art ; et, grâce à M. Biré, les Mémoires nous apparaissent enfin comme une triomphante épopée dont Chateaubriand est à la fois le héros et le poète.

Ce n’est pas le seul service qu’il nous ait rendu. Il a joint à son édition une introduction, des notes et des appendices qui en augmentent singulièrement l’intérêt et le prix, et en font, d’autre part, le plus précieux instrument de travail. Aucun texte, sauf celui des Mémoires de Saint-Simon, n’a plus besoin d’un commentaire perpétuel que celui des Mémoires d’Outre-Tombe : tant de figures y sont évoquées, tant de portraits dessinés ou simplement esquissés, tant de faits brièvement racontés ou rappelés par de rapides allusions, qu’à chaque instant, en les lisant, on est tenté de réclamer des explications ou des moyens de contrôle. Le commentaire, avant tout historique, de M. Biré nous donne pleine satisfaction à cet égard : il est d’une richesse, d’une précision, d’une exactitude incomparables : peut-être trouvera-t-on que les préférences politiques de l’éditeur s’y étalent parfois avec quelque complaisance ; mais on aimera mieux louer encore le piquant de son esprit, son style alerte et vif, sa conscience d’érudit, de critique et de biographe. On lui saura gré surtout d’avoir, en des appendices très nourris, élucidé bien des points obscurs de la vie de Chateaubriand, réuni bien des documens intéressans, rassemblé enfin quelques-unes des principales pièces de la correspondance si curieuse, et malheureusement encore éparse, du grand écrivain : M. Biré est d’ores et déjà tout désigné pour recueillir, pour publier et pour annoter un jour l’ensemble de cette correspondance, l’une de celles que notre siècle pourra le mieux opposer à celle de Voltaire lui-même.

Enfin, M. Biré a fait de son édition un essai d’édition critique : je dis un essai, et l’on verra bientôt pourquoi. Commencés en 1809[2], au retour du voyage en Orient, les Mémoires d’Outre-Tombe ont été à plusieurs reprises revus, retouchés, remaniés, — et le plus souvent gâtés, — par l’auteur. Nul doute que, si l’on possédait encore soit les manuscrits originaux, soit les copies plus ou moins fragmentaires qui en ont été faites, on ne pût, en reproduisant les variantes ou les corrections successives du texte, nous donner une édition des Mémoires aussi et peut-être plus instructive encore que l’édition des Pensées de Pascal récemment publiée par M. Michaut[3]. Évidemment un tel travail, à supposer qu’on en puisse jamais réunir tous les élémens, serait aujourd’hui plus que prématuré. Mais on peut, dès maintenant, en jeter les premières bases et en faire pressentir l’intérêt ; et c’est de quoi M. Biré s’est très justement avisé. En 1826, — toute la première partie des Mémoires était alors terminée, — Mme Récamier, en amie prévoyante, avec l’aide de Charles Lenormant, avait copié sur le manuscrit primitif les trois premiers livres : cette copie, assez différente du texte de 1848, a été publiée en 1874 sous le titre de Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand : manuscrit de 1826. M. Biré en a extrait un certain nombre de variantes, — non pas toutes, malheureusement, — qu’il donne le plus souvent au bas des pages. D’autre part, en 1834, — sept volumes des Mémoires étaient alors achevés, — des lectures en furent faites à l’Abbaye-au-Bois, des fragmens communiqués aux journaux et revues ; un volume fut même publié, ayant pour titre : Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d’articles publiés sur ces Mémoires avec des fragmens originaux ; M. Biré a retrouvé ce volume devenu, paraît-il, très rare, et il a eu l’heureuse idée d’en détacher quelques leçons nouvelles, qu’il fait suivre de la mention un peu ambitieuse peut-être : Manuscrit de 1834.

Sont-ce là cependant les seules ressources dont actuellement nous puissions disposer pour établir le texte critique des Mémoires d’Outre-Tombe ? Puisque M. Biré nous invite lui-même à nous poser la question, il me permettra bien de lui signaler quelques points sur lesquels on serait heureux de le voir compléter son enquête. On souhaiterait d’abord que tous ceux qui ont conservé des fragmens autographes ou des copies de certaines parties des Mémoires ouvrissent largement leurs portes et leurs cartons au savant éditeur : je crois qu’ils sont par le monde plus nombreux qu’on ne pense. Faugère, — l’éditeur de Pascal, — avait plusieurs feuillets d’un manuscrit autographe des Mémoires exactement conforme, nous dit-on, à la copie partielle qui fut publiée en 1874. Je sais quelqu’un qui possède, en plusieurs gros volumes, une copie des derniers livres, œuvre probable d’un secrétaire, avec des corrections de la main même de Chateaubriand. Et il serait bien extraordinaire que la famille du grand écrivain n’eût pas gardé par devers elle une copie au moins d’une œuvre que son auteur avait vue avec tant de déplaisir tomber entre les mains du directeur de la Presse.

Mais nous n’en sommes pas réduits à compter uniquement sur la générosité accueillante et la confiance des particuliers. Nos bibliothèques publiques, elles aussi, peuvent fournir leur contribution de variantes, ou même de fragmens inédits. D’après le Catalogue général des Manuscrits des bibliothèques publiques de France, la Bibliothèque de Fougères posséderait un assez long fragment du livre II des Mémoires : on aimerait savoir si le texte en diffère de celui qu’a reproduit M. Biré. Enfin, et surtout, il existe à la Bibliothèque Nationale des fragmens manuscrits de Chateaubriand recueillis par un de ses secrétaires, Ed. L’Agneau, et cédés par lui, en 1846, à un certain Edouard Bricon. Celui-ci, se proposant sans doute de les publier, en avait fait une excellente copie, qui se trouve aujourd’hui également au département des manuscrits. Il y a un peu de tout dans ces fragmens : lettres adressées à l’auteur d’Atala, — il y en a une de Lamennais, une autre de Benjamin Constant ; — fragmens inemployés ou corrigés de ses divers ouvrages, — il y en a un de la Défense du Génie du Christianisme ; — mais ce sont surtout des rognures des Mémoires d’Outre-Tombe, et l’on pourrait, je crois, en extraire d’intéressantes, de curieuses variantes. Les fragmens de Chateaubriand ne paraissent pas en général écrits de sa main ; mais, au milieu du manuscrit, on a rassemblé quelques pages, — une espèce de confession amoureuse, — où il est facile de reconnaître sa grande écriture tourmentée et hautaine. Voici ce Discours sur les passions de l’amour d’un nouveau genre. On devinera aisément les raisons qui ont dû empêcher Chateaubriand de le faire figurer dans ses Mémoires : elles sont apparemment du même ordre que celles qui l’ont empêché d’avoir recours à un secrétaire :


« Avant d’entrer dans la société, j’errais autour d’elle. Maintenant que j’en suis sorti, je suis également à l’écart ; vieux voyageur sans asile, je vois le soir chacun rentrer chez soi, fermer la porte ; je vois le jeune amoureux se glisser dans les ténèbres ; et moi, assis sur la borne, je compte les étoiles, ne me fie à aucune, et j’attends l’aurore qui n’a rien à me conter de nouveau et dont la jeunesse est une insulte à mes cheveux.

« Quand je m’éveille avant l’aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j’avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l’aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j’avais goûtées, toutes celles que j’espérais encore ; je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc.

« Maintenant, quand je vois paraître le crépuscule et que, de la natte de ma couche, je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique, je me demande pourquoi le jour se lève pour moi, ce que j’ai à faire, quelle joie m’est possible, et je me vois errant seul de nouveau comme la journée précédente, gravissant les rochers sans but, sans plaisir, sans former un projet, sans avoir une seule pensée, ou bien assis dans une bruyère, regardant paître quelques moutons ou s’abattre quelques corbeaux sur une terre labourée. La nuit revient sans m’amener une compagne ; je m’endors avec des rêves pesans, ou je veille avec d’importuns souvenirs pour dire encore au jour renaissant : « Soleil, pourquoi te lèves-tu ! »

[4] « Il faut remonter haut pour trouver l’origine de mon supplice ; il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse où je me créai un fantôme de femme pour l’adorer. Je vis passer cette idéale image, puis vinrent les amours réelles qui n’atteignirent jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J’ai su ce que c’était que de vivre pour une seule idée et avec une seule idée, de s’isoler dans un sentiment, de perdre de vue l’univers, de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans un regard.

« Mais, alors même, une inquiétude insurmontable troublait mes délices. Je me disais : M’aimera-t-elle demain comme aujourd’hui ? Un mot qui n’était pas prononcé avec autant d’ardeur que la veille, un regard distrait, un sourire adressé à un autre que moi me faisait à l’instant désespérer de mon bonheur. J’en voyais la fin[5] et je m’en prenais à moi-même de mon ennui. Je n’ai jamais eu l’envie de tuer mon rival ou la femme dont je croyais entendre l’amour ; toujours destructeur de moi-même, je me croyais coupable parce que je n’étais plus aimé.

