Charles de Rémusat (Duvergier de Hauranne)

Charles de Rémusat (Duvergier de Hauranne)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 315-369).
M. CHARLES DE RÉMUSAT

Il y a six mois, la France a perdu un des hommes qui lui faisaient le plus d’honneur par son esprit, par son caractère, par les services qu’il lui a rendus à diverses époques, et l’émotion publique, le jour de ses obsèques, a montré que la France comprenait tout ce qu’elle a perdu. Rarement on avait vu un pareil concours de toutes les opinions, de toutes les classes, réunies autour d’un cercueil et pénétrées d’une plus sincère affliction; mais l’affliction des collègues, des confrères, des admirateurs de M. de Rémusat ne pouvait pas égaler celle de ses vieux amis, de ceux qui ont partagé les joies et les tristesses de sa vie. M. de Rémusat était pour moi un ami de cinquante ans, un ami de qui, pendant ce long espace de temps, je ne me suis pas séparé un seul jour. C’est donc avec une triste satisfaction que j’ai accepté la tâche de dire ici ce que je sais du cher compagnon de toute ma vie, du représentant éminent de la cause à laquelle je me fais honneur d’appartenir.

Je sens combien l’entreprise est difficile. Pour bien peindre M. de Rémusat, il faudrait avoir toutes ses aptitudes, être à la fois homme du monde et philosophe, érudit et moraliste, artiste et critique, homme politique et auteur dramatique; il faudrait aussi avoir cette pénétration, cette finesse qui fait reconnaître à première vue le fort et le faible de chaque doctrine. On a dit avec raison qu’un des traits principaux du caractère de M. de Rémusat était la curiosité, le goût des idées nouvelles, et c’est pourquoi on l’a quelquefois dépeint comme un sceptique. L’accusation est fausse. Son prétendu scepticisme n’était que l’impartialité d’un esprit supérieur qui comprend tout, qui juge tout, qui n’est dupe de rien et qui garde à travers toutes les recherches et malgré bien des déceptions un fonds solide de convictions inébranlables. Ce qu’il était au commencement de sa vie, il l’était encore la veille de sa mort, un libéral sincère, exempt de préjugés, cherchant la vérité sous toutes les formes et dans toutes les directions, plus préoccupé des choses que des personnes, ainsi fait, comme il l’a écrit lui-même, « qu’il lui fallait des croyances pour agir et des raisons pour croire, » ayant d’ailleurs le culte du beau aussi bien que du vrai, et saluant d’une admiration presque égale une belle pièce de théâtre et une forte démonstration philosophique. « Il est, disait M. Saint-Marc Girardin, comme certains astres : il a une atmosphère immense et un noyau solide. »

Il ne suffit pas, pour faire connaître un tel homme, de quelques traits ingénieusement rassemblés; il faut le suivre dans toutes les phases de sa vie active et intellectuelle. Ce n’est donc pas un portrait que j’essaie de faire; c’est le résumé d’une vie consacrée tout entière à la recherche du vrai, du bien et du beau.

La famille de M. de Rémusat était originaire de la Provence ou du moins elle y était établie depuis longtemps. Son père, avocat-général à la cour des aides du parlement d’Aix, y avait épousé, en premières noces, Mlle de Saqui-Sannes, qui le laissa veuf sans enfans. Venu à Paris après la terreur, il épousa, en 1796, Mlle de Vergennes, nièce du ministre de ce nom, dont le père était mort sur l’échafaud, et qui n’avait alors que seize ans. Un an après, elle donnait le jour à un fils qui a été Charles de Rémusat. Mme de Rémusat était une personne d’une rare distinction, comme le prouvent sa correspondance, deux romans dont M. Sainte-Beuve a pris connaissance[1], et surtout un essai sur l’éducation des femmes publié par son fils en 1824. Les premières leçons d’une mère tendre et sensée, quand elles s’appliquent à une nature droite et impressionnable, laissent une empreinte qui ne s’efface jamais, et il est permis de croire que M. de Rémusat doit surtout à sa mère la fermeté d’esprit et la délicatesse de sentimens qu’il a gardées à travers toutes les épreuves de la vie.

Il passa pourtant ses premières années dans un lieu peu favorable à l’indépendance de la pensée. La mère de Mme de Rémusat, Mme de Vergennes, avait avec Mme Beauharnais de bonnes relations, qu’elle avait continuées avec Mme Bonaparte. Quand, après la première campagne d’Italie, le nouveau gouvernement s’établit, elle demanda un emploi pour son gendre, et Joséphine s’empressa d’offrir à Mme de Rémusat la place de dame du palais et à son mari celle de préfet du palais. Une position plus indépendante eût paru préférable ; mais il fallait accepter ou renoncer à toute carrière publique. M. et Mme de Rémusat acceptèrent, et en 1802 ils s’installèrent à Saint-Cloud avec leur fils, alors âgé de cinq ans. C’était encore le temps du consulat ; mais bientôt commença le régime « où, comme l’a dit M. de Rémusat, on avait de l’esprit, mais où l’on ne pensait pas. » À quoi bon penser quand tout était soumis à une seule volonté, quand une consigne inflexible régissait les esprits aussi bien que les actions, quand la France entière paraissait se précipiter dans la servitude volontaire ? C’était beaucoup déjà que d’avoir un avis sur Racine et sur Corneille, sur Talma et sur les feuilletons de Geoffroy, et encore fallait-il qu’il ne fût pas trop en désaccord avec celui du maître.

Dans le monde où il grandissait, M. de Rémusat trouvait du moins une société qui avait le goût des lettres et à laquelle ne suffisaient pas les bulletins de la grande armée. Parmi les amis de sa mère, il y avait des femmes comme Mme de Vintimille et Mme d’Houdetot, qui conservaient la tradition des salons du XVIIIe siècle, et il n’était pas rare de rencontrer chez elle des hommes comme M. Pasquier, M. Molé, M. de Barante, M. de Talleyrand, tous très respectueux pour l’empire, mais qui se dédommageaient en discutant librement les questions littéraires. M. de Rémusat, quand il entra au collège, était donc tout préparé, et, sans obtenir des succès éclatans, il devint bientôt un des meilleurs élèves du lycée Napoléon ; mais en même temps qu’une leçon d’un professeur ami, M. de La Romiguière, éveillait en lui l’amour de la philosophie, il y joignait un goût prononcé pour la littérature légère, et dès l’âge de quinze ans il faisait des chansons. Il en a fait avec succès un très grand nombre, pendant les premières années de sa vie ; c’était le goût du temps comme celui des petits vers, et plus d’une fois des connaisseurs crurent voir dans le jeune chansonnier un émule de Désaugiers et de Béranger. Ce n’est pourtant pas à ce genre de renommée qu’il était destiné, et, content de chanter ses chansons entre amis, jamais il n’a souffert qu’elles fussent imprimées.

C’était d’ailleurs un singulier temps, et il l’a décrit lui-même dans la préface du livre où il a rassemblé ses premiers écrits sous le titre Passé et présent. « Les dernières années du règne de Napoléon, dit-il, avaient produit une disposition générale qui ne doit pas faire envie… La France attristée ne se détournait pas du gouvernement pour chercher son salut en dehors de lui ; elle en était venue à manquer de l’illusion des souhaits. Son gouvernement l’alarmait et ne l’irritait pas. Elle n’en désirait pas la chute, elle n’en espérait pas la réforme ; elle le regardait comme nécessaire et dangereux, et se sentait dans une égale impuissance de lui faire du mal ou du bien, de le contenir ou de le renverser… Dès longtemps revenue des théories, elle conservait une aversion vague pour tous les systèmes pris hors des faits, et, quoique froide et peu dévouée, elle se défiait de toutes les oppositions ; elle ne croyait plus aux idées, mais aux événemens. Cette disposition des esprits en politique répondait à une disposition analogue sur toutes les choses de l’ordre moral. La philosophie, les arts, pour tout dire en un mot, les opinions étaient resserrées dans d’étroites limites : on mettait la sagesse dans la contrainte. Peu de mouvement, point de nouveauté, beaucoup de prudence. On se défiait du raisonnement dans les choses de raisonnement, de l’imagination dans les choses d’imagination... L’esprit humain a rarement été moins fier de lui-même. C’est un temps où il fallait être soldat ou géomètre. »

M. de Rémusat ne désirait être ni l’un ni l’autre; mais pendant qu’il continuait ses études sérieuses tout en faisant des chansons, l’empire penchait vers sa ruine, et un changement notable se faisait dans la société naguère encore éblouie et asservie où vivaient ses parens. Ce changement se marque nettement dans les mémoires inédits de Mme de Rémusat, qui contiennent des particularités très piquantes sur la cour impériale. Les hommes d’esprit dont cette société se composait commençaient à comprendre que le pouvoir absolu perd les nations bien loin de les sauver, et l’humeur opposante se développait, même parmi les fonctionnaires impériaux. La jeune intelligence de M. de Rémusat les avait devancés, et il n’eut aucun effort à faire, quand survint la catastrophe, pour accepter comme dédommagement des désastres de la guerre l’aurore de la liberté constitutionnelle. Ses études, ses réflexions l’y avaient préparé, et le souvenir de cette époque lui est toujours resté comme celui d’une émancipation intellectuelle[2]. « C’est pour cela, a-t-il dit plus tard, que je n’ai jamais eu un grand fonds d’aigreur contre la restauration. Je lui savais gré en quelque sorte de m’avoir donné les idées que j’employais contre elle. » Cette phrase, citée par Sainte-Beuve, a fort ému un écrivain dévoué à la cause royaliste; mais il a oublié de se demander pourquoi les idées apportées par la restauration avaient servi à la renverser, et qui devait être tenu pour responsable de sa chute.

M. de Rémusat n’avait pas seulement pris les devans sur les hommes politiques qui fréquentaient le salon de sa mère, il les avait dépassés par l’ardeur de son libéralisme naissant, et il ne pouvait avoir l’approbation ni des royalistes, ni des fonctionnaires impériaux qu’il y rencontrait. Pour ne pas heurter trop fortement des opinions différentes des siennes, il prenait l’habitude de modérer son ton, de comprimer sa vivacité naturelle et de suppléer par de fines railleries à la force des démonstrations. Déjà pourtant on pouvait remarquer en lui une grande répugnance pour les demi-partis et pour les lâches concessions, et quand, dans le monde où il vivait, il entendait dire que « cela ne pouvait pas durer, » il était fort disposé à le croire. Il n’en fut pas moins indigné du retour de l’île d’Elbe, et plus indigné encore des transformations intéressées qu’il voyait s’opérer autour de lui. « Il revient, disait alors M. de Barante, pour nous déshonorer tous. » Si dévoués que ses parens eussent été à la monarchie impériale, c’était aussi leur sentiment, et l’empereur, qui le savait, eut soin de les exiler à quarante lieues de Paris. Ils passèrent en famille le temps des cent jours dans la Haute-Garonne, étrangers à tous les événemens, et c’est là qu’ils apprirent la seconde restauration et la nomination de M. de Rémusat père à la préfecture de ce département, où, du fait de sa femme, il possédait la terre de Lafitte. Si la seconde restauration avait su se préserver des excès où elle est tombée, peut-être M. de Rémusat, libéral sincère et sans parti-pris hostile, s’y serait-il rallié; mais il n’en fut rien, et quand sévit la réaction royaliste, quand le procès du maréchal Ney, celui de M. de Lavalette et les massacres du midi vinrent pénétrer de douleur et d’indignation toutes les âmes généreuses, alors les ménagemens ne lui parurent plus de saison, et il se plaça résolument dans les rangs les plus actifs de la politique libérale. « Nous ne savions pas, dit-il, la révolution, c’est la restauration qui nous l’apprit. Avec une rapidité singulière, la première vue de la restauration fît comprendre, même à ceux qui l’accueillaient sans vive inimitié, pourquoi l’ancien régime avait dû périr, pourquoi la révolution s’était faite. »

Après les cent jours, on le comprit bien mieux encore, et la résolution de sauver à tout prix la conquête de la révolution se grava profondément dans les cœurs; mais les uns travaillèrent à l’œuvre commune au moyen des sociétés secrètes et des conspirations, les autres par les voies légales et par la discussion publique. M. de Rémusat fut un de ces derniers, et il ne tarda pas à prendre sa place parmi les écrivains qui cherchaient à concilier les idées nouvelles avec la tradition. Ainsi en 1817, quand il avait vingt ans à peine, il écrivit, sous ce titre un peu ambitieux : la Jeunesse, quelques pages assez vagues encore, mais qui déjà montraient les jeunes générations prêtes à paraître sur la scène avec leurs idées propres, et aspirant à y jouer un rôle original. Ce n’était d’ailleurs qu’un essai qui fut suivi en 1818 de trois articles plus importans, le premier sur la situation des gouvernemens, le second sur la bonne foi dans les opinions, le troisième sur la révolution française, à propos des Considérations de Mme de Staël, qui venaient de paraître. Ce dernier, communiqué à M. de Barante, fut remis par celui-ci à M. Guizot, qui le jugea digne d’être inséré dans les Archives, dont il était le directeur. Il y parut avec une sorte de préface où M. Guizot insistait sur l’influence que le livre de Mme de Staël devait avoir sur la jeune génération, « espoir de la France, que la révolution et Bonaparte n’avaient ni brisée, ni pervertie, et qui voulait la liberté sans que ses sentimens et son jugement fussent corrompus ou obscurcis par les intérêts ou le souvenir du désordre. » Cet écrit, où l’empire et la restauration étaient sévèrement jugés, ne pouvait plaire ni aux anciens fonctionnaires de l’empire, ni aux nouveaux fonctionnaires de la restauration, au milieu desquels vivait l’auteur. Son père d’ailleurs était préfet, et l’on s’étonnait que le fils d’un préfet se permît de critiquer le gouvernement servi par son père; mais dans le public vraiment libéral il eut un grand succès. M. de Barante et M. Guizot le louèrent hautement, Mme de Broglie et M. Auguste de Staël voulurent remercier personnellement l’admirateur de leur mère; M. Royer-Collard enfin donna à M. de Rémusat une approbation dont il n’était pas prodigue. « Je vous ai relu, monsieur, » lui dit-il, et dans la bouche de M. Royer-Collard l’éloge était aussi rare que complet.

A partir de ce moment, l’avenir de M. de Rémusat était fixé, et l’on peut trouver dans ces premiers essais le germe des idées qui l’ont dirigé pendant tout le cours de sa longue vie. L’article que M. Royer-Collard avait relu commençait par ces mots : « la révolution française ne fut point un accident, mais le résultat nécessaire de tout le siècle passé... » Et l’auteur montrait qu’au milieu du dernier siècle le contraste entre les idées et les actes était absolu et qu’aucune action ne se faisait plus en conscience. Le gouvernement d’ailleurs s’obstinait à ne point prendre part au mouvement de l’esprit général, maintenait toutes ses habitudes, le dirigeait d’après ses anciens principes et conservait les mêmes institutions qui supposaient les mêmes croyances. Qu’arriva-t-il alors? « On regarda la réalité et la pensée comme deux choses isolées l’une de l’autre; on se dit que si, dans le domaine des idées, il ne fallait relever que de la raison, sur le terrain des faits on ne devait dépendre que de l’intérêt... On faisait des fautes sans entraînement; on remplissait des devoirs sans vertu. Aucune exagération n’était excusée par aucun enthousiasme; les prêtres étaient intolérans sans être croyans, la noblesse faisait la guerre sans tenir à la gloire; le trône n’était pas respecté, mais on l’encensait. La religion était insultée et pratiquée; les philosophes allaient à la cour, et les citoyens obéissaient aux lois sans les aimer ni les connaître. » Mais il venait de naître une nouvelle génération qui ne pouvait porter aussi loin cette singulière facilité de penser une chose et d’en faire une autre. Un jour cette génération se souleva contre ces formes officielles qui ne cachaient rien de solide, contre ces faussetés convenues qui n’étaient plus même des mensonges, puisque personne n’en était dupe, et la révolution fut faite. C’était un singulier phénomène que ce jeune homme, âgé de vingt et un ans à peine, élevé dans une société aristocratique, bien vu des dames du monde, et qui répandait de pareilles idées en pleine restauration, au moment de la lutte la plus vive entre l’ancien régime et la révolution! M. de Rémusat ne niait pas d’ailleurs que de grandes fautes n’eussent été commises de part et d’autre, et, bien loin d’amnistier la terreur, il lui reprochait d’avoir détaché beaucoup de Français de la cause de la révolution. « Le malheur, dit-il, en développant quelques émotions honorables et généreuses, avait brisé les âmes. Les excès de nos années sinistres avaient pu ranimer les sentimens de la justice et de l’humanité; mais ils avaient intimidé la volonté, humilié la raison. On avait rêvé de se croire fait pour se gouverner soi-même... On s’était repris d’un goût légitime pour la vie paisible et régulière, pour les affections de famille, pour les vertus privées qui paraissaient les seules solides depuis que les vertus publiques avaient mal tenu leurs promesses. C’est de ce temps que date l’existence d’une classe d’hommes fort nombreuse, les honnêtes gens mauvais citoyens. »

Cette classe d’hommes, dépourvue de tout sentiment patriotique comme de toute idée libérale et uniquement préoccupée de l’ordre matériel, a survécu depuis quatre-vingts ans à tous les gouvernemens, et M. de Rémusat l’a retrouvée plus d’une fois dans le cours de sa vie. C’est elle dont l’indifférence a encouragé la restauration au coup d’état qui l’a perdue. C’est elle qui, sous le gouvernement du roi Louis-Philippe, a provoqué la révolution en s’opposant à toute réforme; c’est elle qui a battu des mains quand le président de la république a usurpé le pouvoir, au mépris des lois et de ses sermens; c’est elle encore qui plus récemment, au lieu d’aider MM. Thiers et de Rémusat à constituer un gouvernement libre et modéré, les a sacrifiés à de vaines terreurs et à de folles répugnances. En la qualifiant comme il l’a fait en 1818, M. de Rémusat semblait deviner d’avance quelle serait son action sur les destinées de la France, pendant plus d’un demi-siècle.

Cependant à la fin de 1818 un ministère libéral, le ministère Dessoles, s’était constitué avec l’appui des chefs du parti doctrinaire, M. Royer-Collard, M. de Broglie, M. Guizot. Le succès de son article appelait naturellement M. de Rémusat à prendre part à leurs travaux, et pendant l’année 1819 il écrivit plusieurs fois dans les journaux ministériels. Il écrivit même une brochure sur la liberté de la presse, qui fut fort remarquée et dans laquelle, après avoir montré que cette liberté était née de la liberté de penser, sous l’ancien régime, il établissait avec une grande fermeté quelles en devaient être les conditions sous un gouvernement libre ; quelques mois après, dans une autre brochure intitulée De la Procédure par jurés en matière criminelle, il complétait son œuvre. Comme les chefs du parti doctrinaire, M. Royer-Collard, M. de Broglie, M. de Serre, M. Guizot, M. de Rémusat ne comprenait pas pour la presse d’autre juridiction que le jury, et cette conviction, il l’a toujours gardée.

