Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 51-59).

CHAPITRE PREMIER
M. DE MANTET EST FORCÉ DE MODIFIER
SON PREMIER PLAN

Nous retrouvons les Canadiens, le 8 février au soir, dans un bois à deux milles de Schenectady. Aucun des habitants du voisinage ne soupçonnait leur présence en ces lieux, tant les précautions des aventuriers avaient été bien prises.

Il y avait bien eu dans l’État de New-York, quelques rumeurs touchant l’expédition projetée ; mais on s’était moqué de cette entreprise, que l’on regardait comme encore à l’état de projet.

— Si ces enragés de Français, disait-on, se mettent dans la tête de venir nous attaquer, le froid, les difficultés et la longueur de la marche à travers les bois, auront raison d’eux avant qu’ils aient parcouru la moitié du chemin qui sépare nos établissements des leurs.

Nul ne se doutait donc en ce moment, à Schenectady, que les « enragés de Français » étaient campés à deux milles de la petite ville.

Les ombres nocturnes commençaient à s’épaissir et à s’étendre au-dessus de leurs têtes, quand les Canadiens s’arrêtèrent.

Comme M. de Mantet voulait attaquer Albany la nuit suivante, avant que la nouvelle de son arrivée se fût répandue, il avait résolu de ne donner que quelques heures de repos à ses gens. Par là, il aurait pu passer de nuit à Schenectady, pour n’être point aperçu des habitants de cette dernière place.

Il y avait à peine une demi-heure que les Canadiens s’étaient arrêtés, quand l’Aigle-Noir, le chef des alliés hurons, se dirigea vers une hutte où M. de Mantet prenait quelques moments de repos.

Quand le gentilhomme vit le Huron, un certain air de malaise se peignit sur ses traits. Il pressentait qu’il allait résulter quelque chose de fâcheux de leur entretien. Car il avait remarqué, depuis quelques jours, beaucoup d’hésitation parmi les alliés, qui, à mesure qu’on avançait, perdaient peu à peu l’enthousiasme qu’ils avaient manifesté lors du départ.

— Mon frère blanc est fatigué ? dit l’Aigle-Noir à M. de Mantet.

— Pas autant que mon frère l’Aigle-Noir paraît le croire, répondit M. de Mantet qui fit signe au chef de s’asseoir.

— Je viens vous demander, reprit le premier interlocuteur, après quelques instants d’un silence assez embarrassant pour tous deux, de convoquer un conseil composé des chefs blancs et de ceux de ma troupe que je choisirai. J’ai des choses importantes à dire à mes frères les visages pâles.

— C’est bien ! répondit M. de Mantet avec beaucoup de calme ; allez, convoquez un conseil de ceux de votre nation qu’il vous plaira d’y amener ; je vais prévenir mes officiers.

L’Indien sortit avec empressement de la hutte.

Un quart d’heure plus tard, une douzaine de Hurons et tous les officiers canadiens étaient réunis autour d’un feu allumé à l’écart. Thomas Fournier, en sa qualité de guide, était aussi présent. Quand ils furent tous rassemblés, on alluma solennellement la pipe, que l’on devait fumer à tour de rôle avant d’aborder la question. Car on ne discutait rien d’important, dans un conseil indien, avant d’avoir fumé le calumet de paix. C’était une cérémonie à laquelle il fallait bien se soumettre, bien qu’elle agaçât un peu les nerfs des Français, qui auraient mieux aimé en venir de suite au fait, sans avoir une demi-heure au moins à attendre patiemment que leur tour vînt pour fumer avec le calumet qui passait par la bouche de chacun des assistants.

— Vont-ils en finir ? murmurait entre ses dents Thomas Fournier, qui devait tirer les dernières bouffées de l’instrument sacré. Comme si on ne pouvait jaser entre amis sans fumer auparavant pendant une demi-heure. Bande de chenapans ! ils ont la figure longue comme si on leur avait coupé les oreilles ; pour ma part, je n’attends rien de bon de ces sournois-là.

Il achevait ces réflexions peu charitables quand la pipe lui arriva toute empreinte des traces laissées par les lèvres de ceux qui l’avaient précédé dans l’opération obligatoire. Sans s’inquiéter des murmures des Hurons qui le regardaient faire, il essuya le tuyau de la pipe du revers de sa manche et se mit à aspirer gravement la fumée du tabac qu’il devait consumer jusqu’à la dernière parcelle.

Quand le vieux guide eût fini, l’Aigle-Noir se leva et s’adressant à M. de Mantet :

— Mon frère est-il toujours dans l’intention d’attaquer Albany ?

— Plus que jamais, répondit celui auquel il s’adressait.