« Repoussé dans le désert de ma vie, j’y rentrais avec toute la poésie de mon désespoir. Je cherchais pourquoi Dieu m’avait mis sur la terre ; et je ne pouvais le comprendre. Quelle petite place" j’occupais ici-bas ! Quand tout mon sang se serait écoulé dans les solitudes où je m’enfonçais, combien rougirait-il de brins de bruyère ? Et mon âme, qu’était-ce ? Une petite douleur évanouie en se mêlant dans les vents. Et pourquoi tous ces mondes autour d’une si chétive créature ?

« J’errai sur le globe, changeant de place sans changer d’être, cherchant toujours et ne trouvant rien. Je vis passer devant moi de nouvelles enchanteresses ; les unes étaient trop belles pour moi et je n’aurais osé leur parler, les autres ne m’aimaient pas. Et pourtant mes jours s’écoulaient, et j’étais effrayé de leur vitesse, et je me disais : Dépêche-toi donc d’être heureux ! Encore un jour, et tu ne pourras plus être aimé. Le spectacle du bonheur des générations nouvelles qui s’élevaient autour de moi m’inspirait les transports de la plus noire jalousie : si j’avais pu les anéantir, je l’aurais fait avec le plaisir de la vengeance et du désespoir.

« Vois-tu : quand je me laisserais aller à ma folie, je ne serais pas sûr de t’aimer demain : je ne crois pas à moi. Je m’ignore. Je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t’adore ; mais, dans un moment, j’aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces roches, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j’invoquerai le néant. Veux-tu me combler de délices ? Fais une chose : sois à moi, puis laisse-moi te percer le cœur. Eh bien, oseras-tu maintenant te hasarder avec moi dans cette thébaïde ?

« Si tu me dis que tu m’aimeras comme un père, tu me feras horreur ; si tu prétends m’aimer comme une amante, je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu’il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux, comme le rayon de soleil éclaire un abîme ?

« Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s’enlacer aux tiens avec grâce ; mais ne me le dis pas. Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre, que tu seras encore longtemps jeune, quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d’amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? Pourquoi flétrir d’un baiser des lèvres qui ont l’air de s’ouvrir pour la jeunesse et la vie[6] ? Que peut-elle aimer en moi ? Une chimère que la réalité va détruire. Et pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des aveux passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-lui s’il te parle comme je te parlais, et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. Ah ! qu’importe ! Tu dormiras dans ses bras, tes lèvres sur les siennes, ton sein contre son sein, et vous vous réveillerez enivrés de délices : que t’importeront alors mes paroles sur la bruyère ?

« Non, je ne veux pas que tu dises jamais en me voyant après l’heure de la folie : Quoi ! c’est là l’homme à qui j’ai pu livrer ma jeunesse ! Ecoute, prions le ciel : il fera peut-être un miracle. Il va me donner jeunesse et beauté. Viens, ma bien-aimée : montons sur ce nuage. Que le vent nous porte dans le ciel. Alors, je veux bien être à toi. Tu te rappelleras mes baisers, mes ardentes étreintes : je serai charmant dans ton souvenir et tu seras bien malheureuse, car certainement je ne t’aimerai plus. Oui : c’est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme. Oh ! non, jeune grâce, va à ta destinée ; va chercher un amant digue de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, et laisse-moi me débattre avec l’horreur de mes années et le chaos de ma nature où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour, l’indifférence et la passion se mêlent dans une confusion pitoyable.

« Si tu te laissais aller au caprice où tombe quelquefois l’imagination d’une jeune femme, le jour viendrait où le regard d’un jeune homme t’arracherait à ta fatale erreur ; car même les changemens et les dégoûts arrivent entre les amans du même âge. Alors, comment me verrais-tu quand je viendrais à t’apparaître sous ma forme naturelle ? Toi, tu irais te purifier dans des jeunes bras d’avoir été pressée dans les miens ; mais moi, que deviendrais-je ? Tu me promettrais ta vénération, ton amitié, tes respects ; et chacun de ces mots me percerait le cœur. Réduit à cacher ma double défaite, à dévorer des larmes qui feraient rire quiconque les apercevrait dans mes yeux, à renfermer dans mon sein mes plaintes, à mourir de jalousie, je me représenterais tes plaisirs ; je me dirais : A présent, à cette heure où elle me parlait, elle meurt de volupté dans les bras d’un autre ; elle lui redit ces mots tendres qu’elle m’a dits avec cette ardeur de la passion qu’elle n’a pu jamais sentir pour moi. Alors, tous les tourmens de l’enfer entreraient dans mon âme, et je ne pourrais les apaiser que par des crimes.

« Et pourtant, quoi de plus injuste ? Si tu m’avais donné quelques momens de bonheur, me les devais-tu ? De vais-tu me donner toute ta jeunesse ? N’était-il pas tout simple que tu cherchasses les harmonies de ton âge, et ces rapports d’âge et de beauté qui appartiennent à ta nature ? Te devais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t’être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ? Tout cela est juste et vrai ; mais ne compte pas sur ma vertu : si tu étais à moi, pour te quitter, il me faudrait ta mort ou la mienne. Je te pardonnerais ton bonheur avec un ange ; avec un homme, jamais ! « N’espère pas me tromper, l’amitié a bien plus d’illusions que l’amour, et elles sont bien plus durables. L’amitié se fait des idoles, et les voit telles qu’elle les a créées[7] : elle vit du cœur et de l’âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s’accroît avec les années.

« L’amour enivre, mais l’ivresse passe. Il ne vit pas de pureté[8], et ne se nourrit pas de gloire : découvrant tous les jours que l’idole qu’il a créée perd quelque chose à ses yeux, il en voit bientôt les défauts, et le temps seul le rend infidèle en dépouillant de ses grâces l’objet qu’il aime. Les passions ne rendent point ce que le temps efface : la gloire ne rajeunit que notre nom.

« Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière : c’est bien assez d’y repousser ton image, d’y veiller comme un insensé en pensant à toi ! Que serait-ce si tu étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l’air que je respire la nuit, si je te trouvais à mon foyer compagne de ma solitude ? Il y a dans une femme une émanation de fleur et d’amour. Lorsque tu chantes, ta voix me rend fou et me fait mal ; tu as l’air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.

« Comment croirais-je que cette vie de veuvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s’enchanter des soins qu’ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu’en ferais-tu ? Pourrais-tu, du matin au soir, supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses de cœur et tous les caprices d’une nature malheureuse qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?

« Et le monde, en supporterais-tu les railleries ? Si j’étais riche, il dirait que je t’achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu puisses m’aimer. Si j’étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on me rendrait un objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d’avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t’avoir acceptée, ou d’avoir abusé de l’état de[9] où tombe[10] le temps de te presser dans mes bras. La jeunesse embellit tout, jusqu’au malheur. Elle charme alors qu’elle peut, avec les boucles d’une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu’ils passent sur les joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu’au bonheur : dans l’infortune, c’est pis encore ; quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d’un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.

« Tu m’as jugé d’une façon vulgaire, tu as pensé en voyant le trouble où tu me jettes que je me laisserais aller à te faire subir mes caresses : à quoi as-tu réussi ? A me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m’a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes souffrances.

« Vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de mes rêves, de mes folies, de mes vagues tristesses ; cherchant toujours ce que je ne puis trouver ; joignant à mes anciens maux le désenchantement de l’expérience, la solitude des déserts à l’ennui du cœur et la disgrâce des années, dis, n’aurai-je pas fourni aux démons, dans ma personne, l’idée d’un supplice qu’ils n’avaient point encore inventé dans la région des douleurs éternelles ?

« Fleur charmante que je ne veux point cueillir, je t’adresse mes derniers chants de tristesse, tu ne les entendras qu’après ma mort, quand j’aurai réuni ma vie au faisceau des lyres brisées… »


Jamais, je pense, l’ « ardeur de la passion » ne s’est exprimée en des pages plus poétiques et d’ailleurs plus troublantes. On retrouve ici l’auteur de René, de la lettre à Céluta des Natchez, vieilli certes, mais non pas assagi. Que Sainte-Beuve n’a-t-il connu ce fragment ! On devine le malicieux parti qu’il en eût tiré pour son article sur Chateaubriand romanesque et amoureux. Comme il eût pris plaisir à en souligner, à en commenter les « coupables faiblesses ! » Lui, l’auteur du Livre d’amour et de tant de « pensées » libertines, il n’eût même pas su gré à Chateaubriand d’avoir tenté, — insuffisamment, j’en conviens, — de dérober aux lecteurs des Mémoires ces rêveries malsaines auxquelles il eût sans doute mieux valu ne pas s’abandonner ; et avec quelle curiosité indiscrète le critique des Lundis n’eût-il pas cherché à se rendre compte de la part de réalité que recouvraient d’aussi intimes confidences ! Il n’aurait pas eu à chercher très loin.