En même temps qu’il préludait aux luttes politiques qui devaient remplir son existence, M. de Rémusat n’abandonnait pas la littérature, et en 1819 il publiait dans le Lycée, recueil dirigé par MM. Villemain et Loyson, un article sur la révolution du théâtre, où il prédisait les réformes qui étaient à la veille de s’accomplir. Dans cet écrit, il parlait avec un grand dédain de « ces esprits retirés qui ne produisent et n’acquièrent plus, mais qui ne peuvent souffrir, que d’autres fassent fortune. » Puis il avertissait ces sortes de littérateurs qu’ils étaient en péril. « L’ancien régime dramatique, disait-il, est ébranlé; l’esprit révolutionnaire y fermente. L’insurrection approche. » Et il se félicitait que le public eût contracté le besoin d’émotions plus vives et moins communes. Plus tard, au temps du Globe, ces idées ont été fort développées et sont devenues banales. Elles étaient nouvelles alors. M. de Rémusat traduisait au même moment le théâtre de Goethe avec son ami M. de Guizard, et le traité de Legibus de Cicéron pour l’édition de son ancien professeur, M. Victor Leclerc; mais, dans la préface qu’il joignait à ce traité, l’homme politique reparaissait, et dans sa peinture du parti aristocratique de Rome, il n’était pas difficile de trouver plusieurs traits qui s’appliquaient évidemment au parti ultra-royaliste français.

Ce parti venait de reprendre le pouvoir, et l’essai libéral de la restauration n’avait pas eu une longue durée. M. Dessoles avait succombé devant l’hostilité de la diplomatie et de la cour; M. Decazes, qui lui avait succédé, était tombé lui-même après l’assassinat du duc de Berry. M. de Rémusat rentra alors dans l’opposition pour n’en pas sortir jusqu’à la révolution de 1830. Il avait pris trop de goût à la politique pour se borner à la littérature, et en 1827 il accepta avec joie la proposition que lui faisait M. Thiers de partager la direction des Tablettes universelles, recueil périodique fondé par M. Coste. « Nous sommes la jeune garde, » lui disait alors M. Thiers, et il ajoutait « qu’il ne ferait jamais rien sans lui demander d’en être. » C’est ainsi qu’a commencé cette liaison que la mort seule a pu rompre, et où, de part et d’autre, toutes les promesses ont été tenues. Le premier article que M. de Rémusat publia dans ce recueil, sur le choix d’une opinion, était surtout dirigé contre ceux qui, dans leur égoïsme, croient pouvoir rester froids spectateurs des discordes civiles et conserver la neutralité entre les combattans. Il considérait que sans se résigner à l’aveuglement de l’esprit de secte, à la servitude de l’esprit de parti, chacun était tenu d’avoir une opinion et de la professer publiquement, sans égard pour les injures de la malveillance, pour le blâme des indifférens, pour les anxiétés de l’amitié timide. « De quel prix, disait-il, serait la vie, avec les passions qui la corrompent et les chagrins qui la désolent, de quel intérêt serait la société, que l’erreur égare et que la force ravage, sans le besoin de chercher la vérité et le devoir de la dire? De quoi serviraient à l’homme ces notions ineffaçables, qu’il trouve en lui-même, de son origine et de sa fin, si elles ne donnaient à sa destinée le caractère d’une mission? » Ce n’est point là le langage d’un simple curieux, ni même d’un pur philosophe, et la sagacité précoce de ce jeune et courageux esprit n’avait rien de commun avec la hautaine indifférence que tant de gens aujourd’hui prennent pour le dernier mot de la sagesse. Le noble souci des devoirs que la liberté impose et de la puissance qu’elle communique, M. de Rémusat le portait dans tous les sujets qu’il lui arrivait de traiter. Son libéralisme éclairait sa critique et faisait le fond de toutes ses opinions. Un jour, il établissait dans un article sur la politique extérieure que dans l’état de l’Europe toutes les guerres étaient des guerres civiles entre les partis plutôt que entre les nations, et il prédisait que la sainte-alliance serait vaincue par la révolution espagnole. C’était une erreur; mais elle était alors partagée par presque tout le parti libéral. Un autre jour, dans le même recueil, il célébrait l’alliance féconde de l’industrie et de la liberté. Puis comparant le théâtre de Shakspeare à notre théâtre national, il montrait qu’un tel théâtre ne pouvait naître que chez un peuple où la vie politique était universelle. En France au contraire, avant la révolution, on finissait par oublier qu’il y eût une autre société que la bonne compagnie, et c’est ainsi que s’expliquait la solennité de nos formes théâtrales.

Quand M. de Rémusat écrivait dans les Tablettes, M. de Villèle était ministre, et son père avait cessé d’être préfet. Il n’avait plus de ménagemens à garder, et il pouvait, sans être accusé de compromettre sa famille, dire ce qu’il pensait sur tout le monde et sur toutes choses. Personne ne put donc s’étonner de le voir, au moment des élections de 1824, secrétaire du comité général de la gauche et écrivant dans les journaux de nombreux articles en faveur des candidats de l’opposition. On sait que le parti libéral sortit de ces élections plus que vaincu, presque anéanti. Les Tablettes avaient cessé d’exister, et le champ de bataille manquait à M. de Rémusat. Il en trouva un nouveau dans le Globe, qui venait de se fonder par le concours de MM. Dubois et Pierre Leroux. Il a dit lui-même, dans un article sur M. Jouffroy, de quels élémens peu homogènes s’était formée cette association, qui n’a pas été sans éclat. Elle se composait, à l’origine, de trois groupes différens : d’anciens élèves de l’École normale, professeurs destitués pour la plupart, d’écrivains politiques et de journalistes venus de divers points de la France, enfin de jeunes gens appartenant pour le plus grand nombre aux classes élevées par la révolution et l’empire aux fonctions publiques, mais qui avaient su se défendre des pièges et des séductions du pouvoir. C’est dans ce dernier groupe qu’il se range lui-même, et avec lui MM. Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne. A la direction de l’École normale appartenaient, outre M. Dubois, MM. Jouffroy, Damiron, Trognon, Patin, Farcy, et se rattachaient MM. Ampère, Lerminier, Magnin, et un peu plus tard M. Sainte-Beuve. « Nous formâmes ainsi, ajoute M. de Rémusat, un faisceau de critiques qui, je puis le dire sans témérité, exerça dans la philosophie, la littérature et la politique une véritable influence pendant les cinq dernières années de la restauration. »

Ce qu’il ne dit pas et ce qu’il ne pouvait pas dire, c’est la place qu’il tint dans notre association. La première fois que je le vis, c’était à la fin de l’année 1824, dans le salon de M. Delécluze, qui recevait le dimanche matin un grand nombre de jeunes artistes et de jeunes littérateurs. Je ne puis rendre l’impression que fit sur moi cet esprit si ferme et si fin, cette intelligence à laquelle aucun sujet ne semblait étranger. M. de Rémusat n’était pas seulement un écrivain, c’était un causeur incomparable, et dans ses conversations comme dans ses écrits il savait unir la grâce de la forme à la solidité du fond. S’il parlait de choses légères, une réflexion sérieuse ramenait de temps en temps l’esprit vers de plus graves pensées. En revanche, il avait l’art d’animer une dissertation savante par une observation piquante, par un trait spirituel, par une fine raillerie, quelquefois même par un mot sanglant. Et au milieu des plus vives controverses, la justesse de son esprit le préservait de tous les excès. Ainsi quand mon ardeur contre le système dramatique imposé par la tradition à notre théâtre m’entraînait à l’attaquer avec trop d’âpreté, M. de Rémusat me conseillait d’être plus modéré et faisait la part du bien et du mal. Par cette impartialité pleine de bienveillance, il avait acquis une grande autorité parmi ses collaborateurs, et son opinion était presque toujours prépondérante. Néanmoins, dans les premiers temps du Globe, il laissait volontiers à MM. Jouffroy et Damiron les sciences philosophiques, à M. Duchâtel l’économie politique, à M. Vitet les beaux-arts, et il se renfermait presque exclusivement dans la littérature proprement dite. C’est ainsi qu’au commencement de l’année 1825 il publia, sous ce titre : De l’état de la poésie française, une vive et spirituelle critique de la plupart des poètes modernes qui, au lieu de chercher l’inspiration dans la connaissance de la nature, de la vie et d’eux-mêmes, la cherchaient dans l’imitation des grands maîtres et ne produisaient que des œuvres glacées, d’insignifians pastiches. « Presque tous copient, disait-il, et les plus hardis se bornent à chercher de nouveaux modèles en substituant une école à une autre, l’Allemagne à la France. » Trois poètes seulement lui paraissaient faire exception, Casimir Delavigne, Lamartine et Béranger ; mais, indulgent pour Casimir Delavigne et Béranger, il se montrait d’une extrême sévérité pour Lamartine, dont l’imagination rêveuse lui plaisait peu, tandis qu’au contraire Casimir Delavigne et Béranger le captivaient par le sentiment patriotique et vraiment français dont les Messéniennes et les Dernières Chansons étaient empreintes.

Il était bien difficile en effet que dans ces temps agités la politique ne se mêlât pas à toutes les discussions philosophiques ou littéraires. Bien qu’elle fût interdite au Globe, elle y pénétrait par tous les côtés, et personne moins que M. de Rémusat n’était disposé à lui fermer la porte. Il suffit pour s’en convaincre de lire les articles qu’il publia vers la même époque sur les mœurs du temps. C’était le pendant des tableaux qu’il avait faits précédemment de l’état des opinions au XVIIIe siècle et à la fin de l’empire ; mais cette fois il s’agissait de peindre la bonne société sous la restauration, et la tâche était difficile pour un homme du monde. M. de Rémusat ne recula pas devant les colères qu’d allait soulever. Il commençait par rappeler que tout le dernier siècle avait conspiré contre l’ancien régime par la conversation, « mais, ajoutait-il, comme il arrive souvent, le complot n’a point profité aux conspirateurs… Déçue et châtiée, la bonne compagnie s’est amèrement repentie d’avoir succombé à la tentation de l’esprit. Confuse de sa faute, elle craint aujourd’hui, elle fuit les idées nouvelles comme des pièges, les idées générales comme des visions ; elle se reproche d’avoir trop pensé pour son salut même en ce monde, et semble avoir juré, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »

Dans cet état des esprits, il arrivait naturellement que l’absence de principes passait pour la vraie sagesse, et que tout homme qui n’était pas toujours prêt à sacrifier les intérêts généraux à ses intérêts particuliers était considéré comme une mauvaise tête, et avait besoin d’être excusé par ses amis. « Les opinions politiques, disait-il, se prennent par bienséance plutôt que par conviction… On aurait assez goûté l’empire, si ses formes brusques n’avaient quelquefois heurté le bon goût et ses excès compromis le repos, car c’est le repos que l’on prise avant toutes choses… Les injustices et les violences choquent surtout parce qu’elles font du bruit. Aussi est-on souvent tenté de se fâcher contre ceux qui s’en plaignent plus que contre ceux qui les commettent. » Que tout cela est resté vrai ! Trente ans après, sous le second empire, une personne à qui l’on racontait quelques-unes des infamies qui se commettaient impunément ne trouva rien à dire, si ce n’est : « Heureusement cela n’est pas su. » Il y a ainsi en tout temps des gens à qui le malfaiteur inspire moins de répugnance que le juge.

La religion du moins était-elle prise au sérieux? Non. « Le mouvement religieux dont nous sommes témoins n’est guère plus de la religion que l’agiotage n’est du commerce. C’est une vogue, un jeu, une manie... L’orthodoxie est devenue une bienséance, la foi est convenable, et rien de plus. Bizarrerie étrange, la religion, la chose éternelle, la religion est à la mode. La bonne compagnie l’a reprise depuis dix ans, comme elle a repris ses titres... Quand on dit qu’un homme est religieux, cela signifie qu’il va à la messe. Sacrifiez d’ailleurs votre opinion à votre fortune, abaissez-vous à mille petitesses pour conquérir ou conserver une place, vous le pouvez et n’encourez aucun blâme... La loi du grand monde, c’est le bon ton. Ses arrêts sont bien plus sévères pour la manière de penser que pour la manière d’agir. On peut tout faire dans le monde, pourvu qu’on n’y choque point, et la bonne compagnie a des règles qu’il est plus sûr de violer que de contredire...

« Il n’est rien que n’excuse maintenant, même aux yeux de tous les partis, le danger de se compromettre. La crainte de ce danger s’avoue sans honte; la prudence est devenue la première vertu; la timidité même est estimée. Une opinion toute pleine de lâcheté a gagné jusqu’aux âmes honnêtes, elle dit à tous : Ménagez votre position. Triste effet de l’ébranlement donné à tous les caractères et à toutes les convictions par quarante années de vicissitudes politiques ! Triste effet de cet amollissement moral que commencèrent la terreur et l’empire, et que viennent d’achever les préjugés de cour et les doctrines jésuitiques. De là est résulté un esprit de servilité dont je ne connais pas d’autre exemple, parce qu’il s’allie avec le bon goût et les belles manières, avec l’esprit, la vanité, l’honneur même. C’est un mélange de respect pour la force et pour les convenances, c’est le produit de l’intérêt qui calcule et de la raison qui doute, de la peur qui se ménage et de la médiocrité qui s’humilie. Et, chose étrange, un tel avilissement n’a ni l’allure ni la renommée d’un vice. Tout au contraire on en fait cas, c’est un devoir que le père recommande à son fils; l’expérience le prêche à la jeunesse, l’indulgence seule excuse parfois ceux qui y manquent, et le courage a besoin d’apologie et de pardon. »

Qui croirait que ces pages éloquentes ont été écrites il y a cinquante ans? M. de Rémusat y est tout entier, avec le sentiment courageux du devoir qui ne l’a jamais abandonné, avec son mépris pour les lâchetés contemporaines, avec sa verve railleuse. Plus que jamais elles sont bonnes à relire, et pas un mot n’en a vieilli. M de Rémusat portait d’ailleurs la même indépendance d’esprit dans toutes les questions. Ainsi une des originalités du Globe, c’est le courage avec lequel il défendait la grande cause de la liberté religieuse non-seulement contre les ultramontains, mais contre les prétendus libéraux qui voulaient imposer silence à leurs contradicteurs Presque dans chaque numéro du journal, M. Dubois avait sur ce point une lutte violente à soutenir, et M. de Rémusat, quand il en trouvait l’occasion, lui venait en aide. C’est ce qu’il fit, à propos du procès intenté à M. de Lamennais, pour son écrit sur la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil. Certes il y avait loin de ses opinions à celles de M. de Lamennais ; mais il n’admettait pas qu’il fût interdit d’attaquer la déclaration de 1682. Il voyait d’ailleurs en lui l’adversaire le plus habile et le plus respectable des idées nouvelles, et il se réjouissait de rencontrer un contradicteur courageux et sincère dont la doctrine « brillante de clarté, forte d’unité, puissante de logique, » pouvait être combattue directement et convaincue de fausseté. Aux yeux de M. de Rémusat, un tel homme, quelles que fussent ses erreurs, était bien préférable aux froids prédicateurs qui allaient chercher le mot d’ordre à la cour ou dans le salon d’un ministre.

Dans de nouveaux articles sur la poésie anglaise et la poésie allemande, sur l’histoire de la poésie française, sur le Cromwell de M Victor Hugo, M. de Rémusat continuait à demander pour la poésie française, et surtout pour le théâtre, une allure plus vive une forme moins solennelle, et, tout en rendant justice aux grands auteurs du XVIIe siècle, il traitait quelquefois durement leurs successeurs. « Depuis Voltaire, disait-il, ce qui manque à la plupart de nos poètes, c’est, il faut le dire tout naïvement, c’est l’esprit. On en pourrait citer plusieurs qui certainement n’étaient pas dénués ce talent ; mais par grand malheur ils étaient des sots. » Il était d’ailleurs loin d’approuver toutes les théories et surtout tous les essais de l’école nouvelle ; mais il espérait qu’elle pourrait régénérer la poésie, qui devait cesser d’être aristocrate pour redevenir populaire. En même temps il abordait des questions d’un autre ordre, celles de l’esclavage, du droit de punir, de la peine de mort ; il les examinait au double point de vue de la philosophie et de la législation pratique, sans se laisser entraîner par l’une ni par l’autre à des solutions absolues ou précipitées. Là encore il se gardait de tous les excès, néanmoins, après avoir exposé avec impartialité le pour et le contre, il déclarait « qu’il lui paraissait impossible que la législation ne se rangeât pas quelque jour du parti de la philosophie. » Depuis que le Globe avait été fondé, un grand changement s’était fait dans les mœurs publiques. Les opinions libérales, alors frappées d’impuissance, s’étaient relevées et menaçaient de devenir prépondérantes. Une loi de la presse présentée par M. de Peyronnet était tombée devant la réprobation générale, et le jour des élections approchait. Pour suppléer au silence de la presse soumise à la censure, une société libre, la société aide-toi et le ciel t’aidera, s’était formée par les soins de plusieurs rédacteurs du Globe. M. de Rémusat fut un des premiers à y entrer, comme il fut un des premiers à en sortir, dix-huit mois après, quand il crut voir qu’elle tendait à abandonner les voies légales. Sainte-Beuve l’a dit avant moi, « à aucune époque M. de Rémusat n’a regardé le renversement comme un but; mais il l’a toujours accepté comme une chance. » J’ajoute qu’en 1827 il ne lui paraissait pas désirable de courir cette chance. Avec la plupart de ses collaborateurs, il se réjouit de la chute du ministère ; mais celui qui succéda fut encore loin de remplir son attente, et il ne pensa pas que le moment fut venu de désarmer. La passion politique était dans tous les cœurs, et les chefs du parti doctrinaire, M. de Broglie et M. Guizot, ne conseillaient pas la capitulation. Le Globe resta donc de l’opposition, mais d’une opposition légale et modérée. A la même époque, M. Guizot et un de ses amis, M. de Guizard, avaient fondé, avec le concours de M. de Broglie, une revue nouvelle, la Revue française, qui devait, sous une forme différente, soutenir les mêmes opinions que le Globe. Ce fut M. de Rémusat que l’on choisit pour écrire l’introduction, et personne mieux que lui ne pouvait justifier la devise que la Revue inscrivait sur sa première page : et quod nunc ratio est, impetus ante fuit. C’était un plaidoyer aussi ferme que modéré en faveur de la liberté qui, disait-il, bien loin d’arrêter le mouvement des sciences, des lettres, des arts, devait en faciliter le développement à la condition que la paix régnât en même temps. « Il a manqué, ajoutait-il, aux vingt premières années de la révolution, d’abord la paix et presque toujours la liberté. Nous avons la paix, et la liberté commence. » Dans un second article sur l’état des opinions, il décrivait les deux classes d’hommes qui se partageaient la société française, ceux-ci tournant des regards d’envie et de regret vers le passé et appelant corruption ce que d’autres nommaient perfectionnement, ceux-là admirateurs exclusifs du présent, tournant en dérision les traditions de leur pays et les souvenirs de la vieillesse. Néanmoins les deux tendances étaient nécessaires, et la société ne pouvait se passer ni d’examen ni de foi. « L’âge d’innocence des croyances était bien court, et jusqu’ici la liberté de penser n’avait guère été soutenue que dans un intérêt de circonstance et par des sectes opprimées qui l’invoquaient comme une sauvegarde. Mais les temps étaient changés. Le caractère dominant de la société actuelle, c’était l’impartialité, condition de la justice. Il y avait donc lieu d’espérer que désormais la liberté de penser, réclamée par les vaincus, ne serait plus mise en oubli par les vainqueurs. Ils pourraient encore l’outrager sans la méconnaître, et en dépit des passions elle modérerait leur vengeance, elle allégerait leur domination. »

À cette époque, la direction de l’opposition libérale se partageait entre deux salons, le salon du duc de Broglie et celui de M. de Lafayette, le premier résolu à persister dans les voies légales, tant qu’il n’y aurait pas de coup d’état, le second plus disposé aux entreprises aventureuses. Dans l’un comme dans l’autre, M. de Rémusat tenait le premier rang, gourmandant ici certaines timidités, réprimant là des vivacités imprudentes, toujours maître de lui-même et fidèle à son programme de fermeté modérée. Bientôt d’ailleurs il put se montrer en public ce qu’il était dans les salons. Jusqu’à la promulgation de la nouvelle loi sur la presse, le Globe n’avait pu aborder, la politique qu’indirectement, et à propos des questions philosophiques, législatives ou religieuses. Quand la liberté fut rendue aux journaux, il remplit les formalités légales et devint journal politique en même temps que philosophique et littéraire. Il ne sacrifia pourtant pas aux nécessités de la polémique les opinions qu’il représentait dans la presse, et il continua à revendiquer la liberté, même en faveur des jésuites. Dans cette nouvelle phase, M. de Rémusat, par l’étendue de ses connaissances, par la souplesse de son talent, devint le plus précieux des auxiliaires du journal. Au milieu des controverses quotidiennes auxquelles il prenait part, il conservait d’ailleurs son impartialité, et tout en étant sévère pour les fautes du ministère il ne dissimulait pas celles de la gauche. Il inclinait visiblement vers une transaction qui, réconciliant la dynastie avec les idées libérales, eût écarté toute chance de révolution. C’est seulement au moment de la rupture de la gauche et du ministère, à propos de la loi départementale, que, d’accord avec ses amis, il prit résolument son parti, et dénonça le ministère comme incapable d’accomplir sa tâche. Néanmoins il ne désespérait pas d’un rapprochement, quand le roi Charles X congédia ses ministres et les remplaça par M. de Polignac. C’était une déclaration de guerre audacieuse à la révolution, et à partir de ce jour M. de Rémusat, acceptant le défi, ne garda plus aucun ménagement. Dès le lendemain de la constitution du nouveau cabinet, il offrait l’exemple de Hampden à l’imitation des libéraux français, et il exprimait l’espoir que cet exemple serait suivi.