— Mais mon frère est-il sérieux quand il dit vouloir attaquer une ville populeuse comme celle-là avec un aussi petit nombre d’hommes ?

Ici, Thomas Fournier fit une grimace très significative. M. de Mantet lança un regard de dédain à l’Aigle-Noir :

— Chef, lui dit-il, nous ne sommes pas venus jusqu’ici dans l’unique intention de chasser des lièvres et des perdrix, comme nous l’avons fait sur la route pour nous nourrir. Vous devez assez connaître les Français pour savoir qu’ils ne sont point hommes à reculer devant les obstacles, et qu’une fois leur détermination prise, ils vont droit au but sans s’inquiéter des dangers.

— Je sais que les visages pâles sont braves, reprit l’Indien, mais mes frères sont jeunes encore ; leurs cheveux n’ont point, comme les miens, blanchi dans le sentier de la guerre et…

— Ainsi, interrompit M. de Mantet dont le sang s’échauffait et qui voyait bien où le Huron voulait en venir, vous désapprouvez notre projet d’attaquer Albany, projet qui vous plaisait tant lors du départ ?

— Mon frère est jeune et son sang est bouillant ; s’il avait plus d’expérience, il ne s’impatienterait pas si vite.

Le commandant français se mordit les lèvres jusqu’au sang en recevant ce compliment peu flatteur devant ses officiers.

Pendant le silence qui suivit ces paroles, aucune émotion ne se trahissait sur les figures indiennes. Au contraire, les jeunes Canadiens commençaient à perdre patience.

Thomas Fournier, qui venait d’allumer sa pipe, se disait que ça commençait à mal tourner. Peut-être pensait-il aussi au départ qui avait eu lieu « un vendredi. »

Ce fut M. de Mantet qui reprit le colloque un instant interrompu.

— Vous vous repentez donc, dit-il, d’être venus avec nous ?

— Mes frères blancs savent, répondit le chef, que la nation huronne a toujours été l’alliée fidèle des visages pâles du Canada. Que mon frère ne croie donc point que c’est lâcheté ou trahison si nous trouvons téméraire d’aller attaquer la ville contre laquelle il veut nous conduire. Si nous désapprouvons aujourd’hui ce que nous trouvions bon il y a quelques jours encore, c’est que nous savons aujourd’hui des choses que nous ignorions alors. La fatigue diminue les forces, et l’ardeur s’en va quand vient la faiblesse. Or, mon frère a dû remarquer que les hommes de notre parti de guerre sont épuisés par la fatigue. Comment donc oser s’attaquer à plusieurs mille hommes avec un petit nombre de guerriers dont les membres sont épuisés par les privations de tout genre que nous avons éprouvées durant notre marche à travers les grands bois ?

— Vous nous abandonnez donc ? s’écria-t-il.

— Mon frère se trompe encore. Seulement, nous pensons qu’il vaut mieux nous contenter d’attaquer la bourgade dont nous apercevons d’ici les lumières. Nous l’envahirons cette nuit même si nos frères le désirent.

Un murmure désapprobateur des Canadiens accueillit ces paroles. M. de Mantet le fit cesser d’un regard et demanda au chef de le laisser conférer un instant avec ses officiers ; ce à quoi l’Indien consentit aussitôt en grimaçant un sourire.

Les Canadiens, dont l’espérance de frapper un grand coup sur leurs ennemis venait de s’évanouir par la décision subite et inattendue de l’Aigle-Noir, étaient exaspérés. Dans le premier moment de leur excitation, ils voulaient rompre complètement avec les alliés et marcher seuls contre Albany.

Mais leur commandant, qui était plus maître de lui-même et par conséquent plus en état de juger sainement de l’état des choses, leur représenta qu’il valait mieux encore accepter l’offre des alliés que de tout perdre par trop de promptitude et d’audace.

— Puisqu’il faut nous borner, disait-il, à attaquer un bourg au lieu d’une ville, nous compenserons cette différence par de plus sanglantes représailles. Les habitants de Corlar (c’est ainsi que les Français nommaient Schenectady) payeront doublement pour ceux d’Albany.

Après une vive discussion entre les Canadiens et les Hurons, on s’entendit enfin et les propositions de ces derniers furent acceptées bien qu’à regret.

Une heure après, la troupe se mettait en marche. La nuit était sombre, la neige tombait à gros flocons et le vent commençait à secouer les branches des arbres chargées de givre. Tout allait à souhait pour favoriser une surprise nocturne, et chacun était assuré du succès.

Le lieu du campement redevint bientôt désert. Quelques cendres fumantes et quelques tisons à demi éteints, que le souffle de la bise ranimait par instants, témoignaient seuls que là venait de camper une troupe d’hommes.