Voici, en effet, ce que nous apprennent les Mémoires eux-mêmes sur l’ « objet charmant » de ces « derniers chants de tristesse[11]. » En 1830, quelque temps avant les journées de Juillet, — Chateaubriand avait alors soixante-deux ans, — il voyageait dans les Pyrénées, quand une jeune « Occitanienne » qui, depuis deux ans, lui écrivait sans qu’il l’eût jamais vue, se présenta à lui. Il lui rendit sa visite : « Un soir qu’elle m’accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais, je n’ai été si honteux… La brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d’une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m’a su gré de m’être rendu justice : elle est mariée. » Et telle est l’aventure, assurément peu banale, qui semble nous avoir valu les pages brûlantes qu’on vient de lire. Ce fragment, détaché des Mémoires, peut désormais y reprendre place : un éditeur moderne n’est pas tenu aux mêmes scrupules que Chateaubriand.


II

Car, si je ne me trompe, ces pages peuvent servir à nous expliquer les intentions de l’auteur lorsqu’il composait ses Mémoires, et, partant, nous aider à en apprécier le véritable caractère. Après un demi-siècle écoulé, les rancunes de toute sorte que l’œuvre avait soulevées lorsqu’elle parut dans la Presse sont maintenant apaisées : on en peut parler avec calme et rendre enfin pleine justice à l’ouvrier. Celui-ci avait bien senti que sa gloire ne pourrait que gagner à attendre. « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, avait-il écrit, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années. » Supposons que ce dernier vœu ait été exaucé. Chateaubriand n’a pas été forcé d’ « hypothéquer sa tombe : » conformément à ses dernières volontés, ses Mémoires d’Outre-Tombe viennent enfin de paraître ; et son exécuteur testamentaire, ce n’est pas Emile de Girardin, c’est M. Edmond Biré.

« C’est à Rome, nous dit Chateaubriand quelque part, que je conçus pour la première fois les Mémoires de ma vie. » Il avait alors trente-cinq ans. Il était dans toute la force et dans tout l’éclat de son génie : il avait publié Atala, René, le Génie du Christianisme ; il allait écrire l’admirable Lettre sur la campagne romaine. Il venait de perdre Mme de Beaumont : des pensées attendrissantes de mort et d’immortalité, de religion et de gloire faisaient alors diversion à ses préoccupations politiques. « Je cherchais, dit-il, à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi ; » or, ce « centre de repos, » que pouvait-il être autre chose que lui-même ? C’est en se repliant sur son « moi » que le poète des Martyrs s’est toujours consolé des souffrances et des désillusions que la vie ne lui pas plus ménagées qu’à un autre. Personne, sauf Rousseau peut-être, ne s’est plus voluptueusement retranché en lui-même, n’a plus vécu de sa propre substance ; et de même que Rousseau, si quelqu’un était comme prédestiné à écrire ses Confessions, assurément c’était Chateaubriand.

Voici comment, dans une lettre à Joubert, datée de décembre 1803, et qui devrait servir de préface aux Mémoires, il a lui-même indiqué ses intentions et défini son dessein : « Mon seul bonheur, écrivait-il, est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l’adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie (tel était le titre primitif, encore conservé dans le manuscrit de 1826). Rome y entrera ; ce n’est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentimens nobles et généreux. Ce n’est pas qu’au fond j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfans-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattemens de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on trouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. » — Il faut avouer qu’au début des Confessions, Jean-Jacques Rousseau parle d’un autre ton et d’un autre style ; mais, pour ma part, j’aime autant le style, et je préfère le ton de Chateaubriand.

Ainsi donc, les Mémoires d’Outre-Tombe ne seront pas des Confessions à proprement parler. Point de ces aveux cyniques qui déshonorent celles de Rousseau et qui nous font malgré nous songer à Casanova ou à Restif de la Bretonne. Singulier moraliste que celui qui se complaît ainsi au spectacle de ses pires défaillances, et qui prostitue son talent, son génie même à en perpétuer le honteux souvenir ! Quand bien même on aurait de moindres faiblesses à se reprocher, il faut, par respect pour le lecteur et pour soi-même, les « laisser derrière le voile. » Assez d’autres, critiques ou chroniqueurs, viendront fouiller dans notre vie privée, et, sous prétexte de « probité scientifique, » se feront une joie maligne d’en étaler aux yeux du public les intimes contradictions et les secrètes « gerçures. » Ne leur en donnons pas nous-même l’exemple : ne privons pas d’un peu de « copie » le futur historien de Chateaubriand et son groupe littéraire, ou l’indiscret auteur des Enchantemens de Prudence. Que si, d’aventure, un fait de la vie réelle nous a suggéré quelques imaginations malsaines, quelques pages d’une inspiration équivoque, nous nous garderons bien de les imprimer. Qui sait ? peut-être est-ce déjà trop d’avoir écrit et publié René ? Savons-nous toujours quel effet produisent nos livres ? Et s’ils éveillent çà et là des pensées morbides, n’en sommes-nous pas un peu responsables ? « Une vie, a-t-on dit bien fortement, est une profession de foi ; elle exerce une propagande irréparable et silencieuse ; elle tend à transformer, autant qu’il dépend d’elle, l’univers et l’humanité à son image. » Et s’il en est ainsi, ceux-là seuls pourront reprocher à Chateaubriand de n’avoir pas tout dit sur lui-même, qui reprocheraient à Bossuet de n’avoir pas, dans la chaire chrétienne, raconté les désordres passés de la princesse Palatine.

Mais, dira-t-on, Bossuet, lui, avait été mis dans l’obligation de composer ses oraisons funèbres, et l’on sait de reste combien il aimait peu ce genre, où l’on « marche parmi des écueils, » et où la sincérité est parfois mise à une si rude épreuve : au contraire, rien ni personne ne forçait Chateaubriand à écrire ses Mémoires et à déguiser la vérité sous de pieux « gémissemens. » — Chateaubriand avait sans doute prévu l’objection : car dans une introduction de quelques pages qui nous a été conservée par le manuscrit de 1826, puis dans une Préface testamentaire publiée ici même en 1834 et recueillie pour la première fois par M. Biré dans son édition, il y a répondu avec une vigueur de conviction presque irrésistible. L’introduction de 1826, — ou plutôt de 1809, — est écrite d’un style plus simple, plus modeste, et, si je l’ose dire, moins retentissant de l’éclat d’une victorieuse fanfare ; je ne sais pourtant si elle n’est pas plus persuasive que l’éloquente Préface de 1834. « Je considère, y disait-il, que, ma vie appartenant au public par un côté, je n’aurais pu échapper à tous les faiseurs de mémoires, à tous les biographes marchands, qui couchent le soir sur le papier ce qu’ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. » Et, après un portrait peu flatté de son siècle, il concluait : « Tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. » On ne peut certes refuser à Chateaubriand le droit d’écrire, au même titre que Guizot, des Mémoires pour servir à l’histoire de son temps.

Et il en avait une autre raison, — raison d’artiste, celle-là, de poète, de moraliste aussi, — et qu’il faut bien lui passer, puisqu’elle nous sert, aujourd’hui encore, à justifier du « sot projet qu’ils ont eu de se peindre » et Montaigne et Rousseau. « J’écris principalement, a dit Chateaubriand, et nous pouvons l’en croire, pour rendre compte de moi-même à moi-même. Je n’ai jamais été heureux, je n’ai jamais atteint le bonheur, que j’ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme ; personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais, personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur ; la plupart des sentimens y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie je descends vers la tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque ma plume sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs[12]. »

On ne saurait, ce semble, être plus explicite ; et nous pouvons maintenant nous représenter avec exactitude ce qu’a voulu faire Chateaubriand en composant ses Mémoires. Nature exceptionnelle, pleine de contradictions, de mystères et d’orages, il a éprouvé le besoin de s’expliquer à lui-même et aux autres ; il a essayé de voir clair dans le chaos du monde qu’il portait en lui. Sans qu’il en coûtât rien à sa « dignité d’homme, » il a voulu se raconter, s’analyser lui-même, et cette fois sans détour et sans subterfuge. Car il l’avait déjà fait sous bien des formes et sous bien des prétextes : il n’était pas une de ses œuvres qu’il n’eût tirée presque tout entière de son « moi » ; il n’était pas un de ses héros auquel il n’eût prêté son âme ardente, pas une de ses créations qu’il n’eût animée de sa flamme, de sa passion, de son génie. « Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. » Et la source n’était pas tarie : René pouvait croire qu’il s’ignorait encore, René était encore un mystère pour lui-même ; tous les désirs qu’il avait caressés, toutes les pensées qui lui avaient traversé l’esprit n’avaient encore pu trouver place dans les œuvres, pourtant si libres d’allures, qu’il avait conçues. — Mais ce poète était aussi un homme d’action. « Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste… Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les principes, les idées, les événemens, les catastrophes, l’épopée de mon temps… » Voilà le grand mot lâché : en se racontant lui-même, Chateaubriand racontera son siècle tout entier ; cette autobiographie sera une œuvre d’histoire ; et par la force des choses, comme par le génie de l’auteur, ce poème lyrique s’achèvera en épopée.