Personne n’ignore la conséquence de cet acte insensé de la cour, l’adresse des deux cent vingt et un, la dissolution de la chambre, l’élection d’une chambre nouvelle plus hostile encore au ministère Polignac que la chambre dissoute. Pendant que ces événemens se suivaient presque dans un ordre logique, M. de Rémusat était à son poste, défendant contre les thèses absolutistes les principes du gouvernement parlementaire, dénonçant les manœuvres à l’aide desquelles un pouvoir sans scrupule essayait de tromper l’opinion publique, avertissant le gouvernement du péril où il se jetait par sa folle entreprise, et ses articles pleins des rapprochemens les plus ingénieux, des observations les plus fines, avaient le mérite de plaire aux simples littérateurs autant qu’aux hommes politiques. Malheureusement la polémique politique ne survit pas aux circonstances qui l’ont inspirée, et cette partie si importante de l’œuvre de M. de Rémusat a complètement disparu.

Peu de jours avant l’adresse des 221, le Globe avait subi une transformation. Il était devenu quotidien. Au même moment, MM. Thiers et Mignet fondaient le National, et ils avaient proposé aux rédacteurs du Globe de s’unir à eux pour faire un seul journal qui représenterait la jeune génération. Quelques dissentimens sur des points secondaires empêchèrent ce plan de se réaliser, et les deux journaux eurent une existence séparée; mais à peine avaient-ils paru l’un et l’autre qu’un double procès les appela ensemble dans le prétoire de la police correctionnelle. Le gérant du Globe, M. Dubois, s’y présenta entouré de tous ses collaborateurs, M. de Rémusat à leur tête, et tous se regardèrent comme frappés par la condamnation de leur ami. Pendant que celui-ci était en prison, la direction politique du journal appartenait à M. de Rémusat, et il en accepta sans hésiter la charge et le danger. À ce moment, personne ne pouvait douter que la crise ne fût prochaine, et que, si la résistance nationale était vaincue, les directeurs des deux journaux signalés comme irréconciliables ne fussent sérieusement compromis; mais M. de Rémusat avait le bonheur de n’avoir personne dans son intérieur qui mit la prudence au-dessus du devoir. Veuf depuis deux ans d’un premier mariage avec Mlle Perier, fille de M. Augustin Perier, il venait d’épouser en secondes noces Mlle de Lasteyrie, petite-fille de M. de Lafayette, et il avait trouvé en elle une compagne digne de son grand-père et de son mari, courageuse, dévouée, incapable de donner ou d’écouter un mauvais conseil. Il était donc certain, quand le devoir l’appellerait, de n’en point être détourné par les affections domestiques, et de pouvoir l’accomplir tout entier avec l’assentiment de la personne qui lui était le plus chère.

Aussi le coup d’état de juillet 1830 le trouva-t-il prêt. Devant un tel acte, il n’y avait pas d’hésitation possible, et M. de Rémusat rédigea, de concert avec M. Thiers, la célèbre protestation qui donna le signal du combat. Il fit plus. En tête du Globe du 27 juillet. il publia un article qui commençait par ces paroles hardies : « Le crime est consommé, les ministres ont conseillé au roi des ordonnances de tyrannie. Nous n’appelons que sur les ministres la responsabilité de pareils actes ; mais nous la demandons mémorable. Le Moniteur que nous publions fera connaître à la France son malheur et ses devoirs... Nous ne céderons qu’à la violence, nous en prenons le solennel engagement. Le même sentiment animera tous les bons citoyens. » — «Après tout, disait-il en finissant, nous confions sans crainte la défense de la liberté légale par les moyens légaux à la nation la plus brave de l’univers. Les jours d’une nouvelle gloire sont venus pour la France. »

Pour qui sait lire entre les lignes, il était évident que, si les moyens légaux ne suffisaient pas, M. de Rémusat conseillait une autre sorte de résistance. On ne fut donc pas étonné d’apprendre que sa liberté était menacée. Il n’en continua pas moins, pendant le combat, de servir la bonne cause par ses écrits et par ses conseils. Après la victoire, il se rallia vite, avec la justesse ordinaire de son esprit, à la seule combinaison qui fût possible et salutaire. Petit-fils et aide-de-camp du général Lafayette, il avait un accès facile auprès de lui, et il s’interposa utilement entre la majorité encore incertaine de la chambre et le général, que ses anciens amis voulaient pousser vers la république. « Il n’y a, lui dit M. de Rémusat, de choix à faire qu’entre une république dont vous seriez président, et une monarchie constitutionnelle avec le duc d’Orléans. Voulez-vous être président de la république? — Non certainement. — Alors la question est jugée. » Elle était jugée en effet, et M. de Lafayette accepta franchement le jugement. Dans les débats qui suivirent et qui portaient sur la nouvelle constitution, M. de Rémusat eut encore à intervenir plus d’une fois entre le gouvernement où siégeaient MM. de Broglie et Guizot et le redoutable commandant en chef de la garde nationale. Il le fit toujours dans un esprit de conciliation, et sans sacrifier les intérêts de la liberté ni ceux de l’ordre. Quelques mois après, les électeurs de la Haute-Garonne l’appelaient à prendre place dans la chambre des députés en même temps que MM. Thiers et Odilon Barrot. A partir de ce jour, il entrait dans la carrière où il devait finir sa vie.

C’était un véritable événement que cette entrée de la jeune génération dans la vie parlementaire, et l’on se demandait quel parti allaient prendre des hommes qui, comme M. Thiers et M. de Rémusat, avaient appartenu à l’opposition la plus vive. On le sut bientôt. M. de Rémusat ne partageait pas toutes les opinions de la majorité conservatrice de l’assemblée, qui s’effrayait trop, selon lui, des conséquences de la révolution; mais il s’associait moins encore aux colères violentes et aux projets du parti contraire. Il connaissait trop d’ailleurs la pratique des gouvernemens parlementaires pour ne pas savoir que dans une assemblée on ne peut pas marcher seul, et qu’on est tenu de choisir entre les partis. Or, ainsi qu’il l’a dit lui-même, « on devait ou regarder la révolution comme faite et ne viser qu’à la durée du résultat, ou la prendre comme un commencement et perpétuer l’état révolutionnaire, en un mot s’établir dans ses conquêtes ou conquérir l’inconnu. » M. de Rémusat n’hésita pas, et, placé entre les deux partis qui s’intitulaient, l’un parti du mouvement, l’autre parti de la résistance, il choisit le dernier, tout en le blâmant quelquefois.

Quand donc, après l’essai de deux ministères impuissans, M. Casimir Perier arriva au pouvoir, il appela à lui M. de Rémusat, le plaça dans son cabinet, et lui confia la rédaction de quelques rapports et de quelques circulaires, notamment de la circulaire fameuse où, sans imposer aux préfets une neutralité absolue dans les élections, il leur recommandait de ne sacrifier aucun intérêt public à un intérêt électoral, et de respecter scrupuleusement l’indépendance des consciences. M. de Rémusat n’était pas d’ailleurs pressé de monter à la tribune, et c’est plutôt dans le cabinet du ministre et dans les bureaux de la chambre que son action s’exerçait. Néanmoins, dans la discussion de l’adresse qui suivit les élections, il prit la parole pour prouver que la doctrine de l’opposition conduisait inévitablement à la guerre universelle. « Or, dit-il, la liberté, pour se maintenir, a besoin dans l’intérieur de l’ordre, à l’extérieur de la paix. » La majorité lui prouva par ses acclamations que sur ce point elle pensait comme lui.

Pendant toute la durée du ministère de M. Perier, M. de Rémusat resta à ses côtés, auxiliaire habile, toujours écouté, et dont l’influence allait en grandissant chaque jour. A voir l’affection que lui portait le chef du ministère, on pouvait croire qu’il songeait à l’attacher au gouvernement par un lien plus étroit, quand une attaque de choléra vint enlever à la France un ministre qui, dans ses rapports avec la royauté, avait su admirablement concilier la fidélité avec l’indépendance. M. de Rémusat, qui le connaissait bien, qui l’aimait, fut plus que personne affligé de sa mort, et dans la notice qu’il a publiée en tête de ses discours, il a fait de ce grand ministre un portrait qui restera. « La dernière année de sa vie, dit-il, lui a suffi pour prendre dans l’histoire une place que quarante années remplies d’histoire avaient laissée vide. Il a dignement représenté la révolution au pouvoir, c’est-à-dire la révolution qui triomphe et se modère, la révolution gouvernant par la paix et par la loi. »

Après la mort de M. Perier, il s’était formé un ministère intérimaire qui ne put survivre à l’insurrection républicaine du mois de juin et à la guerre civile des départemens de l’ouest provoquée par Mme la duchesse de Berry. On sentit alors la nécessité de réunir toutes les forces du parti conservateur, et M. de Rémusat fut un des agens les plus actifs et les plus utiles de cette alliance. Son idéal, comme le nôtre, était l’union de M. de Broglie, de M. Thiers et de M. Guizot dans le même cabinet ; mais cet idéal n’était pas celui du roi, et c’est pourquoi il fut si difficile d’y arriver. On y arriva pourtant, et le ministère dit du 11 octobre fut constitué. M. de Rémusat n’en faisait pas partie, mais la part qu’il avait prise à sa formation et la haute estime qu’inspiraient son esprit et son caractère lui assuraient une grande influence sur plusieurs des ministres principaux. M. de Broglie, M. Thiers, M. Guizot, demandaient ou écoutaient ses conseils, et, sans siéger dans le cabinet, il y tenait une place importante; son action, pour être cachée, n’en était pas moins réelle. Le gouvernement parlementaire est un gouvernement collectif, et il est bon que les hommes officiellement chargés de la conduite des affaires aient des amis éclairés, impartiaux, qui leur communiquent les impressions variables de l’opinion publique et qui les avertissent de leurs fautes. Quelquefois ces amis sont importuns, quand leur langage est trop rude; mais de la part de M. de Rémusat ce danger n’existait pas, tant il savait bien approprier ses conseils au caractère de ceux qui les recevaient et éviter des froissemens inutiles.

Ce n’est point ici le lieu de raconter ni de juger les actes du ministère du 11 octobre. Il suffit de dire que M. de Rémusat lui resta fidèle jusqu’au bout, et que, le jour où une intrigue de cour sépara M. Thiers de M. Guizot, il suivit M. Guizot dans sa retraite. Mais les destins sont changeans, et peu de mois après l’avènement de M. Thiers à la présidence du conseil, M. Guizot fut à son tour chargé de former un ministère avec le comte Molé. Cette combinaison n’était pas celle que M. de Rémusat avait désirée. Il s’y rallia pourtant, et pour la première fois il fut appelé à une position officielle. Il devint sous-secrétaire d’état au ministère de l’intérieur, M. de Gasparin étant ministre. On aurait pu croire que cette position ne conviendrait pas à la nature de son esprit; elle lui convenait beaucoup au contraire, et il lui plaisait de quitter le champ de la théorie pour entrer dans le vif et la pratique des affaires. Sur ce terrain nouveau pour lui, il se fit beaucoup d’honneur, et quand le ministre, ébranlé par le rejet de la loi de disjonction, tomba sur la question des apanages, M. Guizot le comprit dans la liste ministérielle qu’il présenta au roi; mais à cette époque le roi avait moins de goût encore pour M. Guizot que pour M. Thiers, et ce fut le comte Molé qu’il chargea de former un cabinet. M. de Rémusat rentra alors dans la portion indépendante de la chambre avec une tendance marquée vers l’opposition, et quelques mois après, quand la coalition se forma, c’est dans son salon que M. Thiers et M. Guizot se concertèrent pour la première fois. M. de Rémusat n’était pas des plus ardens à entamer cette campagne parlementaire. Il craignait qu’elle ne fût mal interprétée, et il lui paraissait plus que jamais difficile d’obtenir l’union sincère de M. Thiers et de M. Guizot. Néanmoins l’intérêt du gouvernement parlementaire, si gravement compromis par le ministère dont M. Molé était le chef, l’emporta sur toute autre considération, et la coalition une fois formée le compta parmi ses partisans les plus résolus. On sait quel en fut le résultat. Le ministère vaincu renvoya la chambre devant les électeurs, qui prononcèrent contre lui une condamnation définitive. Malheureusement de tristes différends, où les amours-propres eurent plus de part que les opinions, empêchèrent les coalisés vainqueurs de recueillir les fruits de leur victoire, et ils perdirent l’occasion de fonder le gouvernement parlementaire sur une base solide. Dans la dernière réunion, où la question se débattit entre les représentans des divers groupes de la gauche modérés, du centre gauche et du centre droit, M. de Rémusat combattit avec beaucoup d’éloquence les vues exclusives de quelques-uns de nos alliés. Laissant de côté les vieilles classifications, il démontra « qu’il y avait, pour assurer la victoire de la coalition, de grandes choses à faire et beaucoup d’obstacles à vaincre. Or n’était-il pas évident qu’un ministère constitué sur une base étroite et réduit à une majorité de quelques voix serait incapable de vaincre ces obstacles et de faire ces grandes choses? Un tel ministère aurait nécessairement à composer avec les députés, avec le roi, avec tout le monde, et sa vie s’épuiserait à chercher les moyens de vivre. On allait donc sacrifier la réalité à l’apparence et prendre l’ombre pour le corps[3]. »

Ces paroles si vraies et si fortes ébranlèrent plus d’une conviction, mais se brisèrent contre des partis-pris. La gauche et le centre gauche acceptaient dans le cabinet M. Duchâtel et M. de Rémusat ; mais ils excluaient positivement M. Guizot du ministère de l’intérieur, et M. Guizot n’y pouvait consentir. A dater de ce jour, la coalition fut rompue ; les efforts que M. de Rémusat fit avec nous pour la renouer furent inutiles, et chacun suivit sa voie. Il restait convaincu, à la fin de sa vie, que là était le salut, et que, si le ministère qu’il demandait alors s’était formé, la révolution de 1848 aurait pu être évitée.

Quoi qu’il en soit, à la suite d’une émeute qui éclata dans les rues de Paris, un ministère se forma où ne siégeait aucun des chefs de la coalition, ni M. Thiers, ni M. Guizot, ni M. Barrot, et dont l’existence ne fut pas longue. M. Thiers fut alors appelé par le roi, et il proposa à M. de Rémusat d’entrer avec lui comme ministre de l’intérieur. Bien que, depuis plusieurs années déjà, les opinions de M. de Rémusat ne fussent plus celles de M. Guizot et de M. Duchâtel, il lui en coûtait de se séparer officiellement de ces deux hommes d’état, et il ne céda qu’aux vives instances du duc de Broglie. Encore fallut-il, pour obtenir son consentement, qu’un de ses amis, M. Jaubert, voulût bien devenir son collègue. J’ai été témoin dans le cabinet du duc de Broglie de ses hésitations et des efforts qu’il eut à faire pour les surmonter, non certes qu’il n’eût en M. Thiers une entière confiance, mais parce qu’il craignait que le parti du dernier ministère n’attribuât à l’ambition ce qui était chez lui un acte de dévoûment. Pendant tout le cours de sa vie, M. de Rémusat avait moins tenu au pouvoir qu’à la considération, et si importante que fût l’approbation de M. de Broglie, elle ne suffisait pas à sa délicatesse.

En devenant ministre de l’intérieur, il était forcé de surmonter sa répugnance pour la tribune. Sûr de lui-même la plume à la main, il se méfiait de son talent pour la parole, et plus d’un de ses collègues s’étonnait qu’il n’eût pas pris comme orateur le même rang que comme écrivain. Cela tenait surtout à son horreur pour les lieux-communs. On ne réussit jamais mieux à la tribune que lorsqu’on y dit simplement des choses que tout le monde croit avoir pensées, et les raffinemens nuisent à l’effet au lieu de l’augmenter. Or M. de Rémusat était au nombre des délicats qui craignent surtout le banal. Il écartait de propos délibéré ce que d’autres avaient déjà dit, ou bien il donnait à sa pensée un tour plus littéraire que politique; mais cette particularité de son esprit ne pouvait pas s’appliquer aux explications quotidiennes d’un ministre exposant devant une assemblée les affaires courantes de son ministère. La première discussion d’ensemble qui eut lieu après la formation du nouveau cabinet lui fournit pourtant l’occasion de prouver qu’il pouvait être orateur aussi bien qu’écrivain. Quand l’ordre est rétabli, disait-il, la politique peut-elle rester la même qu’au temps du désordre, et faut-il opposer au rapprochement des partis les querelles du passé? Non certainement. Et, répondant à M. de Lamartine, qui voulait séparer les idées libérales des révolutions, il demandait si les idées libérales pouvaient faire leur chemin dans le monde sans que les événemens les aidassent à triompher. « Les révolutions, ajoutait-il, c’est l’avènement des idées libérales. C’est presque toujours par les révolutions qu’elles prévalent et se fondent, et quand les idées libérales en sont véritablement le principe et le but, quand elles leur ont donné naissance, et quand elles les couronnent à leur dernier jour, alors ces révolutions sont légitimes. »

J’ai souvent interrogé M. de Rémusat sur les actes de son ministère. Il n’en regrettait aucun, à l’exception peut-être du discours qu’il prononça le 12 mai, pour annoncer à la chambre le retour en France des cendres de Napoléon. Mais personne alors ne croyait que la légende impériale eût tant de racines dans les classes populaires, et l’accueil que Strasbourg avait fait au prince Louis entretenait l’illusion. On ne soupçonnait pas que ce même prince pût un jour s’asseoir sur le trône, au risque d’amener, pour la troisième fois dans ce siècle, les étrangers à Paris, M. de Rémusat et ses collègues ne voyaient donc en Napoléon que le grand général vaincu par la coalition et dont la gloire appartenait à la France. D’autres furent plus prévoyans, et l’événement leur a donné raison.

En réunissant la gauche modérée au centre gauche et à la partie libérale du centre droit, le ministère dit du 1er ’mars essayait de réaliser le programme de la coalition, et il est probable qu’il eût réussi, si la question égyptienne n’était pas venue troubler toutes les combinaisons. On sait quelle fut dans cette grande crise la conduite du ministère. Ni M. de Rémusat, ni aucun de ses collègues n’avaient été d’abord aussi belliqueux que la cour ; mais ils ne voulaient pas que le gouvernement s’avançât pour reculer ensuite, et quand arriva le moment d’ouvrir la session, le conseil chargea M. de Rémusat de préparer un discours de la couronne qui fût à la fois ferme et modéré. Ce discours, soumis au roi, ne fut point agréé, et M. Guizot remplaça M. Thiers. À partir de ce moment, M. de Rémusat rentra dans l’opposition, et il eut, comme tous ses collègues, bien des amertumes à subir. Il s’en consolait en entendant le duc de Broglie répéter à tous ceux qui l’entouraient a qu’en ce qui touchait à la question extérieure le ministère de M. Thiers n’avait pas fait une faute et qu’il se considérait comme solidaire de tous ses actes. » Pour la seconde fois d’ailleurs il eut l’honneur, dans la discussion de l’adresse, de défendre la politique du 1er mars contre les attaques de M. de Lamartine, et l’on remarqua beaucoup cette phrase, par laquelle il terminait son discours : «ce n’est pas par l’humiliation de la politique étrangère que s’est établie l’autorité de Guillaume III, et croyez-moi, quand vous aurez rapetissé la monarchie, vous ne l’aurez pas sauvée. » Cette allusion à la politique de Guillaume III dans un tel moment parut presque factieuse.

M. de Rémusat prit encore la parole pour soutenir la loi des fortifications de Paris, décrétée par le ministère du 1er mars, et l’année suivante pour défendre la loi des incompatibilités parlementaires, proposée par M. Ganneron. Deux ans après, il se chargeait lui-même d’en renouveler la proposition au nom de l’indépendance de la chambre, et il la reproduisit chaque année, sans parvenir à la faire prendre en considération. À ce moment. M. de Rémusat, fort dégoûté de la politique, était revenu avec une nouvelle ardeur à ses études philosophiques et littéraires, et en 1842 il publiait, sous le titre d’Essais de philosophie, deux volumes où il avait réuni divers essais écrits par lui à diverses époques. Il ne se dissimulait pas que depuis quelques années la philosophie était l’objet de l’indifférence publique, mais il démontrait, dans une forte introduction, que, volontairement ou involontairement, elle se mêlait à toutes nos pensées et à toutes nos actions. On avait beau faire, la notion du droit était au fond de tous les esprits, et, disait-il, « je n’ai pas ouï parler d’une nation qui eût gravé au frontispice de sa constitution la déclaration des intérêts de l’homme. De toutes parts on parle de droits ; ce sont des droits qu’on réclame, et, pour les établir, c’est l’éternelle raison qu’on invoque. » Puis il montrait que, dans un temps surtout de découragement et de scepticisme, la philosophie était nécessaire « pour rouvrir cette région élevée où la vérité est stable, où se réconcilient la théorie et l’expérience, la nouveauté et la durée, la spéculation et la réalité. »

M. de Rémusat appartenait à la grande école spiritualiste et rationnelle que M. Royer-Collard avait inaugurée au commencement de ce siècle, et dont M. Cousin et M. Jouffroy, ses deux amis, étaient les maîtres principaux ; mais il y portait les caractères propres de son esprit, une curiosité impartiale et le besoin d’appuyer les vieilles vérités sur des raisons nouvelles. De là surtout le grand intérêt qui s’attache à ses études sur Descartes, sur Reid, sur Kant, sur M. de Tracy, sur Broussais, sur l’esprit et sur la matière. Même à propos des solutions qu’il accepte, M. de Rémusat a des objections à présenter, des réserves à faire, des amendemens à proposer, des aperçus nouveaux à produire. De plus compétens ont montré ici même quelle originalité il a toujours apportée dans ses recherches philosophiques, sans avoir la prétention d’être un chef d’école, et quels services il a rendus à la science. Il reconnaissait que des forces aveugles peuvent, à la rigueur, expliquer le mécanisme de l’univers ; mais elles ne sauraient rendre compte de la variété régulière et de l’harmonie constante des êtres. Il fallait donc découvrir au-delà des forces aveugles une force intelligente. Telle était la pensée dominante de M. de Rémusat, et c’est, il l’a dit lui-même, au sensualisme et au scepticisme qu’il voulait faire la guerre en publiant ces études ; jamais le moment ne fut plus opportun. Ne voyait-on pas croître et s’étendre presque sans résistance l’incrédulité morale et philosophique, et se matérialiser une société engourdie? « Toute idée, disait-il, est désormais suspecte; tout intérêt se croit respectable à titre seulement d’intérêt, et se proclame ingénument supérieur à toute opinion. Les égaremens de la pensée et de la parole paraissent des motifs suffisans pour récuser sans choix la parole et la pensée, et notre temps, en défiance de lui-même, semble prêt à croire que le siècle s’est trompé. » Contre ce matérialisme social, M. de Rémusat invoquait le secours d’une philosophie mâle et sage qui montrerait la bonne route aux esprits engagés dans d’autres voies. « Elle a, disait-il, d’autant plus à faire qu’elle semble moins écoutée, et, loin de se laisser enchaîner dans les entraves du doute ou dégrader dans l’abaissement du sensualisme, elle doit donner à la société même un nécessaire exemple en conservant intactes, au moins pour l’esprit humain, la liberté et la grandeur. »

On retrouve dans ces belles paroles les nobles préoccupations de M. de Rémusat, celles qui l’assiégeaient à son entrée dans la vie et qui l’ont suivi jusqu’à la mort. Quelques années plus tard, chargé par l’Académie des Sciences morales et politiques d’un rapport sur le concours ouvert pour l’examen critique de la philosophie allemande, il examinait avec la même indépendance d’esprit les systèmes de Kant d’abord, puis de ses continuateurs Fichte, Schelling, Hegel ; il en signalait les lacunes, il en montrait les inconséquences, et, sans nier ce qu’il y avait dans toutes ces théories « d’idées profondes, de pensées fines et de partielles vérités, » il concluait en reprochant à cette philosophie d’avoir été infidèle à la sage et sûre méthode inaugurée par Descartes, pour aboutir à des hypothèses impossibles.

Mais chez M. de Rémusat la science n’avait point éteint l’imagination, et l’artiste était encore vivant à côté du philosophe. Dans les derniers temps de la restauration, quand la société tout entière était occupée de la rénovation du théâtre, il avait composé trois drames non représentés, mais qui, lus dans quelques salons, nous avaient charmés. Le premier de ces drames, le Fief, écrit en douze jours à la campagne, en 1824, était le tableau vivant des mœurs féodales et des guerres civiles suscitées par le conflit des suzerainetés. Si le fief de Montciel, situé sur la limite de la France et de la Bretagne, a pour suzerain le roi de France, l’héritier légitime est le neveu du dernier seigneur revenu de la croisade; si au contraire le fief relève du duc de Bretagne, l’héritage appartient à la fille. Heureusement les jeunes gens s’aiment, et le drame finit par un mariage après une suite d’aventures où figurent, à côté du roi de France et du duc de Bretagne, un grand nombre de personnages secondaires, dont chacun représente une des classes dont se composait la société féodale. Il y a entre autres un chapelain que la dame châtelaine appelle pour recevoir sa confession, à la condition qu’il ne se permettra pas de contrôler sa conduite, et qui accepte docilement cette étrange condition. Il est difficile de ne pas voir dans cet épisode un signe de la lutte alors engagée entre le clergé et le parti libéral, et qui malheureusement dure encore.

C’est aussi en douze jours et à la même époque que fut écrit le drame intitulé une Habitation à Saint-Domingue ou l’insurrection. Le premier acte de ce drame montre l’intérieur d’une famille de planteurs composée du père, de la mère, d’une jeune fille plus humaine que ses parens et d’un fils qui suit avec la plus grande sympathie les progrès de la révolution française sans se douter du contre-coup qu’ils peuvent avoir dans la colonie. La jeune fille demande grâce pour un vieux nègre que l’on fouette sous les fenêtres de l’habitation, et la mère croit la satisfaire en donnant l’ordre « qu’on empêche cet homme de crier. » Quant au fils, il revient du Cap, où il a eu le bonheur de serrer la main d’un membre de l’assemblée nationale qui vient d’arriver dans l’île, et dont le langage philanthropique le remplit d’enthousiasme; mais, tout en donnant à un de ses nègres le nom de Jean-Jacques en mémoire de l’immortel auteur du Contrat social, il n’en veut pas moins que le moindre désordre parmi ses nègres soit sévèrement puni, et il se plaint du curé, qui leur donne la folle idée de se marier et d’aller à l’église, comme si le mariage et l’église étaient faits pour eux. Entourez maintenant cette habitation d’une foule de nègres et de négresses qui ont toutes les passions de l’esclavage, les uns violens et prêts à la révolte, les autres vils et dissolus, puis placez dans ce milieu le délégué de l’assemblée sot et vain, bourré de lieux-communs sur la nature, sur les droits de l’homme, sur l’égalité, et débitant ces lieux-communs d’un ton solennel en présence des nègres qui l’écoutent avec bonheur. Voyez en même temps l’effet que produit ce langage inusité sur la famille du planteur que rien n’a habituée à considérer les nègres comme des hommes. Imaginez ensuite une jeune négresse aimée d’un nègre marron, que le fils de la maison a prise par force et que son amant a fait vœu de venger. Cependant une insurrection redoutable se prépare sous les yeux du membre de l’assemblée nationale, imperturbable dans son optimisme, et convaincu qu’avec quelques bonnes paroles il va tout calmer; mais l’insurrection éclate, et la famille entière périt par le fer et le feu, tandis que les noirs vainqueurs se révoltent contre leur chef.

Tel est, dans ses traits principaux, ce drame écrit sous une double inspiration, la haine de l’esclavage qui altère chez de très honnêtes gens tous les sentimens humains, le mépris pour les déclamateurs imbéciles qui croient n’avoir qu’à se montrer pour dissiper tous les préjugés et enchaîner toutes les passions. Le tableau peut être quelquefois un peu chargé, il est vrai et piquant, et j’ai retrouvé en le lisant mes anciennes impressions. Le drame de la Saint-Barthélémy a plus d’importance encore. M. de Rémusat l’a composé au temps même où M. Vitet écrivait avec tant de verve les scènes de la Ligue. Il cherchait d’abord l’effet théâtral; mais, dit-il dans un avertissement qu’il a joint au drame, « en avançant j’ai changé de but et rabattu de mes prétentions. En approfondissant ce sujet et remontant aux sources, je me suis senti de plus en plus captivé par l’étude des mœurs, des opinions, des caractères, par la recherche du secret des événemens, et il en est résulté, je le crains, une composition plus historique que dramatique. » Ce n’en est pas moins une œuvre fortement conçue, habilement exécutée, et où ne manque pas l’effet théâtral sacrifié par l’auteur. Ce sont par exemple de très belles scènes que celle où Coligny blessé tient conseil avec ses amis et quelques ministres de sa religion sur le parti qu’il doit prendre, et surtout celle où la reine Catherine, le roi, le duc d’Anjou et les principaux conjurés, réunis au Louvre quelques instans avant l’heure du massacre projeté, passent de l’espoir à la crainte, de la confiance au découragement, selon les bruits qui leur parviennent; mais la partie la plus remarquable du drame, c’est sans contredit la peinture des caractères : Coligny, simple, intrépide; le duc de Nemours, méchant et lâche; le garde des sceaux Birague, formaliste et doucement impitoyable; Montgommery et Tavannes, l’un protestant, l’autre catholique, résolument contraires à toute transaction et brûlant de prendre les armes; le comte de Retz et le baron de Sauves, ministres complaisans, empressés à plaire; le duc de Guise, résolu, ardent, présomptueux; le roi Charles IX enfin, âme basse, esprit débile, tremblant devant Coligny et devant sa mère, incertain jusqu’au dernier moment, entraîné enfin par l’amour-propre royal, puis enivré par la vue du sang et abattant, à coups d’arquebuse, de sa propre main, les protestans qui cherchent à se sauver. L’action sans doute marche trop lentement pour que la pièce puisse être représentée; mais, imprimée, elle n’aurait certainement pas moins de succès que les scènes de la Ligue.

Plusieurs années s’étaient écoulées, et le gouvernement était changé quand le désir vint à M. de Rémusat de renouveler cette tentative avec un point de départ philosophique. Il se demanda « s’il n’y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la puissance de l’esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves de la destinée, des passions même de l’âme. » La lutte de l’esprit tout seul avec la vie tout entière lui paraissait intéressante à décrire, et il cherchait dans quel temps, sur quelle scène, par quels personnages il serait bon de la représenter quand un hasard lui fit voir sur l’affiche d’un théâtre le nom d’Héloïse, suivi du nom d’Abélard. Son héros était trouvé, « et, dit-il, je composai un ouvrage en forme de roman dramatique qui s’appelait Abélard. »

C’était en effet un admirable sujet qui donnait à l’artiste comme au philosophe le moyen de peindre tout à la fois les ardeurs de la passion et la lutte des doctrines, le mouvement populaire et la vie des écoles. Si M. de Rémusat s’était borné à mettre en scène la partie romanesque de la vie d’Abélard, son drame ne serait pas sorti du cadre ordinaire; mais il avait une ambition plus haute, et il voulut montrer, à côté de l’amant d’Héloïse, le philosophe, le théologien, le politique. Il fallait donc introduire dans le drame la grande querelle des universaux qui a tant occupé le moyen âge, faire assister le spectateur ou le lecteur à la lutte d’Abélard et de Guillaume de Champeaux dans le cloître de Notre-Dame, puis Guillaume de Champeaux vaincu et Abélard maître de l’école de Paris, le conduire à Laon, sous le prétexte d’y apprendre la théologie de la bouche d’Anselme de Laon, célèbre docteur en divinité, en réalité pour y prêcher le rajeunissement de la théologie en mettant la foi sous la protection de la raison et de la scolastique. Assurément la tentative était osée, et tout autre que M. de Rémusat y aurait échoué. Il est au contraire parvenu à jeter sur ce sujet, ingrat en apparence, le plus vif intérêt par un mélange heureux de dissertations philosophiques et de conversations familières. A côté des maîtres qui professent, il a placé habilement des écoliers qui raillent et dont les interruptions répétées animent et égaient les scènes les plus sérieuses. Puis, la leçon finie, ces écoliers se retrouvent soit aux portes de l’école, soit au cabaret, échangeant de joyeux propos, dissertant plaisamment sur les catégories et chantant les louanges du maître. Parmi ces écoliers, il en est un surtout, Manégold, goguenard, brave, libertin, qui prend tout de suite le parti d’Abélard contre Guillaume de Champeaux et qui lui prouve son dévoûment en le conduisant au cabaret où se rassemblent ses camarades. Il en est un autre, Hilaire, non moins dévoué que Manégold, mais discret, sérieux, et qui veille sur lui avec la tendresse d’un fils. Ce sont enfin à Paris des scènes populaires pleines de vivacité et d’entrain, et à Laon une scène d’un tout autre genre qui se passe en présence du sire de Garlonde, sénéchal du roi, dans une séance du chapitre où apparaît d’une manière piquante le conflit entre la puissance royale et la puissance du clergé au temps de Louis VI.

Abélard vainqueur d’Anselme à Laon, comme à Paris de Guillaume de Champeaux, revient à Paris, couvert de gloire, prendre la direction de son école; mais la philosophie et la théologie ne suffisent pas à remplir la vie, et le moment était venu où une autre passion devait s’emparer de son cœur. Depuis qu’il était célèbre, le chanoine Fulbert l’avait plusieurs fois pressé de venir donner des leçons à sa nièce Héloïse, personne accomplie et déjà savante. Abélard s’y était toujours refusé. Enfin, entraîné par son disciple Hilaire, cousin d’Héloïse et qui l’aime en secret, il se détermine à se présenter chez elle, et il est tout de suite ébloui. Rien de plus charmant que la première entrevue des deux amans où l’on voit naître le double sentiment qui doit les unir, Abélard s’étonnant d’avoir hésité si longtemps à enseigner une telle écolière, Héloïse fière qu’un si grand maître consente à lui donner des leçons. Puis à quelques jours de distance vient l’admirable scène de la séduction qui rappelle le fameux épisode de Françoise de Rimini, puisque c’est en lisant ensemble l’héroïde d’Ovide, Héro et Léandre, que les tendres aveux sont faits et les derniers mots prononcés; mais auparavant que de passion dans l’argumentation éloquente d’Abélard sur le néant de la science sans l’amour, sur le besoin qu’il éprouve de trouver une âme qui réponde à la sienne! Quelle adorable simplicité dans le tendre abandon d’Héloïse, heureuse d’être aimée par le premier homme de la terre, et prise par l’esprit plutôt que par les sens! Et quand aux déclarations d’Abélard, qui la presse, elle répond en se mettant à genoux par cette parole de saint Augustin : ama et fac quod vis, on sent que tout est fini et qu’il n’y aura plus de résistance à vaincre.

Tout entier à son bonheur, Abélard néglige son école et repousse les disciples qui sont affamés de sa parole, et le jour du premier rendez-vous il ferme sa porte à saint Bernard, qui, sous l’habit d’un simple religieux, veut l’arracher à l’hérésie. Héloïse l’attend, et la controverse le fatigue.

On sait l’affreux dénoûment de leurs amours. Le bruit de ses fréquentes visites à la rue des Chantres s’est répandu. Une première fois Manégold, avec l’aide de deux chasublières de ses amies, l’a sauvé d’une embûche; mais ceux de ses disciples qui se sont séparés de lui ne laissent pas s’apaiser les rumeurs populaires, et il est poursuivi jusque dans les cours de l’école par des couplets infamans. Cependant de fâcheux présages assiègent le cœur d’Héloïse, et dans un dernier rendez-vous Abélard lui propose de se marier. La noble fille refuse, « elle ne veut pas, dit-elle, accepter le sacrifice de la liberté, de la dignité, de la sainteté de son amant, » et elle met son honneur à rester sa maîtresse et sa servante. Pour vaincre cette résistance-singulière, Abélard a besoin de toute son éloquence, et c’est le lendemain, au moment où il va entrer dans la chambre de son épouse, qu’il est saisi par les assassins aux gages de Fulbert et horriblement mutilé.