On entrevoit dès lors tout ce qu’a dû être, tout ce qu’a été effectivement une œuvre ainsi conçue. Personnelle avant tout, et dans tous les sens du mot, tel en a été le caractère éminent, foncier, irréductible. On en a parfois été choqué et scandalisé, plus que de raison peut-être. « C’est un ouvrage sans moralité, » écrivait George Sand à Sainte-Beuve, tout heureux d’enregistrer ce propos ; et l’on peut se demander si le mot n’est pas un peu bien fort sous la plume de l’auteur de Lélia. Car d’abord, il paraît assez difficile d’écrire ses Mémoires sans parler un peu, et même beaucoup de soi ; et, depuis Retz jusqu’à George Sand elle-même, on cherche en vain ceux qui ont pu s’en dispenser. Dira-t-on que Chateaubriand a vraiment dépassé la mesure, que personne n’a imposé sa personnalité avec une insolence plus fastueuse, plus continue et, parfois, plus puérile ; que personne ne s’est plus naïvement cru le centre du monde et n’a plus résolument tenté de le persuader aux autres ; et qu’en fin de compte, nul n’a mieux justifié le célèbre mot de Pascal : « Le moi est haïssable » ? Il y a, je le reconnais, des « moi » plus modestes. Mais, outre que l’orgueil de Chateaubriand a des accalmies et comme des repentirs dont l’humilité chrétienne n’est pas entièrement absente, ne faut-il pas avouer que peu d’hommes, après tout, ont eu plus de droits à se croire chargés d’un premier rôle sur la scène de ce monde ? Et si, par hasard, Napoléon avait lui-même écrit ses Mémoires, aurait-on pu lui reprocher de s’être toujours représenté au premier plan ? Or, tout n’est pas rodomontade et vanité d’auteur dans le rapprochement qu’à chaque instant suggèrent et que trop souvent expriment les Mémoires d’Outre-Tombe entre Napoléon et Chateaubriand ; et peut-être le seul tort de René est-il d’en avoir eu trop fortement conscience.

Et puis, et surtout, devons-nous oublier que nous sommes en présence non seulement d’une autobiographie mais d’une œuvre lyrique ? et qui a jamais reproché à une Contemplation de Hugo ou à une Méditation de Lamartine d’être de la poésie « personnelle » ? Andrieux, peut-être : mais qui a écouté Andrieux ? Or, à les bien prendre, les Mémoires d’Outre-Tombe ne sont pas autre chose qu’une ode triomphale en plusieurs volumes ; et il faut, pour les apprécier à leur valeur, les voir des mêmes yeux que l’Ode à Michel de l’Hôpital. Et peut-être même est-ce trop peu dire. Car il y a dans les Mémoires des coins de poésie intime et familière, des paysages, des fragmens d’hymne ou de satire, et bien d’autres pages dont le ton diffère de celui de l’ode. Mais rien de tout cela n’est contradictoire à l’essence même de la poésie lyrique ; et je ne sais si, dans toute la littérature française, il existe une seule œuvre où toutes les variétés du lyrisme soient aussi complètement représentées. Depuis les plus fugitives nuances de l’émotion personnelle jusqu’aux sentimens les plus généraux que le cœur humain puisse éprouver, le génie de Chateaubriand a embrassé et parcouru toute la gamme des thèmes lyriques ; tantôt sa personnalité s’est repliée sur elle-même pour se saisir et s’exprimer dans ses manifestations les plus intimes et les plus inaccessibles ; tantôt, et sans cesser d’ailleurs d’être elle-même, elle s’est élargie, presque dépouillée, jusqu’à paraître absorber l’univers ou s’abîmer en lui ; et dans son épopée lyrique, l’inspiration des Vaines Tendresses s’est mariée sans effort à celle de la Légende des Siècles.

Il suit de là que si l’on veut connaître à fond Chateaubriand, — intus et in cute, comme disait Sainte-Beuve, — ce sont les Mémoires surtout qu’il faut lire : car c’est le seul de tous ses livres où il se soit mis tout entier, c’est le seul où il ait déployé librement tous les aspects de son génie et toutes les contradictions de son cœur. Toute son œuvre aboutit à ce livre ; et, sans ce livre, son œuvre demeurerait incomplète et en partie inexpliquée. Il le sentait bien : de là sa tendresse toute paternelle pour ce « pauvre orphelin destiné à rester après lui sur la terre ; » de là le soin qu’il mit à l’écrire, les retouches incessantes qu’il lui fit subir, la curiosité inquiète avec laquelle il essayait d’en prévoir et d’en préparer la fortune. Dans les derniers mois de sa vie, comme pour donner une fête suprême à son imagination, en présence de cinq ou six amis, il s’était fait faire une lecture intégrale des Mémoires[13]. Et l’on peut sans doute sourire de ces préoccupations d’artiste accompagnant le poète jusqu’au seuil même de la mort. Mais elles ont bien aussi leur signification et leur éloquence. Car ce livre, c’était bien plus qu’un livre pour lui : c’était toute une partie de lui-même, la plus chère, la plus intime ; et que dis-je ? une partie : c’était lui-même, c’était son « moi » qu’il avait projeté dans ces pages ; les mystères de son cœur, de son « inexplicable cœur, » il les y avait sinon dévoilés, du moins indiqués au regard clairvoyant ; les dons incomparables de son génie, il les y avait répandus sans compter. Et, au rythme souverain de ses phrases, ce n’était pas seulement sa vie, telle qu’il l’avait faite et telle qu’il l’avait rêvée, qu’il voyait se dérouler sous ses yeux : c’était son âme même qui, avant de « se réunir au faisceau des lyres brisées, » lui donnait son dernier concert.

Ce n’est donc pas en vain que, durant plus de trente années, patiemment, amoureusement, Chateaubriand avait retouché et fixé l’image qu’il voulait laisser de lui à ses contemporains et à la postérité. L’image est flattée sans doute : moins pourtant qu’on ne l’a dit ; et il serait facile, avec un peu d’art, d’extraire des Mémoires un véritable réquisitoire contre leur auteur. La vérité est qu’ils en sont un portrait assez fidèle, et que les juger c’est juger en même temps Chateaubriand et son œuvre. « En dedans et à côté de mon siècle, a-t-il écrit dans la Préface testamentaire, j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire. » Sans le vouloir et sans le chercher ? O poète, nous ne vous en croirons pas sur parole ; mais nous demanderons à vos Mémoires de nous éclairer sur ces trois aspects de votre œuvre.


III

La politique de Chateaubriand a mauvaise réputation ; et peut-être serait-il téméraire d’en essayer une réhabilitation, comme on l’a récemment tenté pour celle de Lamartine. J’avoue ne m’en sentir ni le courage, ni la compétence. Au reste, pour porter un jugement définitif sur cette partie de l’œuvre de René, il serait prudent de ne pas s’en tenir au seul texte des Mémoires d’Outre-Tombe et d’attendre les notes et documens que M. Biré s’est comme engagé à nous fournir. Que s’il faut entièrement souscrire aux sévérités de Sainte-Beuve, je suis de ceux qui s’en consoleront aisément.