A partir de ce moment, une vie nouvelle commence pour Abélard et pour Héloïse. Héloïse, transportée violemment dans le couvent d’Argenteuil, y regrette amèrement le bonheur perdu, s’étonne de ne recevoir d’Abélard aucune marque d’intérêt et refuse de se faire religieuse, jusqu’au jour où une lettre d’Abélard, apportée par le fidèle Hilaire, lui demande cette nouvelle preuve de son dévoûment. Héloïse alors obéit comme toujours à son maître, avec douleur, mais avec une tendre résignation. Cependant Abélard, qui a aussi prononcé ses vœux, fonde le couvent du Paraclet, entouré de ses disciples, et cherche à oublier son malheur dans des rêves de puissance et de domination sur les intelligences; mais sa glose sur la trinité n’est pas orthodoxe, l’accusation d’hérésie commence à l’atteindre et il est sommé de comparaître devant le concile de Sens, à sa grande satisfaction, tant il se croit sûr de la victoire, mais à l’effroi de ses disciples, plus prudens que lui et qui connaissent mieux ses ennemis.

M. de Rémusat trouvait là une occasion de mettre en scène une de ces solennités religieuses et politiques qui plus d’une fois ont attristé les pages de l’histoire. Il l’a saisie avec une incontestable supériorité. C’est au milieu des agitations du peuple rassemblé en foule devant la cathédrale que s’ouvre le concile. Le peuple est curieux de voir Abélard dont on parle tant; mais il n’est pas moins curieux de voir Bernard de Clairvaux, le roi, la cour et la procession du concile. Les accusations d’hérésie, de sorcellerie portées contre Abélard ont d’ailleurs fait leur chemin, et c’est en vain que, par l’avis de Manégold, il a cherché à s’aboucher avec quelques hommes énergiques des classes populaires, et à s’assurer l’appui du chancelier. Pour triompher de ses ennemis, il ne lui reste qu’une ressource, l’influence de la parole; mais Bernard est trop habile pour la lui laisser, et il fait décider par le concile, malgré l’avis de l’archevêque de Sens, que l’on se bornera à lire à Abélard la liste de ses erreurs, et que la seule question qui lui sera posée est celle de savoir s’il se rétracte et s’il se repent. « Le concile, dit-il, n’est pas une école, c’est un tribunal; la défense de l’hérésie est pire que l’hérésie même. On s’en rend complice quand on la tolère. » Abélard réclame, il proteste; il en appelle au roi, présent au concile; mais ce roi n’est plus le sage Louis VI, et il n’est pas écouté. Saint Bernard l’interrompt avec violence et lui ferme la bouche; puis la condamnation est prononcée. On le force à brûler ses livres de ses propres mains, et c’est à peine si lui, naguère si populaire, il peut échapper aux violences d’une multitude en fureur. Saint Bernard au contraire se retire au milieu d’une foule enthousiaste qui lui demande à genoux sa bénédiction.

Il y a au théâtre bien peu de scènes d’une aussi grande portée, et où les ressorts secrets du cœur humain soient plus habilement mis en jeu. Depuis saint Bernard jusqu’à l’homme du peuple ignorant et mobile, chacun y a son rôle, et ce cri d’Abélard vaincu : « vous êtes des tyrans ! » doit retentir dans tous les cœurs. Cependant il lui reste Héloïse, qui, toujours tendre et dévouée, vient le supplier de fuir la France et d’aller vivre avec elle, loin du monde chrétien, dans la retraite la plus profonde. Abélard d’abord se laisse émouvoir; mais tout à coup, soit que l’ambition survive à la défaite, soit que le souvenir des joies à jamais perdues lui soit trop pénible, il la repousse et la renvoie à son couvent, tandis qu’il ira à Rome demander que le jugement du concile soit cassé.

Après avoir montré dans Bernard de Clairvaux le prêtre ambitieux, violent, injuste, M. de Rémusat a voulu montrer un autre prêtre simple, doux, tolérant, et il a conduit Abélard malade dans le couvent de Cluny. Là il est reçu comme un frère par l’abbé Pierre de Cluny et par les religieux, qui, malgré sa condamnation, lui donnent les soins les plus empressés; malheureusement son état s’aggrave chaque jour, et sur son lit de mort il a un retour superbe sur la futilité des études auxquelles il s’est livré, et sur l’importance de celles qu’il a négligées. « J’ai, dit-il, usé mon temps et mon esprit à sonder tous les mystères dont la théologie se vante; mais l’énigme de notre nature, l’énigme de notre destinée, qui pèse sur tous les cœurs en tout temps, en tout lieu, je n’y ai pas pensé un jour. Et de cela pourtant, le savant comme l’ignorant, le païen comme le chrétien, Platon comme saint Paul ont droit de s’enquérir et ne savent que penser. » Peut-être s’il consacrait ce qui lui reste de force et de vie à la méditation de ces vrais, de ces éternels problèmes de l’humanité, pourrait-il encore apparaître aux hommes comme une révélation nouvelle; mais non, la force lui manque, sa raison ne croit plus, il n’aspire plus qu’au repos; le repos de l’âme, où le trouver ?

Cependant Pierre de Cluny, qui désire réconcilier Abélard avec l’église, a écrit au pape et à Bernard de Clairvaux en se portant garant de ses bons sentimens. Ce n’est pas connaître Abélard, à qui une visite de Manégold, devenu homme d’armes du comte de Champagne, fait regretter de n’avoir pas choisi la vie militaire, et qui résiste à une nouvelle lettre d’Héloïse, toujours prête à tout abandonner pour se consacrer à lui. Quand Pierre de Cluny lui annonce que le pape et Bernard veulent bien l’affranchir de sa condamnation, s’il se repent de ses erreurs, c’est pour lui le dernier coup, et il expire en maudissant Bernard de Clairvaux.

Je me suis longuement étendu sur ce drame parce qu’il n’est pas connu de la génération actuelle, et parce que, comme l’a dit Sainte-Beuve, c’est peut-être, de toutes les œuvres de M. de Rémusat, celle qui donne l’expression la plus entière et la plus vraie de son. talent. Quand il l’a composé, les questions littéraires n’avaient plus, comme en 1824, le privilège de diviser la société en deux camps, celui de la tradition et celui de la réforme. Le drame d’Abélard n’en obtint pas moins un succès prodigieux partout où il voulut bien le faire connaître. J’en ai entendu la lecture dans son salon, en 1842, en présence du duc d’Orléans, peu de mois avant la catastrophe qui a enlevé à la France ce prince si éclairé et si justement populaire. Tous nous admirions l’art merveilleux avec lequel l’auteur avait su marier l’érudition à la passion, le sérieux au plaisant, et tirer des obscurités de la scolastique un des drames les plus attachans qui puissent se concevoir.

Pourquoi une œuvre aussi remarquable n’a-t-elle pas été publiée? Beaucoup d’entre nous étaient d’avis qu’elle le fût, et c’était le secret désir de l’auteur; mais à côté du maître il y avait, dans ce drame, des étudians et même des étudiantes. On y chantait des chansons, et quelques scènes paraissaient légères aux hommes graves dont il prenait les conseils. Ils craignaient que cette publication ne nuisît à son avenir politique et ne l’empêchât de redevenir ministre. Bien qu’il eût pour lui-même fort peu d’ambition, il en avait pour sa cause, pour ses amis, et il se laissa convaincre; mais les personnages principaux de son drame l’avaient charmé, et il ne renonça pas à les peindre. De là les deux volumes qu’il publia trois ans plus tard sous le simple titre d’Abélard.

La première partie de ce livre est consacrée à la vie d’Abélard, et c’est un chef-d’œuvre. Il est impossible d’imaginer un récit mieux ordonné, plus vivant, plus nourri de faits curieux et de réflexions ingénieuses ou profondes, plus juste aussi envers les personnes qu’Abélard a rencontrées et qui ont eu quelque influence sur sa destinée. La plus célèbre est Héloïse, pour laquelle M. de Rémusat professe une admiration sans bornes. « C’est, dit-il, la première des femmes. » Cependant la partie romanesque de la vie d’Abélard n’est pas celle qui l’occupe le plus, et parmi les persécuteurs de son héros, l’abbé de Clairvaux, saint Bernard, tient dans son récit une plus grande place que le chanoine Fulbert, oncle d’Héloïse. Pour M. de Rémusat, Abélard est quelque chose de plus que l’amant d’Héloïse. C’est à cette époque du moyen âge le défenseur le plus éminent de la libre pensée contre la tradition, de l’examen contre l’autorité, de la raison contre la force. Dans sa lutte avec saint Bernard, il soutenait les droits de l’esprit humain, et ce sont ces droits qui succombaient avec lui dans le concile de Sens. À ce titre, quelles que puissent être ses erreurs dans les matières philosophiques, il mérite tout l’intérêt, toute la sympathie de ceux qui aujourd’hui encore, après plus de sept cents ans, sont condamnés à défendre la même cause contre les mêmes adversaires.

Après la partie historique vient la partie technique, et pendant plus d’un volume M. de Rémusat, sans sortir du cadre restreint qu’il s’est tracé et sans fatigue, se promène dans les sentiers quelquefois assez raboteux de la scolastique. C’est qu’il ne partageait pas les dédains si faciles de la science moderne pour les formes subtiles ou frivoles de la pensée humaine au moyen âge. Tout en reconnaissant que la scolastique fut souvent une science de mots, il y retrouvait à travers les obscurités qui lui sont propres les traits essentiels des grandes doctrines qui se sont partagé et disputé l’esprit humain. En faisant voir ce qu’elle avait reçu des anciens et ce qu’elle avait elle-même transmis à ses successeurs, il constatait qu’elle n’a rien tiré de son propre fonds, mais il lui restituait le rang qui lui appartient dans l’histoire de la philosophie. Chez ce large et équitable esprit, le goût des nouveautés et la foi dans le progrès n’excluaient pas l’estime indulgente pour le passé. Soit qu’il analysât dans le plus grand détail la philosophie et la théologie d’Abélard, soit qu’il examinât la valeur des objections qui lui étaient opposées, M. de Rémusat montrait clairement que les plus grandes hardiesses de ce terrible novateur ne visaient qu’à donner prématurément une explication rationnelle du mystère de la foi. Il faut regretter l’avortement de cette première renaissance du XIIe et du XIIIe siècle, étouffée sous la lourde main de l’église et dont Abélard fut à la fois le héros et le martyr.

Le moment arrivait d’ailleurs où pleine justice allait être rendue à M. de Rémusat. Déjà, après la publication de ses essais de philosophie, il avait remplacé à l’Académie des Sciences morales et politiques son ami M. Jouffroy. En 1847, il remplaça à l’Académie française M. Royer-Collard, que la France venait de perdre. Qui mieux que M. de Rémusat eût pu succéder à cet homme d’un esprit hardi et réglé, grave et piquant, libéral et conservateur, philosophe et chrétien, dont chaque parole était un oracle et dont toute la vie s’est écoulée sous l’empire d’une seule pensée, la pensée du devoir? En le suivant depuis ses premières années jusqu’à la fin de sa vie, M. de Rémusat s’est surtout attaché à faire ressortir ce grand trait de son caractère, et personne n’avait plus le droit de le faire. Dans ce portrait inspiré par une respectueuse admiration, M. Royer-Collard revit tout entier « avec ce frappant mélange d’indépendance et de discipline, de témérité et de retenue, de respect pour l’ordre et de mépris pour toute autorité qui n’est pas la raison. » Ne sont-ce pas aussi les traits qui distinguent M. de Rémusat de ses contemporains et qui constituent sou originalité? En célébrant, à propos de M. Royer-Collard, l’alliance de la philosophie et de la politique, il défendait sa propre cause, et il pouvait s’attribuer à lui-même une bonne part des applaudissemens qu’il obtint. Quelques années plus tard, par un singulier rapprochement, M. de Rémusat, directeur alors de l’Académie, rendait un hommage plus tendre encore à son ancien collègue et ami M. Cousin, remplacé par M. Jules Favre, et c’était pour lui une nouvelle occasion d’honorer la philosophie et de rendre justice au philosophe dont les conversations, s’élevant sans effort des frivolités de la vie commune aux mystères de l’âme et de la destinée, rappelaient les graves entretiens des sages de la Grèce, au cap Sunium ou sur les bords de l’Ilissus. Enfin, si la mort ne l’avait pas frappé inopinément, c’est à lui que revenait l’honneur de faire au même titre l’éloge de M. Guizot en recevant son successeur. Je l’ai vu fort préoccupé de cette nouvelle mission, dont il ne se dissimulait pas les difficultés; nul doute qu’il ne l’eût accomplie avec la même supériorité, surtout si, comme il le désirait, il eût pu joindre à l’éloge de M. Guizot celui de son ami M. Jules Simon.


Cependant la situation politique n’était plus tout à fait la même. Le ministère Guizot était ébranlé, et l’accord un moment troublé s’était refait entre les différentes fractions de l’opposition constitutionnelle. Un programme commun avait été concerté entre M. Thiers et M. Barrot, et les deux mesures principales inscrites dans ce programme étaient la réforme électorale et la question des incompatibilités parlementaires. On m’avait chargé de la première proposition, et la seconde appartenait depuis plusieurs années à M. de Rémusat. Elles furent toutes deux présentées et perdues dans la session de 1847. Pour la troisième fois, tout l’esprit de M. de Rémusat échoua contre le parti-pris de la chambre; mais après cet échec et celui de la réforme électorale l’opposition vaincue crut devoir porter ailleurs le débat et faire appel au pays. Alors commença la fameuse campagne des banquets. M. de Rémusat était loin de la désapprouver; mais, comme ancien ministre, il ne crut pas devoir y prendre une part personnelle, et il se contenta d’encourager ceux qui, plus libres que lui, s’y étaient engagés. Outre qu’il voyait dans ces réunions l’exercice d’un droit consacré par l’usage dans tous les pays libres, il lui semblait qu’il était bon d’avertir la majorité de la chambre que l’opinion publique pouvait quelque jour se retirer d’elle, si elle persistait dans sa résistance à toute réforme. Malheureusement, par une suite de circonstances imprévues, la réforme se transforma en révolution, et au moment du danger le gouvernement ne sut pas choisir entre les deux seuls partis qu’il pût prendre, résister par la force à l’insurrection, ou bien la désarmer en détachant, par des concessions opportunes, ceux qui ne voulaient qu’une réforme. Le mal s’aggrava rapidement, et il était presque irréparable quand, dans la nuit du 23 au 24 février, vers deux heures du matin, je vis entrer chez moi M. de Rémusat, me disant du ton moitié sérieux, moitié railleur qui lui était propre : « Eh bien ! mon cher Duvergier, voilà le moment de faire du gouvernement parlementaire. » M. Thiers l’attendait à la porte dans sa voiture; nous y montâmes ensemble pour aller chez M. Odilon Barrot, avec qui nous fûmes bientôt d’accord. Quand la maison brûle, il s’agit d’éteindre le feu, et ce n’est pas le moment de se diviser pour des nuances.

Quelques heures après, nous partions en corps de la maison de M. Thiers pour aller à travers les barricades aux Tuileries, où le roi nous attendait. M. de Rémusat était, après M. Thiers, celui d’entre nous que le roi connaissait le plus, et il l’écoutait volontiers. Ce ne fut pourtant pas sans résistance qu’il lui permit de rédiger un manifeste qui annonçait à la population la constitution du nouveau ministère et ses projets de réforme. Il était trop tard, et nous eûmes la douleur d’assister à la catastrophe sans pouvoir l’empêcher. Comme le lendemain je m’étonnais d’avoir vu dans les rangs de’ ’insurrection certains hommes de qui nous n’avions pas pu obtenir un acte de résistance légale : « Que voulez-vous? me dit M. de Rémusat, il y a en France une foule de gens qui n’ont que deux goûts : recevoir des coups de bâton et tirer des coups de fusil. Quand ils sont las d’un exercice, ils passent à l’autre. » Le mot était dur, mais vrai, et les années qui ont suivi l’ont pleinement justifié.

Envoyé à l’assemblée nationale par le département de la Haute-Garonne, M. de Rémusat prit une place éminente dans le petit groupe d’anciens députés libéraux qui, tout en acceptant la république, défendaient l’ordre contre les entreprises de la démagogie. C’est lui qui le 15 mai alla à la caserne du quai d’Orsay avertir de l’envahissement de l’assemblée et demander qu’on vînt à notre aide; mais il avait pris au sérieux son adhésion à la république, et quand vint le moment de lui donner un président, il ne jugea pas à propos de la mettre à la discrétion d’un Bonaparte. Il résista donc à l’entraînement presque général du parti conservateur en faveur de Louis-Napoléon, et il vota ostensiblement pour le général Cavaignac. Celui qui écrit ces lignes s’honore d’avoir été cette fois encore d’accord avec lui et de n’avoir participé en rien à l’acte qui nous a perdus.

Conséquent avec lui-même, M. de Rémusat refusa de faire partie du cabinet constitué par M. Odilon Barrot, et quelques mois plus tard, après les élections générales, il persistait dans son refus malgré les instances du président du conseil et bien que les noms de plusieurs des nouveaux ministres, M. Dufaure, M. de Tocqueville, M. Lanjuinais, fussent de nature à lui plaire; mais l’attitude du président depuis qu’il était au pouvoir n’avait fait qu’augmenter sa méfiance, et il avait une répugnance invincible à devenir un de ses ministres. Ce n’est pas qu’il approuvât sur tous les points la conduite de l’assemblée. Il reprochait à la majorité de servir, sans le vouloir, les projets du président en appuyant faiblement le ministère Barrot-Dufaure, le meilleur, disait-il, que l’on pût avoir dans les circonstances actuelles. Bientôt en effet le président lui donnait raison par son message du 31 octobre, et l’assemblée par sa conduite après le renvoi de M. Barrot. N’ayant pas été réélu, je voyageais alors en Italie, et M. de Rémusat voulait bien me tenir au courant des incidens parlementaires et me communiquer ses impressions.

« La majorité, m’écrivait-il peu de jours après le 31 octobre, ne veut ni de la république, ni de la monarchie, ni de l’empire. Chaque parti a conservé de ses anciennes opinions juste ce qu’il faut non pour agir, mais pour empêcher d’agir les autres partis. Ce que je vous dis, tout le monde le trouve, tout le monde s’accuse de ne savoir rien épouser ni rien répudier, rien renverser ni rien affermir, et personne ne fait un pas pour sortir de cette position. » Un peu plus tard il ajoutait que le secret de notre avenir se cachait dans les entrailles du président. « Oui, mon cher ami, disait-il, après soixante ans de révolution, nous dépendons d’un coup de tête individuel. Tout le monde convient que l’homme est chimérique, obstiné, dissimulé. Il n’est pas incapable de ténacité, on le sait; mais il est inerte, indolent, livré à la mollesse et au plaisir. Ses oscillations, fruit d’une vanité inquiète, d’une inexpérience crédule, se prolongeront-elles indéfiniment, ou en sortira-t-il à l’improviste par quelque brusque tentative? Là est la question, et on ne peut la résoudre que par des conjectures. »

Il résulte de là que M. de Rémusat, n’ayant confiance ni dans le président ni dans l’assemblée, assistait tristement aux événemens sans y prendre part et sans en rien attendre de bon. Il vint un jour pourtant où, par la révocation du général Changarnier, le président jeta un défi éclatant au pouvoir parlementaire. Ce jour-là, M. de Rémusat sortit de son abstention, et ce fut lui qui vint au nom de la majorité outragée demander que l’assemblée nommât d’urgence une commission chargée de prendre toutes les mesures que les circonstances pourraient commander. La commission fut formée, et après un grand débat où M. Thiers prononça ces paroles célèbres : u si l’assemblée cède, l’empire est fait, » le pouvoir parlementaire se manifesta par un vote qui força les ministres à se retirer. Malheureusement, dès le lendemain, l’assemblée retombait dans ses incertitudes, et quand arriva le moment de la catastrophe, elle succomba presque sans combat. J’étais alors rentré dans l’assemblée, et chaque jour je causais avec M. de Rémusat du sort qui nous attendait. Malgré sa répugnance pour la tribune, il était prêt à y monter et à dénoncer publiquement le complot qui se tramait; mais cette idée fatale, qu’il ne fallait pas donner le signal de la guerre civile, prédominait dans la majorité, qui refusait de croire au danger, tandis que la minorité craignait surtout les complots des royalistes. Jamais, disait-on, l’armée ne prendra les armes contre l’assemblée, et au besoin les soldats trouveraient au milieu d’elle des généraux qu’ils connaissent et qui les rappelleraient à leur devoir. « Nous donnons tous les jours la main à Pichegru, » me disait mélancoliquement M. de Rémusat, se souvenant que, la veille du 18 fructidor, Pichegru aussi se croyait sûr d’entraîner l’armée du directoire. Après le rejet de la proposition des questeurs, il ne douta plus du résultat et tint pour certain qu’il ne nous restait qu’à mourir avec honneur.

C’est encore lui qui, dans la matinée du 2 décembre, vint m’annoncer le coup d’état et l’arrestation de M. Thiers. Puis nous nous retrouvâmes chez M. Barrot, chez M. Daru, à la mairie du Xe arrondissement, où nous votâmes ensemble la mise en accusation du président, enfin à la caserne du quai d’Orsay, d’où nous fûmes conduits à Mazas dans la même voiture cellulaire. Il sortit de prison plus tôt que moi ; mais nos deux noms furent inscrits l’un à côté de l’autre sur la liste d’exil. Avant qu’il quittât Paris, il lui fut insinué plus d’une fois que le décret d’exil ne serait point exécuté, s’il voulait faire le plus petit acte de soumission au pouvoir nouveau ; il avait l’âme trop haute pour se prêter à ces sortes de capitulations, et nous partîmes ensemble pour la Belgique avec trois de nos amis, M. Jules de Lasteyrie, M. Chambolle, M. Creton, exilés comme nous. Arrivés à Bruxelles, nous prîmes un appartement en commun, M. de Rémusat et moi, et je puis dire que cette communauté était pour moi un grand adoucissement aux douleurs de l’exil. S’il est vrai que l’on se connaisse mieux après un voyage de quelques jours que si l’on vivait longtemps ensemble sans autres relations que les relations ordinaires, cela est bien plus vrai encore quand on est rapproché par l’exil et quand on peut à chaque instant se communiquer ses impressions. Chaque jour d’ailleurs nos amis se rassemblaient à notre table. Nous causions ensemble des fautes du passé, des tristesses du présent, des espérances de l’avenir, car nous ne voulions pas croire que la France persistât longtemps dans son aveuglement. Il nous semblait que, remise de ses alarmes, elle se souviendrait de son histoire et se hâterait de secouer le joug odieux qui venait de lui être imposé. Le moins confiant d’entre nous était M. de Rémusat. A l’entendre, la passion du repos remplaçait la passion de la liberté, et la France avait horreur de toute secousse nouvelle. Aussi, quand un des chefs du parti républicain, M. Charras, nous disait « qu’il y en avait pour dix ans, » M. de Rémusat était-il disposé à le croire. M. Charras ne disait pas assez, et le réveil de la France devait précéder de bien peu les terribles événemens qui l’ont frappée.

Cette impression ne s’effaça pas pendant un voyage que M. de Rémusat fit en Angleterre, où il trouva le monde politique fort hostile en principe au régime napoléonien, mais convaincu en fait que ce régime était celui qui convenait aux Français. Ce ne fut donc pas avec une satisfaction sans mélange qu’il lut à Fribourg le décret qui lui permettait de rentrer en France. La vie, selon lui, était pour nous plus libre et plus digne à l’étranger qu’elle ne pouvait l’être dans un pays qui s’accommodait si facilement du despotisme. « Notre nation, m’écrivait-il, cette nation qui jadis soulevait le monde par ses idées, est désabusée, repentante, charmée de n’avoir plus à se conduire elle-même. » Heureusement M. de Rémusat s’était assuré dans la philosophie et dans les lettres une puissante ressource contre le découragement. En Angleterre comme en Belgique, il n’avait pas cessé de travailler, et, au moment même où les portes de la France lui étaient ouvertes, il commençait la publication de plusieurs livres qui devaient mettre le sceau à sa réputation d’écrivain et de philosophe.

En réfléchissant sur l’aridité de la plupart des histoires de la philosophie, M. de Rémusat avait pensé que ce défaut tenait surtout à ce que l’historien se contentait d’exposer les systèmes. N’en serait-il pas autrement, disait-il, s’il y joignait l’histoire des philosophes en les montrant dans le milieu où ils ont vécu, en rappelant les institutions, les événemens, les circonstances sociales qui les ont entourés, en les plaçant sous l’influence des faits, des mœurs et des opinions de leur temps? C’est dans cette pensée neuve et féconde qu’il conçut et publia une suite d’ouvrages sur saint Anselme de Canterbury, sur Bacon et sur lord Herbert de Cherbury. Entre ces trois personnages célèbres à des titres divers, il y avait de notables différences; l’un, moine simple et pieux, appelé malgré lui au premier siège épiscopal de l’Angleterre, mêlé par la force des choses à la grande querelle des investitures, et résistant avec une douce fermeté aux odieuses violences de Guillaume le Roux aussi bien qu’à l’opiniâtreté hautaine de Henri Ier ; l’autre, homme d’un esprit supérieur et d’un caractère méprisable, profond penseur et courtisan bassement ambitieux, grand philosophe et magistrat corrompu, l’honneur et la honte de son temps ; le troisième, coureur d’aventures chevaleresques, gentilhomme de cape et d’épée, vaillant soldat, duelliste, diplomate, homme à bonnes fortunes. Il ne semblait pas que M. de Rémusat, fils de la révolution, homme du XIXe siècle et peu disposé à donner raison à l’église contre l’état, dût avoir pour le premier de ces trois personnages une grande sympathie; mais la question ne se posait pas au XIe siècle comme elle se pose aujourd’hui, et l’église avait des revendications légitimes à exercer. Il ne lui en coûtait donc pas de rester impartial entre les deux parties et de juger avec une équité bienveillante les prétentions de l’église. C’était d’ailleurs une pure et touchante figure que celle de saint Anselme, et il était difficile de n’avoir pas plus de sympathie pour le prélat persécuté que pour les rois ses persécuteurs. Enfin saint Anselme avait cherché dans la raison la preuve de la foi, et M. de Rémusat voyait en lui un des précurseurs de Descartes. Avant ce livre, saint Anselme était connu des érudits, il ne l’était pas du public, parce que personne n’avait exposé avec autant de lucidité ce mélange de religion et de métaphysique qui constitue sa philosophie, ni décrit avec autant de charme la part qu’il a prise aux événemens de son temps. En écrivant sa vie, M. de Rémusat rendait hommage à un des plus nobles caractères qui aient honoré cette époque si troublée et si confuse, en même temps qu’il présentait le tableau le plus animé de la vie monastique et de la vie des cours au XIe siècle. Augustin Thierry lui-même n’a pas fait mieux.

Dans Bacon au contraire, M. de Rémusat reconnaissait « un des grands promoteurs de l’esprit des temps modernes, le héraut des sciences d’expérience, le créateur de l’empirisme rationnel, le père de la philosophie expérimentale, » en un mot un grand génie et un grand écrivain. En même temps, il trouvait en lui les faiblesses et les vices qu’il avait souvent flétris et qu’il ne pouvait pas absoudre parce que le coupable était un homme illustre. Il avait d’ailleurs quelques réserves à faire non sur l’esprit général de la philosophie, ni sur ses méthodes, mais sur l’application qu’il en faisait, et qui lui paraissait manquer quelquefois d’exactitude et de pénétration. Certes le procédé de l’induction était excellent, et on ne pouvait nier les progrès qu’il avait fait faire à la science; mais Bacon semblait avoir oublié que ce procédé supposait lui-même des idées autrement acquises. M. de Rémusat n’accusait pas Bacon, comme M. de Maistre, d’être l’auteur de la philosophie sensualiste du dernier siècle, mais il lui reprochait d’avoir fourni des armes à cette philosophie par son mépris de toute métaphysique. Il fallait donc louer lord Herbert de Cherbury d’avoir rompu avec l’empirisme de Bacon et reconnu que l’intelligence n’a pas besoin de secours externes pour posséder les vérités qui lui sont propres. Ces vérités, quelles sont-elles? Ce sont les notions communes qui se trouvent dans tout entendement sain et que Dieu même a déposées dans l’âme humaine. C’est sur ce principe que lord Herbert fonde la religion naturelle indépendamment de toute révélation particulière. Cette philosophie paraît à M. de Rémusat bien préférable à celle de Bacon. Néanmoins il lui reste quelques doutes, et il n’est pas convaincu que le suffrage universel, dans tous les temps et tous les pays, ait sanctionné les points que lord Herbert déclare supérieurs à l’observation et à l’expérience; mais il le considère, après Hallam, comme le premier métaphysicien qu’ait eu l’Angleterre et comme un des fondateurs de la philosophie du sens commun.

Au surplus, dans un volume publié en 1864 sous le titre de Philosophie religieuse, M. de Rémusat a fait lui-même sa profession de foi. Il croit fermement que la raison, par ses propres forces et par une révélation naturelle, peut arriver à la connaissance certaine de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, des peines et des récompenses dans un autre monde; mais il ne nie pas que les religions révélées ne puissent généraliser et fortifier cette certitude. « La philosophie, dit-il, n’est pas la religion, mais la religion et la philosophie professent sur Dieu et sur l’âme des vérités communes que l’une révèle, que l’autre déduit. Et ainsi dans le cercle de ces vérités elles ne se combattent ni se suppléent l’une l’autre, mais elles peuvent se concilier et s’appuyer l’une l’autre, la philosophie pouvant convaincre les esprits que la foi ne persuade pas, et la religion persuader ceux que la philosophie ne saurait convaincre. » Ne faut-il pas regretter que cette sage conciliation, proposée par un des chefs de l’école spiritualiste, n’ait été acceptée ni par la religion, ni par la philosophie, et qu’en quittant la vie il ait vu s’engager avec plus de violence que jamais la guerre à laquelle il aurait voulu mettre un terme?

M. de Rémusat avait toujours aimé l’Angleterre, où il voyait le modèle du gouvernement qu’il avait contribué à fonder en 1830. En 1852, pendant son séjour dans ce pays, l’idée lui vint d’étudier le jeu des partis au XVIIIe siècle, et de publier une suite d’essais sur les hommes les plus notables de ce temps, à commencer par Bolingbroke. Aucun moyen d’information ne lui manquait, et, soit au British Museum, soit au club de l’Athenœum, il trouvait tous les documens dont il pouvait avoir besoin. Rien n’était mieux fait pour attirer son attention que cette époque de transition entre la monarchie des Stuarts et le gouvernement parlementaire de la maison de Hanovre, époque où l’on voit les partis se composer et se décomposer, se former et se transformer, où, à côté d’hommes d’état comme Somers, Malborough, Godolphin, Halifax, Harley, Walpole, Pulteney, on rencontre des journalistes comme Steele, de Foe, Swift, Addison, où Bolingbroke enfin, orateur de premier ordre et écrivain excellent, audacieux, ambitieux, intrigant, homme de beaucoup d’esprit et de peu de conscience, se mêle à toutes les combinaisons, devient en France ministre du prétendant dix mois après avoir été en Angleterre ministre de la reine Anne et de la succession protestante, est mis hors la loi par le parlement comme coupable de haute trahison, puis gracié sans pouvoir reprendre son rang, et passe la fin de sa vie à nouer et à dénouer des combinaisons dont il ne peut pas profiter. Il fallait avoir vécu, comme M. de Rémusat, dans les assemblées politiques pour débrouiller les fils de tant d’intrigues, pour se reconnaître au milieu de ce mélange de convictions et de passions, d’ambitions légitimes et d’intérêts personnels, de rapprochemens sincères et de coalitions sans moralité; il fallait la justesse de son coup d’œil et la finesse de son pinceau pour faire au naturel le portrait de tant de personnages divers, en marquant chacun d’eux d’un de ces traits qui ne s’effacent pas de la mémoire.

Tous ceux qui ont lu le livre de M. de Rémusat, en Angleterre comme en France, savent s’il a réussi. À cette belle étude, il en a joint plusieurs autres sur Horace Walpole, amateur en politique comme en littérature, et dont la correspondance continuée sans interruption pendant quarante-cinq ans est, ainsi que le dit M. de Rémusat, « la peinture familière de l’Angleterre pendant un demi-siècle, » sur Junius, le hardi pamphlétaire dont le vrai nom est encore inconnu, enfin sur Burke et Fox, qui tous deux ont joué un si grand rôle à la fin du XVIIIe siècle, le premier, au début de la vie, un des soutiens les plus résolus du gouvernement parlementaire contre le parti dit des amis du roi, usant indifféremment de la tribune et de la presse pour flétrir la corruption, et poursuivant Warren Hastings dans l’Inde comme il poursuivait à Londres les ministres serviteurs dociles de George III; le second désordonné dans la vie privée, mais d’une loyauté à toute épreuve, généreux, désintéressé, dévoué à la cause de la liberté et dont l’éloquence n’a point été surpassée. Longtemps ces deux hommes avaient été unis non-seulement par la communauté d’opinions, mais par la plus tendre amitié. Un jour vint où la révolution française fit naître entre eux un dissentiment insurmontable, et M. de Rémusat raconte avec une émotion touchante la scène si dramatique où les deux amis se séparèrent publiquement, Burke dur et implacable, Fox navré et les larmes aux yeux. Ce jour-là, Fox prenait le parti de la France, et M. de Rémusat lui en sait gré. Il reconnaît pourtant que le mal signalé par Burke était réel; « mais, dit-il, Burke avait le tort de voir le mal sans voir le bien, et d’ouvrir son âme à toutes les passions, à toutes les chimères qui ne vont qu’aux proscrits. » En restant fidèle à la cause de la liberté malgré ses excès, Fox au contraire se montra digne de la renommée qui lui a survécu et qui le place au premier rang parmi les réformateurs de l’Angleterre.

En lisant la vie de Bolingbroke, on voit passer devant ses yeux les événemens et les hommes remarquables de la première moitié du XVIIIe siècle. En lisant la vie de Junius, de Burke et de Fox, on apprend à connaître les événemens et les hommes de la fin du siècle, lord Chatam, lord Rockingham, les Grenville, lord Bute, lord North, lord Shelburne, M. Grey et le grand ministre de cette époque, M. Pitt, sévère, correct, sans imagination, homme pratique avant tout. La prédilection de M. de Rémusat pour son rival ne l’empêche pas de lui rendre justice et de reconnaître les grands services qu’il a rendus à son pays; mais c’est une nature trop froide pour qu’il en soit séduit, et il ne lui attribue pas les grandes vues dont on lui fait généralement honneur.

En réunissant ces études, où, tout en parlant de l’Angleterre, il pensait souvent à la France, M. de Rémusat y joignit une introduction dans laquelle, avec l’accent triste et ferme d’un exilé fidèle à sa cause, il exprimait son profond mépris pour ceux dont les convictions changent avec la fortune. « S’ils se repentent, disait-il, qu’ils aillent à la Trappe; mais ils l’entendent autrement. La pénitence les ramène du côté de la fortune. Ils expient leurs égaremens dans l’or et dans la soie. Ils veulent faire du repentir profit. » Et se posant à lui-même la question si souvent controversée de savoir pourquoi la révolution d’Angleterre a réussi et non la révolution française, la grande raison, selon lui, c’est que dans la monarchie anglaise la liberté a le bonheur d’être historique et qu’aucun des principes qui la constituent n’est absolu, pas même celui de l’hérédité royale, toujours subordonné à la nécessité d’état. Or la liberté qui a sa racine dans la tradition nationale est certainement plus vigoureuse que la liberté improvisée et née d’une pure conception de l’esprit. Est-ce une raison pour y renoncer? Non sans doute. « Le temps n’est pas si loin, dit-il, où c’était pour nous un sujet d’orgueil que nos institutions fussent l’œuvre de la raison, et qu’elles eussent cet honneur de n’avoir besoin de la protection d’aucun préjugé. Aujourd’hui la France cesse de penser et de vouloir... Il lui prend comme une mauvaise honte d’avoir trop espéré d’elle-même, et de s’être crue digne de la liberté. Elle emploie ce qui lui reste d’esprit à médire de l’esprit, à décrier ses meilleures pensées et ses plus belles années... Mais, ajoutait-il en s’adressant aux anciens libéraux, gardez-vous de l’entraînement de la faiblesse et de la peur. Par calcul ou par légèreté, par le frivole désir de suivre le courant, n’entrez pas dans la conspiration des intérêts contre les idées, et qu’on ne voie pas les écrivains français désavouer, humbles et contrits, l’œuvre de leurs pères, livrer aux flammes leurs titres de noblesse immortelle et demander pardon au monde d’avoir un peu troublé son repos. Épargnez-lui le scandale de vos conversions; ne vous repentez pas de la gloire de la pensée par cela seulement que toute gloire est périlleuse. Si, vous aussi, le torrent vous entraîne, si vous êtes infidèles à nos traditions, à cette sainte indépendance de l’esprit, orgueil de nos belles années, si vous faites du talent une industrie qui, elle aussi, veut être protégée et mesure le bonheur public au taux de ses profits, votre déchéance est celle même de la patrie, et vous amenez devant l’Europe, dédaigneusement triomphante, le pavillon de la France. » — « L’égalité, disait-il ailleurs, ne dédommage de la liberté que la bassesse, » et, pour rétablir en France la liberté, il demandait qu’on évitât tous les extrêmes, et que tous les nobles efforts fussent consacrés à relever la cause de la modération.