Car la vraie gloire de Chateaubriand est ailleurs ; et quand il serait prouvé qu’il n’a eu aucune des qualités de l’homme politique, il n’en resterait pas moins l’un des plus grands poètes de notre siècle, et le premier représentant complet du romantisme français. Il n’est aucun des traits qui caractérisent dans l’histoire littéraire les Lamartine et les Hugo, les George Sand et les Balzac, les Thierry et les Michelet qui, déjà, ne se retrouve en lui ; et, sur ce point encore, les Mémoires d’Outre-Tombe sont singulièrement instructifs. — On a proposé bien des définitions diverses du romantisme : je ne sais si toutes ne se ramèneraient pas à celle-ci, qu’il a été, dans l’ordre littéraire, un réveil des facultés poétiques. Or, c’est en cela surtout que Chateaubriand a été, pour deux générations au moins d’écrivains, un initiateur et un maître. Sans doute, il y avait eu avant lui et Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; et je ne cherche pas à méconnaître tout ce que les romantiques, à commencer par Chateaubriand lui-même, ont dû à ces deux devanciers. Mais comme la prose de Rousseau est encore classique et « oratoire » à côté de celle de Chateaubriand ! Et quant à Bernardin, n’a-t-il pas déclaré un jour qu’il trouvait « trop forte » l’imagination de l’auteur d’Atala ? Même si leur influence à tous deux n’avait pas été quelque temps paralysée dans ses effets par la réaction classique des dernières années du XVIIIe siècle, on peut douter qu’à elle toute seule, elle eût été assez efficace pour renouveler dans son fond comme dans sa forme notre littérature nationale : les Rêveries sur la nature primitive de l’homme et le livre De la Littérature, voilà en effet ce que publient de purs disciples de Rousseau avant d’avoir lu le Génie du Christianisme ; mais après l’avoir lu, ils écrivent Oberman[14] et le livre De l’Allemagne ; et le romantisme peut dès lors invoquer sans réserve les noms de Senancour et de Mme de Staël.

C’est qu’un poète, — et de la grande espèce, — a passé par-là. Qu’importe qu’il n’ait pas écrit en vers ! Il fallait peut-être, pour que Lamartine fût possible, que de Voltaire à lui, trois poètes en prose ramenassent progressivement dans notre langue la poésie qui en avait été progressivement exilée : et de ces trois poètes, Rousseau, Bernardin, Chateaubriand, nul doute que le dernier ne soit, — ne disons pas, si l’on veut, le plus grand, — mais du moins le plus complet. Et d’abord voyez quelle langue toute nouvelle il parle, ce nouveau venu qui, en 1800, débutait obscurément au Mercure de France par des « extraits » sur la littérature anglaise. « Oh ! comme ils devaient être tristes, les tintemens de la cloche religieuse qui, dans le calme des nuits, appelaient les vestales aux veilles et aux prières, et se mêlaient, sous les voûtes du temple, aux derniers sons des cantiques et aux faibles bruissemens des flots lointains ! » C’est de ce style que celui qui s’intitulait déjà, mais qui n’était pas encore l’Auteur du Génie du Christianisme, réfutait les théories de Mme de Staël sur la perfectibilité. Plus tard, quand Lamartine daignera écrire en prose, il ne parlera pas autrement. Et comme l’on comprend Mme de Beaumont disant : « Le style de M. de Chateaubriand joue du clavecin sur toutes mes fibres ! » « Il a le secret des mots puissans, » disait aussi Ducis. Et c’est vrai. Aucun style, non pas même celui de Michelet, n’a été plus près de la poésie que le sien. Sa phrase n’est pas une période : c’est une strophe ; elle a pour objet non pas d’exprimer une idée, mais de suggérer une émotion. De là ces coupes savantes et naturelles qui figurent aux yeux et aux oreilles les divers momens et comme les ondulations du sentiment intérieur, ces épithètes si expressives et si ingénieusement placées qui rendent la nuance précise dont se colore actuellement la sensibilité frémissante du poète, ces alliances de mots si hardies et si spontanées dont on n’avait pas eu l’équivalent dans notre langue depuis Racine, ces images tantôt éclatantes comme des traits de flamme, tantôt caressantes, douces, quasi voluptueuses, parlantes surtout, et qui achèvent la pensée en la couronnant d’une vision, et par-dessus tout ce rythme incomparable, tour à tour impérieux comme un éclat de trompette, ou enlaçant et berceur comme une tendre mélodie, et dont les modulations, soumises aux lois d’une logique secrète, reproduisent dans leur succession les mouvemens mêmes de l’âme impatiente et mobile qu’elles trahissent et qu’elles enchantent… « Bossuet, ce demi-dieu de la prose française, » a dit quelque part M. Bourget ; et, certes, je n’y veux point contredire : mais « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, » et tout à côté de Bossuet, je voudrais faire une place à Chateaubriand.

Ouvrons maintenant les Mémoires d’Outre-Tombe. Là du moins, semble-t-il, et malgré la solennité du titre, le poète a dû s’humaniser et parler la langue de tout le monde. Car on serait sans excuse si, parlant de soi durant douze gros volumes, on n’en parlait pas simplement. Or, il est incontestable que Chateaubriand a fait effort pour être simple, presque familier, et qu’il y a parfois assez bien réussi : si nous n’avions pas les Mémoires, nous pourrions ignorer qu’il pouvait être spirituel et conter l’anecdote avec une malice bien savoureuse. Mais ce n’est pas là son allure habituelle. « De ses Mémoires, écrivait Sainte-Beuve à l’époque où il savait être juste pour Chateaubriand, il a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré reste poète jusqu’à la fin. » Et le poète, en effet, y parle sa langue coutumière. Toutes les innovations dont Chateaubriand a enrichi notre prose pour en faire la digne sœur aînée de la poésie lamartinienne, on les retrouve dans les Mémoires : peut-être même en trouverait-on quelques-unes qu’il n’a pas essayées ailleurs : mots créés ou heureusement rajeunis, associations nouvelles de rythmes ou d’images, mouvemens impétueusement lyriques imprimés à la phrase, tout ce qui distingue la langue de la première moitié du XIXe siècle de celle du XVIIIe, tout ce qui en fait, au lieu d’une algèbre, une véritable œuvre d’art, ressources insoupçonnées dont Chateaubriand est venu révéler l’existence aux écrivains de 1830, tout cela a passé dans les Mémoires ; et si l’on voulait, pour l’étudier sur le vif, avoir comme un répertoire des procédés et des recettes mêmes de la « rhétorique » romantique, on n’en saurait trouver de plus remarquable et de plus complet. On y verrait aussi que tout n’a pas été également heureux dans ces efforts tentés pour renouveler la langue, qu’à vouloir tirer d’elle des « effets » nouveaux, qu’à lui faire exprimer des pensées trop personnelles ou des sentimens inédits, on l’a trop souvent obscurcie, troublée dans son cours, et violentée dans son génie : les Mémoires d’Outre-Tombe sont peut-être, avec le roman de Volupté de Sainte-Beuve, le livre où l’on peut le mieux saisir les origines du style décadent[15].

Une œuvre écrite de ce style ne pouvait manquer de différer singulièrement de ton des œuvres de l’époque classique. Pour sentir cette différence, il suffit de lire, après les Mémoires d’Outre-Tombe, quelques pages du cardinal de Retz : c’est que celui-ci a écrit de véritables Mémoires, tandis que Chateaubriand a écrit un poème ; et, pour être juste envers lui, c’est ce qu’il ne faut jamais oublier. De ce point de vue, en effet, quelques-unes des critiques qu’on lui a adressées doivent disparaître. Car voudrait-on qu’Atala ou les Martyrs, que Jocelyn ou Graziella nous rendissent le même son qu’un billet de Voltaire ou une chanson de Béranger ? Est-on bien sûr aussi que « tant de grandes poses et de draperies » qu’on incrimine dans les Mémoires d’Outre-Tombe ne soient pas une des conditions mêmes du genre ? Mais, en revanche, que de pages d’une admirable, d’une grandiose poésie, et qui, bien loin de rompre l’harmonie générale de l’œuvre, la complètent et l’achèvent au contraire, en révèlent le sens intime et l’inspiration première ! Si Chateaubriand avait jugé bon de placer dans ses Mémoires le fragment qu’on a lu plus haut, ce n’eût pas été un hors-d’œuvre : comme tant d’autres « Méditations » ou « Rêveries » dont il a parsemé son livre, celle-ci eût contribué à donner à l’ouvrage cet accent, cette couleur poétique qui, aussi bien, s’insinuent partout et prêtent je ne sais quel charme indéfinissable aux détails les plus familiers auxquels s’arrête l’imagination amusée du conteur. Chateaubriand est tellement poète que ce que nous sommes convenus d’appeler la réalité n’existe pas pour lui : il ne s’y arrête, il ne s’y complaît que si elle lui paraît transfigurée en poésie ; le rêve est pour lui le prolongement naturel, nécessaire du réel. Ce trait essentiel de son organisation, visible assurément et reconnaissable dans tous ses ouvrages, apparaît surtout dans les Mémoires. Au moindre choc, son imagination est mise en branle et lui construit des palais enchantés. Un jour, à Altorf, dans une chambre d’auberge, un orage éclate ; et le voilà rêvant : « Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma Sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ?… » Une autre fois, il voyage sur la route de Carlsbad à Ellbogen ; il songe à Vauvenargues ; et : « Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles. N’ayez pas peur, Cynthie, ce n’est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile… » Qui n’a pas lu ce dernier morceau ne sait pas jusqu’à quelle hauteur Chateaubriand poète peut s’élever ; et quand on l’a lu, on se répète involontairement le mot de Sainte-Beuve : « En prose, il n’y a rien au-delà. » Et tel était aussi sans doute l’avis de tous les romantiques qui, à l’exemple du maître, ont écrit en poètes leurs Confessions, leurs Confidences ou leurs Mémoires, moins peut-être par orgueil ou par égotisme que pour tirer de leur vie un dernier poème.

« En moi, a dit orgueilleusement, mais assez justement Chateaubriand, commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française » ; et, de fait, il n’est pas jusqu’à l’art et aux procédés de la composition littéraire qu’il n’ait, au moins en partie, renouvelés : à la composition logique des classiques, encore respectée dans une certaine mesure par Rousseau et par Bernardin, il est venu substituer la composition essentiellement poétique des modernes. Un Bossuet, un Racine, par exemple, essaient de reproduire dans la disposition de leur œuvre la structure même de l’objet qu’ils étudient ; leur « soumission » à cet objet est entière, absolue, et c’est l’idée qu’ils s’en font qui détermine l’ordonnance intérieure de l’œuvre, les rapports et la succession des parties, toute l’architecture en un mot. Avec Rousseau déjà, mais surtout avec Chateaubriand et tous les romantiques, il n’en va plus de même. Quel que soit le sujet qu’ils traitent, c’est l’impression qu’il produit sur eux qui les guide ; c’est cette impression — uniquement — qu’ils veulent rendre ; ils la suivent partout où elle les mène : c’est un chant intérieur qui se déroule devant nous, et dont l’unité secrète, — car il y en a une, — a sa source non pas dans une idée, mais dans un sentiment, presque dans une sensation, non pas dans l’ « objet » pensé, mais dans le « sujet » sentant, dans la « monade » spirituelle qui l’a improvisé, un chant dont l’ampleur et les variations ont pour unique mesure la puissance du souffle qui les soutient. Les pseudo-classiques de 1802 avaient beau jeu à critiquer le Génie du Christianisme, à montrer que la disposition en était défectueuse, contraire à toutes les règles de l’art, bref qu’on ne saurait trouver de livre plus mal « composé ; » et il est assez amusant de voir, dans sa Défense, Chateaubriand répondre à ce reproche, et démontrer à son tour, en s’abritant derrière l’autorité de La Harpe et de Montesquieu, que toutes les règles de la « rhétorique » classique avaient été suivies dans son ouvrage. Il ne se trompait guère qu’en un point : c’est qu’assurément si Pascal avait pu achever son Apologie, il l’aurait conçue sur un plan tout différent du Génie. Vingt ans plus tard, Lamartine aurait pu démontrer avec tout autant de raison que le Désespoir ne le cédait en rien, pour la rigueur de la composition logique, au sermon de Bourdaloue Sur la Pensée de la mort. La vérité est qu’on ne se connaît jamais bien soi-même ; mais, si la critique gardait encore des doutes sur la réalité et la légitimité des innovations de Chateaubriand, la publication des Mémoires d’Outre-Tombe devait les dissiper pour jamais. Rien de moins bien « composé, » au sens classique du mot, que les Mémoires ; rien de mieux ordonné au sens poétique. Le poète évoque devant lui telle portion de sa vie qui lui plaît ; il s’appesantit sur telle période de son existence, sur telle série d’événemens, non en raison de leur importance objective et réelle, mais uniquement parce que sa fantaisie le veut ainsi ; point de liaisons, point de « transitions » à proprement parler ; mais de brusques interruptions, des retours soudains, des recommencemens perpétuels, sorte de remous d’une âme en proie, dans le même instant, à mille mouvemens divers, ou encore, comme dans le fragment qu’on a lu tout à l’heure, vagues inégales et sonores qui viennent harmonieusement expirer sur un coin du même rivage. « Les divers sentimens de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail. » Cette fois, le grand artiste s’est bien défini lui-même, et il nous a sinon livré, du moins indiqué son secret.

Certes, c’est une grande et puissante poésie que celle qui, en s’insinuant partout, est capable de renouveler ainsi, jusque dans sa forme la plus extérieure, l’œuvre littéraire. Mais, comme toutes les poésies neuves et fécondes, elle a sa source dans les profondeurs mêmes de l’âme dont elle est l’expression. Le romantisme, on n’en saurait plus douter aujourd’hui, avant d’être un fait d’ordre littéraire, a été un fait d’ordre psychologique et moral : il a été, chez nous, la manifestation d’une sorte de refonte de l’âme française, et à cette refonte nul, après Rousseau, n’a plus contribué que Chateaubriand. Individualisme impérieux, exaspération de la sensibilité, exaltation de l’imagination, vague et d’autant plus pressant besoin d’échapper à la réalité et de s’enfuir dans le rêve, — ou dans le passé, — désespoir angoissé de n’y pouvoir réussir, si ce sont bien là les principaux traits, maintes fois décrits et analysés qui constituent l’ « état d’âme » romantique, voyez comme ils s’étalent dans l’œuvre tout entière de Chateaubriand, mais surtout dans les Mémoires d’Outre-Tombe. « Je n’ai laissé passer ma vie complète, a-t-il écrit, que dans ces Mémoires. » Il disait vrai, et pour qui sait lire, il n’y a pas d’autobiographie psychologique plus sincère que la sienne. Supposez, en effet, que nous n’ayons pas les Mémoires. A lire toutes les autres œuvres de celui que Gautier a si joliment appelé « le Sachem du romantisme, » on est tout d’abord ébloui, séduit, subjugué par ce style enchanteur, par ces flots de poésie luxuriante : on ne raisonne pas, on ne discute pas, on est sous le charme. Plus tard, il est vrai, le charme s’évanouit un peu ; la critique reprend ses droits, et pour peu qu’elle évoque d’autres termes de comparaison et que la préoccupation morale s’y mêle, on se demande avec une certaine inquiétude si cette poésie, tant et si justement admirée, est de tous points parfaitement saine, si l’inspiration en est toujours très pure, et, pour tout dire, si un je ne sais quoi de morbide ne se mêlerait pas à tant de beaux rythmes et d’harmonieuses images… Mais on hésite à conclure ; et l’on a beau se dire que ni Sophocle, ni Racine, même dans leurs plus grandes hardiesses, ne nous sollicitent à de pareilles questions ; on chasse ces scrupules jansénistes, et, un peu de dilettantisme aidant, on se livre sans réserve à la pure admiration littéraire.

Les Mémoires viennent trancher définitivement le question ; et ceux qui les ont longtemps pratiqués ne s’y sont pas trompés[16]. Le fragment d’inspiration équivoque cité plus haut a un pendant au troisième livre de la première partie des Mémoires : c’est le chapitre intitulé : Révélations sur le mystère de ma vie. « Je m’étonne, a dit très justement M. de Vogüé, qu’un furet de physiologie comme Sainte-Beuve n’ait pas aperçu tout ce qu’il y avait là pour lui. » Qu’on rapproche maintenant de ces pages tant d’aveux échappés, principalement dans les Mémoires, au grand écrivain, et ingénieusement rassemblés par son dernier biographe, M. Pailhès ; qu’on médite surtout ce mot de lui : « J’ai le spleen, véritable maladie, tristesse physique. » Au sortir de cet examen, les soupçons qu’on éprouvait déjà se sont, je crois, changés en presque certitude. Fils d’un père hypocondriaque, frère d’une sœur qui est morte folle, Chateaubriand a sans doute résisté, grâce à une constitution exceptionnellement robuste, aux conséquences extrêmes du mal peut-être héréditaire ; mais si ce mal, assurément, n’a pas fait son génie, — pas plus que la folie de Rousseau n’a fait le génie de Rousseau, — qui oserait affirmer pourtant que la maladie n’a pas en quelque manière pénétré dans son génie pour lui donner sa coloration distincte et sa saveur particulière ? Ne s’explique-t-on pas mieux maintenant certaines singularités du tempérament littéraire et de l’œuvre de René ? Et, par exemple, dans ce fâcheux besoin d’exaltation sentimentale qui s’est si souvent traduit, et presque toujours sous une forme déplaisante, dans sa vie comme dans ses livres, ne devons-nous pas voir autre chose encore que les pires habitudes, trop longtemps conservées, d’un contemporain de Laclos ou de Restif de la Bretonne ? Oui, sans doute, il y avait dans Chateaubriand, — comme dans Mme de Staël, — un « homme du XVIIIe siècle, » mais il y avait aussi autre chose ; et qui sait si ce n’est pas par cette « autre chose » qu’il faudrait expliquer en partie ces brusques sautes d’humeur, ce besoin presque sauvage d’indépendance et de solitude, ces accès de noire et farouche tristesse, et ces sombres dégoûts, et cet éternel ennui, et cet égoïsme maladif qui lui ont fait tant d’ennemis, et qui ont éloigné de lui tant de sympathies toutes prêtes ?