On voit qu’après tant d’épreuves M. de Rémusat était resté le même qu’au début de sa carrière, libéral et modéré. En 1860, il en donna une preuve nouvelle en publiant, sous le titre significatif de Politique libérale ou fragmens pour servir à la défende de la révolution française, une suite de fragmens écrits depuis son retour en France et reliés par une pensée commune. Il ne fallait pas, selon lui, confondre l’esprit de la révolution, l’esprit libéral avec l’esprit révolutionnaire, qui, égaré par une fausse logique, absout et sanctifie dans leurs excès les passions qui font le mal au nom du bien; mais il lui paraissait que, pour établir en France la liberté politique, la révolution était nécessaire, et il en demandait la preuve à l’histoire de la monarchie française depuis Richelieu. Il n’y avait rien à attendre ni d’une royauté qui avait tout absorbé, tout accaparé, et qui ne voulait rien céder de ses prérogatives, ni d’institutions qui n’avaient jamais existé ou qui étaient tombées en désuétude, ni des deux premiers corps de l’état, qui tenaient avant tout à la conservation de leurs privilèges, ni même de la bourgeoisie frondeuse, mais complaisante, mécontente, mais soumise et devenue l’instrument de la royauté. L’ancien régime dans aucune de ses parties n’offrait un point d’appui qui pût être conservé et le sol même de la société devait être profondément remué. M. de Rémusat écartait donc comme des chimères l’assertion des écrivains qui croient que la France pouvait passer sans effort de la monarchie administrative de Louis XIV et de Louis XV à la monarchie parlementaire, et, tout en flétrissant avec une juste indignation les excès de la révolution, il en approuvait le principe. Il reconnaissait qu’en 1814 la transaction aurait pu se faire à la condition qu’elle fût loyalement acceptée par la cour et par le parti de l’émigration. « Mais, disait-il avec un profond bon sens, c’est la légitimité qui a perdu la monarchie légitime... Ce malheureux dogme s’est glissé comme un poison funeste dans toute la politique, et il en a corrompu les parties les plus saines. «Si, en 1830, la transaction avait définitivement échoué, ce n’était pas aux ennemis de la restauration qu’il fallait s’en prendre, c’était à ses défenseurs, et il ajoutait « qu’il manquerait de respect à la France s’il croyait à la nécessité de défendre la plus juste des révolutions. »

Après avoir justifié 89 et 1830 des reproches que la prévention ou la mauvaise foi adresse à ces deux grandes époques, M. de Rémusat se demandait en quoi consiste pour une nation la liberté politique, distincte de la liberté civile, et il arrivait à cette conclusion, que cette liberté, c’est le gouvernement parlementaire sous la forme de la monarchie ou de la république. Parce que ce gouvernement a péri en France, faut-il en conclure qu’il y soit impossible? Assurément non. « La monarchie féodale, l’ancien régime, la république violente, la république modérée, la monarchie administrative, absolue, constitutionnelle, des gouvernemens guerriers, des gouvernemens pacifiques, tout a péri, et rien de nouveau ne reste à essayer. Si l’on invoque l’expérience contre nous, nous l’invoquerons contre tous. » Mais M. de Rémusat était trop sincère pour ne pas reconnaître qu’il n’est pas toujours aisé de concilier la liberté civile avec la liberté politique et que soumettre le citoyen à l’état tout en protégeant le citoyen contre l’état est un problème dont la solution est difficile. Il ne le croyait pas insoluble, pourvu que les droits individuels fussent nettement déterminés, et qu’il y eût des contre-poids dans le pouvoir. C’est à démontrer ces droits et à décrire ces contre-poids qu’il consacrait en grande partie le fragment qui terminait le volume.

Publié en plein empire, cet écrit, hardie revendication des libertés perdues, acheva de placer M. de Rémusat à la tête des écrivains politiques de son époque; mais le moment approchait où toutes les satisfactions de l’amour-propre devaient s’évanouir pour lui devant le plus affreux des malheurs. Jusqu’à ce jour, sa vie avait été heureuse. Il avait deux fils qui répondaient à toutes ses espérances et l’aîné, jeune homme du caractère le plus sûr, avait épousé récemment une jeune femme, d’une fermeté d’âme égale à la sienne, et qui s’était attachée par les liens les plus tendres à ses nouveaux parens. M. de Rémusat vivait donc dans sa famille, entouré du respect et de l’affection de tous les siens, et tout lui promettait une vieillesse tranquille, quand un jour, le 13 janvier 1862, il reçut à Laffite, pendant la nuit, la terrible nouvelle que son fils aîné venait de faire, presque à sa porte, une chute de cheval et qu’il était mourant. Quelques heures après, l’infortuné jeune homme cessait de vivre, laissant sa veuve et ses parens dans le plus profond désespoir. On peut juger de l’affliction de M. de Rémusat et de l’horreur du long voyage qu’il dut faire pour venir associer ses pleurs à ceux de sa famille. Peu d’années auparavant, racontant la mort du fils de Burke, M. de Rémusat, par une sorte de pressentiment, remarquait avec tristesse que le sentiment ou l’événement qui a le plus fortement ébranlé le cœur d’un homme tient quelquefois peu de place dans les pages où l’on écrit sa vie. « Un voyage curieux, disait-il, une anecdote curieuse, la critique d’une brochure, l’explication d’une démarche politique, exigent ou permettent que l’écrivain insiste ou s’étende, et la postérité ne regrette pas d’apprendre avec détail ce qui peut-être n’avait laissé qu’un indifférent souvenir à celui dont elle lit l’histoire, tandis que l’émotion cruelle, le déchirement de cœur, le malheur personnel qui a bouleversé son âme ou son existence se raconte en deux lignes et n’arrache pas au lecteur une seconde de sensibilité ou d’attention. Le coup le plus terrible que Burke éprouva fut la mort de son fils. Les dernières années de sa vie en furent tristement obscurcies. »

Mais comment, si l’on n’a pas éprouvé la même infortune, en comprendre la profondeur ? Comment dépeindre le vide qui se fait tout à coup dans la vie, l’anéantissement de toutes les espérances, l’amère tristesse qui se mêle à toutes les pensées? Rien n’avait préparé M. de Rémusat à son malheur, et, quand il voyait tomber par un coup imprévu l’un des appuis de sa vieillesse, il était impossible que son âme, si ferme qu’elle fût, n’en fût pas accablée. Deux ans après, dans un article sur le livre des Tristesses humaines de Mme de Gasparin, il laissait échapper à chaque ligne le cri de son cœur désolé. « Il y a, disait-il, des douleurs que les conseils de la philosophie et les consolations de la religion peuvent calmer; il en est d’autres contre lesquelles la philosophie et la religion sont également impuissantes. Dites au père malheureux que, dans les plus cruelles épreuves, la raison doit persister à concevoir Dieu comme la perfection suprême, et l’âme se résigner sans révolte aux rigoureux mystères de l’ordonnance universelle. Vous avez dit vrai, mais cette fidélité de la raison à elle-même n’est qu’un effort de plus et un effort pénible. Et que fait après tout la résignation de la raison pour la résignation du cœur? Vous ne blasphémez pas; vous faites bien. En souffrez-vous moins? » — « La douleur, ajoutait-il, laisse des traces plus profondes que le bonheur, et si les plus funestes chances de la vie se réalisent, si le bonheur nous échappe, même pour toujours, la raison se réduit sans murmure à ce qui demeure de l’existence, souffrir et penser. »

A partir de ce moment, M. de Rémusat se renferma plus que jamais dans la retraite, et quand en 1863 ses amis de la Haute-Garonne lui imposèrent une candidature, à peine prit-il intérêt à la lutte, et son échec ne lui causa personnellement aucun regret. C’est seulement dans le travail qu’il chercha et trouva encore quelque consolation. Il ne se désintéressait pas des affaires de la France et il suivait avec plus de curiosité que d’espérance le déclin de ce gouvernement qui avait mis en interdit toutes les opinions indépendantes, mais qui commençait à sentir son isolement. « Une opinion, avait-il écrit en 1860, commence à se répandre. Cette opinion veut que les jours de statu quo aient cessé pour le gouvernement actuel. On veut croire qu’il en est venu au point où le maintien de l’ordre établi ne peut plus lui suffire, et beaucoup d’excellens juges qu’il aurait tort de compter tous parmi ses adversaires estiment qu’il est nécessairement amené à pencher vers l’une de ces deux choses, la guerre ou la liberté. » Cette opinion grandissait d’année en année, et, malgré son aversion naturelle pour le gouvernement qui l’avait proscrit, M. de Rémusat, patriote avant tout, désirait qu’il se retrempât dans la liberté. Quand des élections municipales eurent lieu, il ne refusa donc pas de prendre part à la campagne électorale, non pour lui-même, mais pour son fils, qui fut élu à Toulouse par le concours de toutes les oppositions. L’année suivante, lors des dernières élections de l’empire, il appuya encore son fils; mais cette fois les manœuvres de la préfecture l’emportèrent, et il échoua à quelques centaines de voix. Au milieu de toutes ces alternatives, son impression changeait de jour en jour. Un jour il voyait la France se réveiller, et il se reprenait à l’espoir qu’elle reviendrait à ses traditions libérales. Le lendemain, il se demandait si la cause du gouvernement parlementaire n’avait pas péri définitivement dans notre pays, et si notre sort n’était pas de passer sans cesse du despotisme à l’anarchie. Néanmoins il ne croyait pas que l’on pût abandonner la lutte sans déshonneur, et il conseillait à son fils, comme aux fils de ses amis, de continuer à défendre la bonne cause. Ce qu’il y avait de pire selon lui, c’était de se confondre avec cette masse sans principes et sans dignité qui, après avoir formé des vœux extravagans, s’inclinait et s’humiliait devant la plus faible résistance.

Tel était l’état d’esprit de M. de Rémusat quand éclata la guerre insensée qui devait démembrer et ruiner la France. Dès le début, il en augura mal, et après Sedan il regarda la catastrophe finale comme imminente. Quelques fautes d’ailleurs avaient été commises. Ainsi, selon lui, le gouvernement de la défense nationale avait eu tort de rester à Paris et de ne pas se transporter presqu’en entier dans les départemens où il aurait pu organiser la résistance. Néanmoins la seule faute grave qu’il eût faite, c’était d’avoir ajourné les élections. « N’est-ce pas, m’écrivait-il, une chose monstrueuse que des questions où il y va de la mort et de la vie d’un pays soient décidées sans que ce pays soit consulté? » Plus d’une fois, pendant la crise, il alla à Tours, où, à son grand chagrin, il trouva la guerre ouverte entre la république et la réaction. « On n’est occupé, disait-il, surtout de notre côté, qu’à chercher des torts aux hommes du gouvernement et à les qualifier d’une manière injurieuse... Convenez, ajoutait-il, que c’est une triste chose que notre vieillesse. Pendant cinquante ans, nous n’avons pensé qu’à faire notre patrie libre, et nous finissons en ne sachant pas seulement s’il nous restera une patrie ! »

Enfin il se fit une éclaircie. M. Jules Favre signa l’armistice, une assemblée fut librement élue, et M. Thiers, élu par 28 départemens et désigné d’avance au choix de l’assemblée par l’opinion publique, fut chargé de former un gouvernement. Il appela aussitôt à Bordeaux son vieil ami, dont le fils venait d’être nommé à Toulouse, et M. de Rémusat répondit à son appel. Il n’était rien et ne voulait rien être, ce qui ne l’empêcha pas de s’associer cordialement aux efforts que faisait M. Thiers pour organiser le nouveau gouvernement. M. Thiers lui demandait plus. Il aurait voulu qu’il se rendît à Vienne en qualité d’ambassadeur ; mais M. de Rémusat pensait que s’engager à son âge dans une nouvelle carrière serait un acte téméraire, et pendant plusieurs jours M. Thiers le pressa en vain. Il finit pourtant par accepter, mais pour se rétracter bientôt avec la résolution arrêtée de rester désormais en dehors de la vie publique. Il était à Versailles en spectateur pendant la guerre avec la commune, et il n’avait pas assez d’éloges pour la résolution, pour l’habileté de ce gouvernement improvisé et surtout pour l’homme éminent qui en était le chef. À cette époque, de nouvelles instances furent faites auprès de lui pour qu’il se présentât dans un des collèges vacans; mais il persista dans son refus. Déjà les penchans réactionnaires de l’assemblée se manifestaient clairement. Il ne voulait pas s’y associer, et d’un autre côté il lui en coûtait de se séparer d’anciens amis avec qui il avait combattu la démagogie en 1848, le despotisme impérial de 1851 à 1870.

Le jour vint pourtant où il dut se rendre. M. Jules Favre avait donné sa démission à la suite d’un vote de l’assemblée qui lui paraissait trop favorable à la cour de Rome. Il fallait le remplacer par un homme qui ne déplût pas trop à la droite sans être suspect à la gauche. Cet homme était M. de Rémusat; M. Thiers fit appel à son patriotisme, et il céda. Le gouvernement préféré de M. de Rémusat était la monarchie parlementaire de 1830, qu’il avait servie et qui lui paraissait réunir les avantages de la république et de la monarchie. Ce qu’il avait vu, ce qu’il savait des princes qui la représentaient n’avait point diminué sa prédilection pour ce qu’il appelait « la république avec un président héréditaire; » mais quand il lui avait paru que cette monarchie était devenue impossible et qu’il restait à choisir entre la monarchie tombée en 1830, l’empire et la république, son choix, comme celui de M. Thiers, avait été bientôt fait, et en 1871, comme en 1848, il s’était rallié franchement, honnêtement, sans arrière-pensée à la république, tout en se réservant de la faire aussi conservatrice que possible. C’était là le programme de M. Thiers, et de concert avec lui il s’efforça de le réaliser.

Mais à côté, au-dessus du problème de la politique intérieure, il y avait un autre problème dont la solution lui était spécialement confiée. La France était encore occupée par les troupes étrangères, et de grands doutes s’élevaient sur l’époque où la libération du territoire national pourrait être obtenue. Par bonheur, la France avait à la tête de son gouvernement un de ces hommes rares que peuvent seuls former un heureux ensemble de facultés éminentes et une grande habitude des affaires, connu et apprécié de l’Europe entière, accepté en France par tous les partis, rompu aux luttes de la politique intérieure comme aux négociations avec l’étranger, versé dans les matières de finances, hardi et prudent tout à la fois. Quand chacun regardait M. Thiers comme l’homme nécessaire, il était armé de toute la puissance de la France, et malgré nos défaites il pouvait parler haut. C’était d’ailleurs une bonne fortune pour lui que d’avoir M. de Rémusat pour associé. Pour dire les services que celui-ci rendit alors à la France, il faudrait écrire l’histoire de ce temps et rechercher dans les dépêches étrangères les preuves de la confiance qu’inspiraient à toutes les cours le chef du gouvernement et son habile ministre. Partout M. de Rémusat était connu comme un de ces hommes d’état dont la parole est inviolable et que l’intérêt le plus pressant n’y ferait pas manquer. On le croyait quand il affirmait que la France était résolue à accomplir tous ses engagemens et qu’elle pouvait le faire. C’est ainsi que le gouvernement de M. Thiers, ce gouvernement tant calomnié aujourd’hui, obtint la signature du traité qui hâtait l’évacuation du territoire et rendait la France à elle-même. Certes le plus grand mérite de cet acte mémorable appartient au président de la république, et quand, peu de jours avant de le renverser, l’assemblée déclarait qu’il avait bien mérité de la patrie, l’assemblée n’était que juste. Bien que son nom ne fût pas écrit dans ce vote, M. de Rémusat en avait sa part, et ce sera pour sa mémoire un éternel honneur.

Paris, avec toute la France, avait applaudi au traité d’évacuation, et il était naturel de croire qu’il s’en montrerait reconnaissant, s’il en trouvait l’occasion. Aussi peu de jours après ce traité, quand Paris se préparait à nommer un député, le nom de M. de Rémusat fut-il prononcé, et dans le premier moment personne ne doutait du succès. Lui seul était peu confiant. Il savait que ses opinions très conservatrices, bien que franchement républicaines, n’étaient pas celles de la majorité du corps électoral parisien, et il répugnait à se donner en pâture aux passions violentes des démagogues aussi bien qu’aux calculs malveillans de certains conservateurs, ennemis de M. Thiers. Cette fois encore il fallut pour le déterminer les instances de ses amis, qui ne pouvaient croire à un échec. Il échoua pourtant après une lutte où, soutenu par la gauche modérée, il fut combattu tout à la fois par la gauche extrême et par une coalition de légitimistes et de bonapartistes ralliés sur un autre nom. En soi, cet échec n’avait rien qui dût ébranler le gouvernement. Depuis longtemps la majorité conservatrice répétait avec affectation que, pour appuyer M. Thiers, elle ne lui demandait que de rompre avec la minorité radicale. Or la rupture venait de se faire sur les noms de M. de Rémusat et de M. Barodet, et l’on avait vu deux comités se former et lutter l’un contre l’autre, le premier composé des membres de la gauche modérée, le second des membres de l’extrême gauche. La majorité conservatrice avait donc obtenu ce qu’elle prétendait désirer et devait se tenir pour satisfaite. En secondant alors M. Thiers, il lui était facile de mettre un terme aux incertitudes de la France; mais la peur des radicaux n’était qu’un prétexte, et le jour où M. Thiers avait osé dire dans un message solennel que le seul gouvernement possible en France était désormais la république, il avait été condamné par les droites, qui n’attendaient plus que l’occasion d’exécuter l’arrêt. L’échec de M. de Rémusat fournissait cette occasion, et le 24 mai le gouvernement de M. Thiers fut renversé par la coalition de tous les ennemis de la république. Dès le lendemain, il fut évident que les coalisés ne visaient pas seulement à changer la politique; c’était avec la république elle-même qu’ils voulaient en finir, et ils se mirent activement à l’œuvre.

Cette fois encore M. de Rémusat était rendu sans partage à sa famille, à ses amis, à ses études, et personnellement il s’en félicitait plutôt que de s’en plaindre ; mais bientôt, une vacance s’étant produite dans la députation de la Haute-Garonne, la candidature lui fut offerte par le parti républicain, qui, reconnaissant son tort, voulait le réparer. C’était le moment où se faisait la tentative de restaurer une monarchie plus impopulaire encore dans les campagnes que dans les villes. M. de Rémusat commença par refuser; mais le mouvement était général, les paysans y prenaient part comme les ouvriers, on le menaçait de le nommer sans son consentement, et malgré sa résistance une grande majorité l’envoya reprendre sa place sur les bancs de la chambre. A peine y était-il assis qu’une mission importante lui fut confiée. Après la lettre inattendue du comte de Chambord, ses partisans eux-mêmes n’avaient plus osé proposer de lui offrir la couronne, et ils s’étaient ralliés à l’idée de prolonger pendant quelques années les pouvoirs du maréchal Mac-Mahon; il restait seulement à savoir si cette prolongation serait pure et simple ou si elle se lierait au vote des lois constitutionnelles. M. de Rémusat fut nommé président de la commission chargée d’examiner cette grave question, et, sous sa direction, elle se prononça pour que la constitution fût faite en même temps que les pouvoirs du président seraient prorogés. Si cette proposition avait passé, l’organisation de la république se serait accomplie dix-huit mois plus tôt, et la constitution serait en pleine activité; mais les sentimens monarchiques de l’assemblée étaient encore trop vivans. M. de Rémusat n’eut plus alors qu’à suivre d’un œil attentif et inquiet les incidens divers qui ont préparé la sage résolution du 25 février.