On voit la conséquence. Etudiant ici même la folie de Jean-Jacques Rousseau, M. Brunetière se demandait si l’auteur de la Nouvelle Héloïse n’avait pas inoculé quelque chose de son mal à la littérature qui est sortie de lui. N’est-ce pas une curieuse coïncidence que l’on puisse se poser presque la même question pour les deux écrivains qui passent avec raison pour les deux pères du romantisme français ? Ici encore l’influence de Chateaubriand serait venue renforcer et raviver celle de Jean-Jacques. Oui, il y a quelque chose de morbide dans la merveilleuse poésie dont René est venu donner le modèle et l’exemple, et il est en partie responsable de ce qu’on a appelé le « bas romantisme : » il y a déjà, — on l’a sans doute noté au passage, — du Barbey d’Aurevilly et du Baudelaire, pour ne rien dire de nos contemporains, dans cette confession amoureuse qu’il n’a pas osé publier ; et les plus mauvaises pages de Hugo et de Musset, de Sainte-Beuve et de Renan ont peut-être leurs origines dans Atala et dans les Natchez, dans les Martyrs[17] et dans les Mémoires d’Outre-Tombe… O René, combien vous aviez raison, après nous avoir parlé de votre Sylphide, de mettre en garde contre vous-même « ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies ! »

Ne lui soyons pourtant point trop sévères. Sans doute il a eu à lutter plus qu’un autre pour triompher, — même insuffisamment, — des fatalités physiques. Et puis, n’a-t-il pas chèrement expié ses défaillances, si ce sont elles qui, plus que tout le reste, ont failli compromettre la partie de son œuvre à laquelle il tenait apparemment le plus, son « influence religieuse ? » Car ce ne sont pas seulement les Encyclopédistes, ses premiers adversaires, qui ont mis en doute la sincérité de ses convictions chrétiennes : je sais un excellent juge qui, depuis, s’est montré plus juste, et qui, jadis, sur ce point délicat, en a trop cru sur parole cette mauvaise langue de Sismondi. Et l’on se rappelle Renan félicitant ses anciens maîtres de leur défiance à l’égard de Chateaubriand : « Un Tertullien, ajoutait-il, égayant son Apologétique par Atala et René leur inspirait peu de confiance. » L’ironie n’est-elle pas admirable sous la plume d’un homme qui a cru devoir « égayer » par l’Abbesse de Jouarre ces œuvres qu’il croyait graves, les Origines du Christianisme et l’Histoire du peuple d’Israël ? Aujourd’hui encore, où Chateaubriand a retrouvé tant d’admirateurs, combien de gens ne sauraient prendre au sérieux son christianisme et ses multiples professions de foi religieuse ! Le mot célèbre, si touchant dans sa simplicité : « J’ai pleuré et j’ai cru, » a même rencontré des sceptiques et provoqué des sourires. C’est pourtant fort mal poser la question, et c’est bien peu connaître Chateaubriand que de suspecter sa sincérité en cette affaire. Il était trop fier, ou, si l’on préfère, trop orgueilleux, pour se mentir à lui-même et aux autres. Soyons assurés que, si sa foi religieuse n’avait pas été plus solide que sa foi monarchique, il nous l’eût avoué avec la même désinvolture. Quand il nous dit : « Je ne crois à rien, sauf en religion, » libre à nous d’en être surpris, déconcertés, scandalisés même ; mais c’est pourtant la pure vérité. Assurément, la foi de Chateaubriand n’a pas eu la sérénité de celle d’un Bossuet, ou même d’un Pascal[18] ; elle a eu ses retours, ses vicissitudes et ses orages ; mais la franchise même des aveux qu’il nous fait à cet égard, particulièrement dans les Mémoires, nous est un très sûr garant de la parfaite sincérité de ses croyances. « Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la bise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d’être racheté plus qu’un autre homme. » Sous la grâce poétique du langage, il y a là une chaleur et une vérité d’accent qui ne trompent guère.

Une chose reste vraie néanmoins, et explique en partie les critiques dont il a été l’objet : Chateaubriand apologiste a manqué dans une certaine mesure d’autorité morale, et sa vie a fait tort à son œuvre. Si son christianisme a trop souvent paru superficiel et insincère, si le mot, d’ailleurs injuste, de Sainte-Beuve : « Un épicurien qui a l’imagination catholique, » a passé pour l’expression même de la vérité, avouons qu’il en a été un peu responsable. Sans être janséniste, on peut trouver que les vraies « conversions » sont celles qui se traduisent par une « réformation de l’homme intérieur, » et donc par une réforme des mœurs. Le Video meliora trop souvent invoqué nous semble une excuse insuffisante, et nous sommes gênés d’être un peu redevables du Génie du Christianisme à l’aimable collaboration de Mme de Beaumont : nous sommes décidément ici trop loin du Pascal des Pensées ; or, quand on se mêle d’apologétique, il faut toujours songer à Pascal. — J’insisterais moins, si l’exemple de ces défaillances personnelles avait été perdu, et si elles n’avaient pas laissé dans l’œuvre même de Chateaubriand des traces plutôt déplaisantes. Mais chacun sait que la religiosité romantique et les étranges « accommodemens » qu’elle autorisait dérivent de René en ligne directe, et l’on a très finement montré ici même qu’il était l’ancêtre authentique de nos « décadens du christianisme. » Quand, d’ailleurs, nous ne connaîtrions pas sa vie, — par les autres et par lui-même, — toute son œuvre serait là pour nous prouver que chez lui la préoccupation religieuse a presque toujours été mêlée à des préoccupations plus profanes : toujours, quand il partait pour la terre sainte, « il allait chercher des images et de la gloire pour se faire aimer ; » toujours, quand l’idée de Dieu se présentait à son esprit, elle évoquait presque invinciblement l’image trop adorée de sa Sylphide ; il a dans ses livres trop constamment associé ces deux inspirations ; elles lui ont dicté des pages regrettables ; et l’on peut se demander si la religion qu’il croyait sincèrement servir a beaucoup gagné à ce qu’Atala et René fussent, vingt ans durant, placés dans le Génie du Christianisme.

Ne nous hâtons cependant pas trop de trancher la question par une négation brutale : nous risquerions fort d’être injuste. D’abord, Atala et René ont fait lire à plusieurs le Génie du Christianisme, et ceux mêmes qui n’ont feuilleté que ces deux « épisodes » ont fait après tout une lecture au moins aussi « édifiante » qu’aurait pu l’être celle de Candide ou de l’Héloïse. De plus, et quelques réserves qu’on puisse faire sur certains détails, ces deux poèmes ne laissent pas d’éclairer singulièrement l’œuvre où ils ont été insérés, d’en préciser le sens intime, et de servir à en mesurer la portée. Si l’on essaye, en effet, de saisir et de ramener à la netteté d’une formule abstraite la pensée maîtresse du Génie du Christianisme, il semble que l’objet du livre ait été de montrer que le sentiment religieux est dans l’homme quelque chose d’aussi profond, d’aussi naturel et d’aussi irréductible à l’analyse que le sentiment de l’amour et le sentiment de l’art ; qu’en tentant de ruiner l’un dans les âmes, ce sont les deux autres que l’on compromet et que l’on altère ; et que, bien loin d’ « affranchir » la nature humaine, on la découronne et on la dégrade. L’idée, je le sais, n’était pas absolument nouvelle, puisqu’on la retrouve esquissée déjà dans Pascal ; mais il n’en était pas, — et ils l’ont bien montré, — qui fût plus étrangère à Voltaire et aux Encyclopédistes ; et Chateaubriand, en la reprenant, ou plutôt en la suggérant à toutes les pages de son livre, a plus fait pour la ruine des paradoxes voltairiens que toutes les pieuses apologies de l’âge précédent. Il n’est pas un des grands esprits de notre siècle qui n’ait donné raison là-dessus au poète contre les « philosophes : » c’est jusque dans Taine et dans Renan qu’on a pu signaler l’action lointaine de cette féconde doctrine ; plus près de nous, il serait facile de lui découvrir des adeptes ; et la fière façon dont Chateaubriand a parlé de son œuvre dans les Mémoires d’Outre-Tombe restera le jugement même de la postérité : « On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux… Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits fit sortir le XVIIIe siècle de l’ornière et le jeta pour jamais hors de ses voies. »

Il disait encore : « En supposant que l’opinion religieuse existât telle qu’elle est à l’heure où j’écris maintenant, le Génie du Christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment. » Et à plusieurs reprises, dans ses Mémoires, il a montré ce que pourrait être, selon lui, cette Apologie nouvelle. Quand on relit aujourd’hui ces pages, surtout celles qu’il a, dans sa Conclusion, intitulées : l’Idée chrétienne est l’avenir du monde, on est frappé de tout ce que sa pensée a gagné en sérénité, en élévation, en puissance quasi prophétique. Elles ont l’air écrites d’hier, ces pages, et les espérances qu’elles expriment sont encore celles de quelques-uns des meilleurs de nos contemporains. Elles sont le testament philosophique et religieux de René ; mais le génie de notre âge était si parfaitement en lui qu’on croirait lire le testament philosophique et religieux du siècle qui s’achève. Elles nous révèlent du moins l’unité secrète de cette vie et de cette œuvre. A travers bien des puérilités, des déclamations et des faiblesses, misères communes de la triste humanité, Chateaubriand a été un chrétien généreux, confiant et sincère ; et il a mérité qu’en face de sa tombe, on prononçât ces belles et nobles paroles, — digne hommage d’un poète à un poète : « Nulle sépulture n’a plus de droits à l’ombrage de l’arbre auguste. Aucun nom, aucun mot sur cette pierre : comme ses aïeux couchés sur les dalles des églises, avec leur épée de bataille dans les mains, Chateaubriand n’a voulu d’autre signe de son passage en ce monde que cette croix, arme avec laquelle il a combattu, arme avec laquelle il a vaincu, témoignage impérissable de l’espoir où ce cœur incontenté s’est enfin apaisé pour toujours. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Mémoires d’Outre-Tombe, nouvelle édition avec une Introduction, des Notes et des Appendices, par Edmond Biré, t. I, II et III, Garnier frères ; in-18.
  2. Toutes les éditions, et celle même de M. Biré, donnent la date de 1811. Mais la date de 1809 est fournie par le « manuscrit de 1820, » dont il sera parlé un peu plus loin, et qui, jusqu’à plus ample informé, m’inspire plus de confiance que celui qui a été livré à Emile de Girardin, et qui a peut-être été mal lu par les typographes de la Presse.
  3. Mais Pascal ne se corrige que pour s’améliorer : Chateaubriand, lui, n’étant plus ici conseillé par Joubert et par Fontanes, a eu rarement des corrections heureuses. Au contraire, si quelqu’un publiait jamais une édition critique du Génie du Christianisme, on serait frappé d’y voir combien, sous la salutaire influence de ses amis, d’année en année, et d’édition en édition, le goût de l’écrivain s’épure, sa pensée se précise et s’affine, son œuvre, en un mot, se perfectionne et se classicise. Et, comme l’on y verrait bien d’autres choses encore, il faut souhaiter que ce dernier travail, le plus urgent, trouve sans trop tarder, avec un libraire, un metteur en œuvre intelligent : rien n’est indifférent dans l’histoire, même littéraire, d’une œuvre qui marque une date aussi importante dans l’évolution des idées et des mœurs. Je connais, en ce qui concerne le texte seul, non les Préfaces et les « épisodes, » quatre éditions différentes du Génie : la première, celle de 1802 ; — la seconde, celle de 1803 ; — l’Abrégé à l’usage de la jeunesse, en 1804 ; — la cinquième enfin, celle de 1809. On notera d’ailleurs que l’édition princeps de 1802 n’est en réalité que la troisième, et qu’elle a été précédée de deux éditions « manquées, » imprimées l’une à Londres et l’autre à Paris, mais qui, hélas ! sont devenues aussi introuvables que le manuscrit du Génie du Christianisme lui-même.
  4. Ici commence dans le manuscrit (n° 12 454) le fragment écrit de la main de Chateaubriand (p. 23). Au début de la page, on lit au crayon : « Le premier feuillet manque. » Ce feuillet a heureusement été reproduit dans la copie (n° 12 455), et c’est d’après cette copie que j’ai pu donner la page qu’on vient de lire.
  5. C’est ce que j’ai cru lire dans le manuscrit. La copie porte : « J’en croyais l’enfer, » leçon qui m’a paru n’offrir aucun sens. Au reste, rien n’est plus difficile à déchiffrer que l’écriture de Chateaubriand dans ce fragment : le manuscrit même des Pensées de Pascal me parait plus lisible ; et, sans l’excellente copie que j’ai eue sous les yeux, je doute que des paléographes, même moins novices que moi, puissent aisément s’y reconnaître.
  6. Cette phrase est barrée dans le manuscrit original.
  7. Cette phrase ne se trouve pas sur la copie ; Edouard Bricon prétend n’avoir pas pu la lire sur l’autographe. Je ne donne nia lecture que sous toutes réserves ; mais il me semble pourtant qu’il y a des passages plus illisibles.
  8. L’auteur de la copie et moi avons cru lire cette phrase dans le manuscrit, mais nous ne sommes sûrs, ni l’un ni l’autre, de notre lecture.
  9. Ici un mot illisible.
  10. Ici quatre ou cinq mots illisibles.
  11. Edouard Bricon renvoie avec raison, je crois, au tome IX, pages 136, 137 des Mémoires, ceux qui voudraient avoir quelques détails sur cette ce vierge des dernières amours. » Après m’être demandé si le fragment ne pourrait pas aussi se rattacher au chapitre De quelques femmes (tome XI), je me rallie entièrement à l’opinion de Bricon, et je soumets cette conjecture à M. Edmond Biré.
  12. Manuscrit de 1826.
  13. Louis de Loménie, qui était présent à ces « adieux de Fontainebleau, » en a parlé ici même. Voir la Revue des 15 juillet et 1er septembre 1848.
  14. Senancour s’est trop constamment et trop maladroitement défendu d’avoir jamais lu une ligne de Chateaubriand avant d’écrire Oberman, pour qu’on puisse l’en croire aisément. Puisque ses affirmations, à cet égard, n’ont même pu convaincre son dernier biographe, M. Levallois, force nous est bien de constater que René est de 1802, Oberman de 1804, — et d’en tirer quelques conséquences.
  15. Il faut donner quelques exemples. On trouve dans les Mémoires des phrases comme celles-ci : «… une onde ornée de ses plantes rivulaires ; » — «… eut-il un pressentiment de mes futuritions ? » — «… le visage hâve et dévalé ; » — « La société des jacobins ne pouvait renifler sur la mort… »
  16. Voyez notamment dans la Revue du 15 mars 1892 l’article de M. de Vogüé sur Chateaubriand, et le livre récent de M. Pailhès sur Chateaubriand, sa femme et ses amis. Il serait peut-être bon qu’un physiologiste de profession vint reprendre la question, comme l’a fait, par exemple, le docteur Mobius pour Jean-Jacques Rousseau.
  17. Voir surtout la première édition des Martyrs.
  18. La foi de Chateaubriand ressemble même si peu à celle de Pascal, que René n’a jamais pu s’empêcher de voir l’auteur des Pensées à travers lui-même, et que nul n’a plus contribué à répandre la légende du Pascal romantique, assiégé et tourmenté par le doute, dont Cousin et Sainte-Beuve ont popularisé l’image. Nous en avons la preuve dans une conversation de Chateaubriand que nous a rapportée Sainte-Beuve (Portraits contemporains, t. V, p. 214). Voici « ces paroles énergiques, impatientes, puissamment familières, » et qui, bien plutôt qu’un jugement sur Pascal, sont une véritable confession religieuse de René : « Eh ! pourquoi, s’écriait celui-ci, ne pas prendre Pascal comme il nous est donné, avec son scepticisme ? Il s’est fait chrétien en enrageant, il est mort à la peine. Je l’aime ainsi : je l’aime tombant à genoux, se cachant les yeux à deux mains et criant : Je crois, presque au même moment où il lâche d’autres paroles qui feraient craindre le contraire. Lutte du cœur et de l’intelligence ! Son cœur parlait plus haut et faisait taire l’autre. La fin du XVIe siècle lui avait légué ce scepticisme qui circulait alors partout, lui avait mis ce ver au cœur ; il en a triomphé tout en en mourant. C’est là sa physionomie, c’est ainsi qu’il a sa vraie grandeur. Quelle manie de la lui ôter !… » Et Sainte-Beuve a beau un peu protester, avec raison, contre ce Pascal « d’après Werther et René : » il s’est lui-même, dans son Port-Royal, trop bien souvenu de « ces paroles si vives, si poignantes. »