Cependant la politique ne l’absorbait pas au point de lui faire abandonner ses études de prédilection, et dans l’hiver même de 1875, il publia deux volumes sur l’histoire de la philosophie en Angleterre depuis Bacon jusqu’à Locke. Après une exposition savante et lumineuse des circonstances qui ont présidé à la formation de la nation et de la langue anglaises, il passe en revue une foule de philosophes inconnus pour la plupart, mais parmi lesquels s’élèvent quelques noms fameux, ceux notamment de Milton, de Sidney, de Newton et de Hobbes. Il examine avec une sagacité pénétrante le rôle que chacun de ces hommes a joué dans l’histoire de la philosophie, les principes auxquels ils se sont rattachés, les idées nouvelles qu’ils ont mises en lumière, et il trouve que presque tous ils ont professé la religion naturelle ou le christianisme rationaliste, deux formes de penser qui ont entre elles beaucoup de rapports. Il fait pourtant une exception pour Hobbes, le défenseur de la tyrannie, le précurseur du positivisme moderne, dont la philosophie lui paraît aussi perverse que la politique. « C’est, dit M. de Rémusat, le seul des élèves de Bacon qui représente sans nuance et sans restriction l’empirisme ou le sensualisme absolu. » Il ajoute que bientôt son mépris pour l’humanité effaça à ses yeux toutes les notions de droit et de tort, de justice et d’injustice, et fît de lui l’adorateur systématique du pouvoir absolu. « Rien, disait Hobbes, de ce qu’un souverain peut faire à un sujet ne saurait être, sous aucun prétexte, appelé injustice... Tolérer qu’on professe la haine de la tyrannie,- c’est tolérer la haine de la chose publique. »

On comprend les sentimens qu’une telle doctrine devait inspirer à M. de Rémusat; aussi s’étonne-t-il que, dans ce siècle même, une philosophie aussi pernicieuse ait pu trouver faveur parmi des amis sincères de la liberté. Il reconnaît pourtant que, sans avoir autant d’imagination, autant d’éloquence, autant d’esprit que Bacon, Hobbes en a beaucoup encore, et que sur certaines questions il abonde en observations justes, neuves, ingénieuses; mais ce qui est funeste en lui, c’est le fond même des opinions, et il n’hésite pas avec Leibniz, avec Voltaire, avec Rousseau, à le signaler comme un des plus grands corrupteurs de la morale publique. Il en est tout autrement de Locke, homme intègre, patriote libéral, penseur ferme et serein, qui, tout en écrivant son beau livre sur l’Entendement humain, défendait envers et contre tous la liberté religieuse, et rédigeait sous le titre de Gouvernement civil le code des nobles principes qui devaient faire la force et l’honneur de l’Angleterre. Autant M. de Rémusat s’était montré sévère pour Bacon, autant il a d’admiration pour le philosophe modeste et sage qui a si bien su mettre sa vie d’accord avec ses doctrines. Cette vie, il la raconte avec une juste émotion, et il saisit encore cette occasion de déterminer le sens de la révolution qui a remplacé l’imbécillité fanatique des Stuarts par la clairvoyance libérale de Guillaume III ; mais il tient surtout à justifier le philosophe des conséquences que ses disciples ont tirées de son système. Il est vrai que son inimitié pour les idées innées de Platon lui a fait méconnaître la constitution propre de l’intelligence humaine et les vérités qui s’y rattachent nécessairement. Il est vrai encore qu’il n’admet pour source de nos connaissances que la sensation et la réflexion; mais il n’a pas poussé ce système jusqu’au bout, et ce n’est pas lui qui a dit « qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été dans les sens. » M. de Rémusat renvoie ce théorème de la philosophie sensualiste à ses vrais auteurs, à Condillac, à Condorcet, à Tracy. Ce que l’on peut, selon lui, reprocher à Locke, c’est d’avoir frayé le chemin que d’autres ont suivi. Il n’en reste pas moins, comme philosophe et comme chrétien rationaliste, le principal précurseur de la philosophie écossaise.

En publiant son Essai sur Locke au mois de février 1875, M. de Rémusat faisait son testament philosophique. Bientôt cette noble intelligence allait s’éteindre, ce cœur généreux allait cesser de battre. L’homme privé était au niveau du philosophe, de l’écrivain, de l’homme politique. On ne pouvait pas le connaître véritablement sans l’aimer, et ceux qui ont eu le bonheur de vivre dans son intimité peuvent seuls dire tout ce qu’il valait. Dans sa famille, il était l’objet d’une adoration passionnée à laquelle la mort a donné une nouvelle force. A l’Académie, où ses opinions n’étaient pas celles de tous ses confrères, il n’y avait qu’une voix sur son urbanité, sur son éclatante supériorité, sur l’indépendance et la fermeté de ses opinions. On regrettait depuis quelques années de ne plus l’y voir assez souvent; il y vint cependant le jeudi qui précéda sa maladie et il dit son avis dans une discussion importante. En sortant du palais de l’Institut, il prit froid, ce qui ne l’empêcha pas d’aller le soir au théâtre. Le lendemain, il était au lit, et quelques jours après il succombait, entouré de soins, dans la plénitude de sa connaissance. Il a couru sur ses derniers momens des versions diverses. Personne ne peut sonder le mystère de ses pensées à cet instant suprême ; tout ce que l’on peut dire, c’est qu’après de graves entretiens qu’on lui avait offerts et qu’il avait lui-même provoqués, il est mort avec les convictions spiritualistes qui avaient été celles de toute sa vie.

M. de Rémusat a eu le rare privilège de marquer dans ce siècle à trois titres différens : comme philosophe, comme écrivain, comme homme politique, et toujours il a su conserver son caractère propre. Philosophe, il n’avait aucun parti-pris, sauf sur quelques points où sa conviction était inébranlable, et quand une philosophie nouvelle apparaissait, il se plaisait à l’étudier non-seulement avec impartialité, mais encore avec le désir sincère d’y trouver quelque part de vérité. « Un trait de caractère, a dit avant moi M. Paul Janet, distinguait très particulièrement M. de Rémusat parmi les autres disciples de M. Cousin; il n’était pas parmi les satisfaits. Il faisait des réserves, il insinuait des objections. Comme Socrate, tout en restant fidèle aux grands principes de l’idéalisme spiritualiste, il aimait à montrer que ce que l’on sait le mieux, c’est qu’on ne sait rien. » Plus que personne, il haïssait le scepticisme; bien loin de s’y complaire, il lui était impossible de s’y résigner. Le besoin de la certitude, aiguillonné par l’esprit critique, était chez lui une passion. En métaphysique comme en morale, en psychologie comme en politique, il croyait fermement à la puissance de la raison humaine; il avait foi dans la vérité et ne désespérait jamais de l’atteindre ou de s’en rapprocher. Il avait horreur des conclusions décourageantes de cette philosophie terre à terre qui ne voit rien en dehors de l’expérience, qui n’admet rien en dehors des faits tangibles, et qui ferme systématiquement l’accès de la science à tout ce qui n’est pas susceptible de poids et de mesure. Il étouffait dans l’horizon étroit du positivisme moderne. Sans dédaigner le témoignage des sens, il avait le goût des hautes spéculations métaphysiques, il croyait à leur utilité, à l’efficacité de leur méthode, à la solidité de leurs résultats; mais en même temps il n’était pas de ces esprits faibles qui aiment à se faire illusion. Courageux avec lui-même autant que sincère avec les autres, il n’était pas homme à chercher un repos factice dans un aveuglement volontaire. Il avait au suprême degré cette droiture intellectuelle qui consiste à envisager loyalement ses propres doutes et à remettre en discussion, chaque fois qu’il le faut, les raisons de ce qu’on pense. Bien loin de se dissimuler les obscurités, les difficultés de sa croyance, il les examinait, il les pesait sans relâche, en les comparant aux imperfections des autres systèmes. Il apportait à ce perpétuel examen de conscience la secrète ardeur d’un esprit aussi avide de vérité que difficile à satisfaire et incapable de se tromper lui-même.

Telle était sa méthode préférée dans l’étude des problèmes qui intéressent la destinée humaine. Véritable éclectique par le tour de son esprit comme par la direction de ses recherches, jamais on ne sentait en lui l’avocat d’une opinion toute faite. C’est pourquoi dans ses critiques philosophiques il se montrait toujours si tolérant, si conciliant, si disposé à extraire de chaque doctrine ce qu’elle peut contenir de bon. Il pensait que les questions doivent toujours rester ouvertes et qu’il n’est pas permis à la philosophie plus qu’à la religion de les tenir pour définitivement closes. Ne restait-il pas dans tous les systèmes assez de points à éclaircir, assez de contradictions à aplanir, et comment y parviendrait-on, si la liberté de penser n’était pas entière? C’était là le dernier mot de sa philosophie, et il ne reconnaissait à aucune autorité le droit de lui imposer ses arrêts.

L’écrivain n’est pas moins supérieur que le philosophe. Rien de cette langue lâche, terne, vulgaire, souvent incorrecte, à laquelle beaucoup d’écrivains de notre temps sont entraînés par les improvisations de la presse. Rien de cette solennité d’emprunt, de cette pompe artificielle sous laquelle tant d’hommes experts dans l’art d’écrire dissimulent imparfaitement la banalité des pensées. Tout au contraire un tour rapide, une allure indépendante et variée, une langue ferme dans sa souplesse, sobre dans sa richesse, pleine de délicatesse et d’originalité, qui suit sans effort le mouvement de l’esprit, qui exprime exactement toutes les nuances de la pensée. Il écrivait en homme nourri de la lecture des classiques anciens, mais qui ne se refuse pas aux innovations. Il avait d’ailleurs une extrême facilité de travail, et je l’ai vu chez lui à la campagne laisser la porte de son cabinet ouverte et continuer à écrire tout en prenant part à la conversation. Et pourtant nulle négligence dans ses écrits; toujours l’expression juste et le mot propre. Même dans ses œuvres les plus littéraires, il s’abstient de ces morceaux colorés outre mesure qui plaisent aux imaginations blasées, comme de cette emphase oratoire qui est le propre des écrivains dogmatiques. Son style vif, leste, animé, rappelle mieux le siècle de Voltaire que le siècle de Bossuet. On y sent avec une sincérité mâle la réserve d’un esprit fier et discret qui aime à s’ouvrir, mais qui n’aime pas à se livrer. Quelquefois, quand l’émotion est forte, on y trouve une élévation d’autant plus grande qu’elle est plus naturelle, des accens d’autant plus pénétrans qu’ils sont moins cherchés; mais ordinairement ce n’est pas ainsi qu’il captive et entraîne : c’est par la suite dans les idées, par la justesse du ton, par la force du raisonnement, c’est aussi par le charme de l’esprit répandu sur les matières les plus arides. Il y a peut-être de nos jours des écrivains plus passionnés et plus profonds en apparence ; on n’en peut pas citer un seul qui ait plus d’esprit, et un esprit de meilleur aloi. On a même prétendu qu’il en avait trop pour être compris et goûté de tout le monde. Si c’est là un défaut, c’est un défaut rare et qui doit être aisément pardonné.

Pour peindre dans ce travail l’homme politique, je n’ai eu qu’à rassembler les divers actes de sa vie et quelques fragmens de ses écrits. J’ai pu ainsi montrer en M. de Rémusat un excellent citoyen, un patriote sincère, un vrai libéral, ennemi de tous les excès et de toutes les bassesses, noblement conséquent dans sa conduite et prêt à tout subir plutôt que de se courber un instant devant la force. Qu’on le suive depuis le premier jusqu’au dernier acte de sa vie; qu’on le voie dénonçant publiquement en 1830 le coup d’état de Charles X et résistant en 1851 à l’usurpation plus coupable encore de Napoléon Bonaparte; qu’on l’entende flétrissant les folies de la restauration et les hontes de l’empire, et qu’on dise s’il y a un ami de la liberté qui ait plus de droits que lui à la reconnaissance publique. Aujourd’hui, il est vrai, par une étrange interversion des rôles, c’est la révolution de 1830, c’est la résistance à l’empire, qui sont qualifiées de criminelles par ceux qui désirent le retour d’un passé absurde ou odieux; mais la France sait à quoi s’en tenir. M. de Rémusat d’ailleurs était bien loin de prétendre que ses amis et lui-même fussent exempts de toute faute. Il reprochait aux hommes de 1830 de ne s’être pas assez préoccupés des classes ouvrières, et quand en 1848 chaque jour voyait éclore quelque panacée qui, disait-on, pouvait guérir tous les maux de la société, il se demandait si, au milieu de tant d’extravagances, on ne pouvait pas découvrir quelque chose de sérieux et d’utile; mais ce qu’il détestait par-dessus tout, ce qu’il a poursuivi de ses sarcasmes sous tous les gouvernemens, ce sont ces courtisans de la force qui désertent leur cause dès qu’ils la croient vaincue pour se rattacher à la cause victorieuse. Aussi tolérant en politique qu’en philosophie, il honorait dans ses adversaires toute conviction sincère et désintéressée; il méprisait profondément, même chez ses compagnons d’armes, toute opinion et toute conduite fondées sur le calcul. J’ai, dans le cours de cet écrit, cité plusieurs morceaux où ce sentiment éclate avec une grande vivacité, et j’aurais pu en citer beaucoup d’autres. C’est que pour lui la question d’honnêteté était la première de toutes, et que ce mot si souvent répété le lendemain des révolutions : «puisqu’il y a un gouvernement établi, il vaut mieux qu’il soit servi par nous que par nos adversaires, » lui paraissait un des mots les plus corrupteurs de la morale publique.

Assurément M. de Rémusat ne dédaignait pas le succès; mais il ne croyait pas qu’il fût permis de l’obtenir à tout prix, en foulant aux pieds les lois de la morale et de la justice. Ce principe, il l’appliquait à l’histoire aussi bien qu’à la politique du jour. Qu’on lise l’étude sur Richelieu qu’il a publiée dans la seconde édition de Passé et présent, et l’on verra que, sans contester le moins du monde les services que ce grand ministre a rendus à la puissance et à l’unité de la France, il n’hésite pas à se séparer des historiens qui amnistient en faveur du but la violence et l’iniquité des moyens. Sur le but même, il a des doutes, surtout en ce qui touche à la politique intérieure de Richelieu, et il n’admet pas « qu’une nation doive se trouver heureuse et reconnaissante lorsqu’elle voit ses intérêts sauvés aux dépens de ses droits, lorsqu’elle échange le désordre contre la servitude. » Selon lui, « une pareille politique pervertit profondément le sens moral des nations, enhardit au mal les partis et les pouvoirs à venir, corrompt d’avance jusqu’aux révolutions futures. » Il n’est pas loin de dire avec Montesquieu que « les plus méchans citoyens de France furent Richelieu et Louvois, » et il les accuse d’avoir, en créant la monarchie absolue, préparé les excès de la révolution.

Je pourrais m’arrêter ici; mais ce que M. de Rémusat disait de M. Cousin à l’Académie, on peut le dire de lui-même. On n’aurait eu de lui qu’une idée incomplète, si on s’était contenté de le lire. Il fallait l’entendre dans un salon, saisissant au vol tous les sujets de conversation, depuis les plus légers jusqu’aux plus graves, et leur donnant à tous le tour ingénieux et brillant qui lui était propre. On était ébloui par la nouveauté des aperçus, par l’originalité des rapprochemens, par l’imprévu des saillies, par la finesse des traits, par la sûreté du bon sens, par la vigueur et la justesse d’une dialectique acérée, mais courtoise et qui accablait ses contradicteurs sans avoir l’air de les toucher. Il causait sans éclat de voix, sans gestes, sans apprêt, sans rien de cette mise en scène qu’aiment parfois les causeurs célèbres, du ton d’un homme qui pense à haute voix. Il était quelquefois difficile pour ceux qui le connaissaient mal de démêler, à l’expression de son visage et à l’accent de sa parole, s’il voulait plaisanter ou parler sérieusement. Railleur sans méchanceté, caustique et indulgent, M. de Rémusat employait souvent l’arme de l’ironie, tout en se défendant d’enfoncer le dard trop avant. Profondément sensible au ridicule, comme tous les esprits justes et fins, merveilleusement prompt à le saisir et à l’exprimer, il n’en restait pas moins équitable pour ceux aux dépens desquels il égayait parfois sa verve railleuse. Il excusait même, en les expliquant, les erreurs et les petitesses des autres, et l’on était souvent étonné de lui voir prendre avec ardeur la défense de ses adversaires contre des critiques passionnées et injustes. Il n’était impitoyable que pour les actions basses et les doctrines malhonnêtes. Au fond, personne n’avait le sens de l’admiration plus vif que ce prétendu sceptique; personne n’apportait une plus grande chaleur de cœur dans toutes les questions qui touchaient à la morale et à la destinée humaine, sous toutes les formes. Si par hasard, au cours d’un entretien léger, après avoir dit son avis sur un roman ou sur une pièce de théâtre, il rencontrait inopinément sur son chemin quelque question philosophique ou politique, le railleur disparaissait soudainement pour faire place au défenseur éloquent du spiritualisme ou de la liberté. Du temps où l’on causait à Paris, la présence de M. de Rémusat dans un salon était une véritable fête. C’en était encore une dans ces dernières années pour sa famille et pour ses amis; mais depuis qu’il avait quitté les affaires, il allait peu dans le monde, et c’est dans l’intimité seulement qu’on retrouvait l’admirable causeur d’autrefois.

M. de Rémusat était un des derniers survivans de cette forte génération qui, née à la vie politique sous la restauration, a vu la révolution de 1830 et s’y est cordialement associée. Heureusement le plus éminent de tous reste encore plein de vie et de courage; mais M. de Rémusat était son premier lieutenant, et c’est une grande douleur que de le voir disparaître après le duc de Broglie, M. Odilon Barrot, M. Cousin, M. Guizot, M. Jouffroy, M. Duchâtel, M. Villemain, M. Saint-Marc Girardin, M. Vitet. Entre lui et ceux qui l’ont précédé dans la tombe, il serait inconvenant d’établir une comparaison; mais on peut dire sans crainte qu’aucun d’eux n’a eu plus de droits au respect et à la reconnaissance des sincères patriotes et des vrais amis de la liberté. Ce n’est pas seulement dans les sciences politiques que la mort de M. de Rémusat laisse un vide irréparable, c’est aussi dans les sciences philosophiques, dans les lettres et dans cette vie sociale dont il était le type excellent. Depuis qu’il a cessé de vivre, il a eu l’heureux privilège d’être loué par tous les partis, un seul excepté, et cette exception même est un titre d’honneur. Le blâme dont ce parti poursuit sa mémoire au milieu des marques universelles de l’estime et de l’admiration publiques est le plus grand hommage qui puisse lui être rendu, celui qu’il eût préféré sans doute, si, dans son désintéressement de tout ce qui touchait à sa personne, il eût pris la peine de songer d’avance au jugement de la postérité. La haine de certains apologistes du second empire ne pouvait manquer au grand honnête homme dont on peut faire cet éloge bien rare, qu’il est toujours resté dans la vie publique le modèle accompli du vrai philosophe.

En terminant cette étude, il est un vœu déjà souvent formé que je renouvelle au nom des nombreux admirateurs de M. de Rémusat, c’est que toutes ses œuvres inédites, littéraires ou autres, soient intégralement publiées. Je sais que son fils le veut, et il fait bien. La meilleure manière d’honorer un pareil homme, c’est de le montrer tout entier.


P. DUVERGIER DE HAURANNE, ancien député.

  1. Sainte-Beuve, Portraits de femmes, — Mme de Rémusat.
  2. Derniers Portraits, par Sainte-Beuve. — M. de Rémusat.
  3. Je copie ces paroles dans un récit de la coalition que j’ai écrit pendant l’été qui l’a suivie.