Charles Lamb, sa vie intime et littéraire

CHARLES LAMB


SA VIE INTIME ET LITTÉRAIRE.




Final Memorials of Charles Lamb, by Th. Talfourd. — London, Edward Moson.




I

Quatre personnes sont réunies dans un triste salon dont l’ameublement usé reluit, aux derniers rayons du jour, de cette propreté grise et froide qui est la morne élégance de la pauvreté. Auprès de la cheminée, deux vieilles femmes, dont l’une est clouée à sa chaise longue par la paralysie, s’entretiennent des affaires du ménage. Un vieillard assis devant une table bat d’un mouvement machinal un jeu de cartes et joue avec lui-même un fantastique piquet dont sa main droite et sa main gauche sont les partners. Vis-à-vis du pauvre joueur, une jeune femme travaille avec une activité fébrile à un ouvrage d’aiguille, parfois elle relève avec impatience sa tête fatiguée, et un brusque sentiment d’irritation allume ses yeux ; mais son regard reprend bientôt l’expression profonde, la résignation éteinte et timide que les angoisses de la gêne donnent de bonne heure aux natures méditatives et souffrantes. Le vieillard en enfance est, son père, la paralytique est sa mère, l’autre vieille dame est une tante. De temps en temps, au milieu d’un silence, la douleur arrache un gémissement à la mère, et la fille court à elle et la replace avec mille soins sur sa chaise. Quand il a fini sa partie fabuleuse, le bonhomme, en ramassant les cartes, demande pourquoi Charles n’est pas encore rentré. La mère répond par une aigre réflexion sur l’ingratitude et la négligence des enfans : « On a fait de Charles un savant ! Charles muse devant l’étalage d’un bouquiniste où bavarde avec Coleridge ; il pense bien à ses parens ! — Un travail extraordinaire l’aura retenu plus tard au bureau, réplique Mary, empressée à défendre son frère. — Oh ! les enfans se soutiennent tous, reprend la mère avec amertume. — Charles est un bon fils, dit la tante, intervenant avec sa voix douce au secours de son neveu et de Mary. — Charles est votre gâté, dit sèchement la malade. » Au même instant, Charles ouvre la porte. C’est un jeune homme de vingt ans, corps frêle, figure spirituelle et rêveuse, regard distrait, mais égayé d’un sourire intérieur. Il s’informe avec inquiétude de l’état de sa mère, fait une caresse espiègle à la bonne tante, serre tendrement et longtemps la main de sa sœur ; puis, s’installant bravement vis-à-vis de son père, il fait claquer les cartes dans ses doigts et, au milieu des gronderies maternelles, joue jusqu’au dîner avec le bonhomme ravi.

Telle est la scène qui se passait à peu près chaque soir, au commencement de l’année 1795, dans une pauvre maison du vieux Londres, au sein de la famille de Charles Lamb. Vous vous souvenez de la figure de Charles Lamb, car M. Chasles l’a retracée dans ce recueil avec ses touches les plus fines, les plus délicates, les plus vives, les plus originales et comme un peintre amoureux de son œuvre et qui s’y mire[1] ; mais, au moment où M. Chasles nous parlait du plus curieux et du plus aimable des humoristes de ce siècle, l’Angleterre elle-même ne connaissait point encore Charles Lamb tout entier. Un de ses amis, M. Talfourd, avait bien publié de lui un intéressant volume de lettres familières : nous avions vu l’écrivain capricieux et naïf dans ses relations intimes ; nous avions été introduits chez lui, mais nous étions, pour ainsi dire, restés au salon ; nous n’avions pas pénétré dans la retraite la plus cachée de cette existence attachante et singulière ; nous en ignorions le secret douloureux et profond. Aujourd’hui les motifs qui avaient arrêté à cette limite la première publication de M. Talfourd n’existent plus ; les personnes dont le secret de Lamb était aussi le secret sont mortes : M. Talfourd vient donc de nous livrer sans réticence toutes les lettres de Lamb. Les mystères de ce caractère aimable et bizarre sont maintenant dévoilés. Les contrastes de cette fine bonhomie, de ce style savoureux et brisé, de cet esprit sensible et railleur, de cette fantaisie qui avait des larmes dans le sourire, sont, à présent éclairés. La vie explique l’écrivain, et la vie de Lamb, cette vie que nous figurions si unie, si simple, si douce, enfantine presque, cache un drame terrible et un héroïsme surhumain.

Charles Lamb vivait donc en 1795 dans l’intérieur que nous avons essayé de décrire. Sa famille, éprouvée par tous les malheurs, était de celles pour lesquelles il a été dit : heureux ceux qui souffrent ! Elle n’avait pour subsister qu’une petite pension de retraite du vieux père, le mince traitement de Charles, employé depuis trois ans dans les bureaux de la compagnie des Indes, et une faible rétribution payée par la tante pour son entretien : ressources si insuffisantes, que Mary était obligée d’y joindre le travail de ses mains. L’oppression de la maladie s’ajoutait encore aux privations de la pauvreté, et Lamb consacrait à l’amusement du vieillard tombé en enfance le même temps et les mêmes soins que sa sœur Mary donnait au soulagement de sa mère. Jusque-là, pour lutter contre les douleurs et les tristesses de cette vie, Lamb avait eu trois choses : l’amitié de Coleridge, un rêve d’amour, et l’affection de sa sœur. La poésie s’incarnait pour lui dans son unique ami, le brillant, l’éloquent, l’enthousiaste Coleridge ; mais Coleridge venait de quitter Londres. Pendant les derniers mois qu’il y était resté, Lamb avait passé de délicieuses soirées avec l’éclatant poète dans sa petite chambre de l’hôtel de la Salutation, tous deux seuls, fumant, prenant du thé, s’enivrant ensemble de poésie avec la sympathie exaltée de deux jeunes ames qui se fécondent l’une l’autre. Innocentes débauches d’esprit ! C’étaient les seules que Lamb eût connues, et maintenant que Coleridge était parti, ce souvenir, devenu pour lui une chère rêverie, demeurait sa distraction préférée. Une vision amoureuse y venait mêler une autre image et un autre regret : c’était un de ces précoces amours, tels que l’enfance les entrevoit et les aspire. Lamb le chantait dans des sonnets simples, familiers, d’un parfum aussi léger que le doux fantôme auquel il les adressait : « Nous étions deux gentils enfans ; elle était plus jeune, plus jeune et de beaucoup plus belle. Il y eut un temps où tous deux nous aimions à nous trouver ensemble, un temps où nous pleurions tous deux quand on nous séparait… Bien-aimée ! qui pourra me dire où tu es, dans quel délicieux Eden on te trouve, pour que je te puisse aller chercher à travers le monde immense. » Poétique enfantillage ! et lorsqu’on voit dans ses lettres à Coleridge comme Lamb discute ses sonnets vers par vers, on ne sait ce qu’il occupe le plus, dans ce jeu, du triage des mots, ou du sentiment qu’ils expriment, il fallait s’arrêter à ces pâles amours, car ce sont les seules qui aient effleuré la vie de Lamb. Elles s’effacèrent devant l’amitié de sa sœur, à qui il disait en ce temps-là d’une voix plus émue : « Si quelques paroles amères sont tombées de mes lèvres, ou quelque plainte chagrine, ou quelque dur reproche, ce n’était que l’erreur d’une ame malade et d’une pensée troublée ; que ces vers soient ma pauvre réparation !… Tu as souvent écouté le triste chant de mon amour malade, pleurant mes peines avec moi, qui paie si mal la dette d’amour que je te dois, Marie, toi mon amie et ma sœur ! » Pauvre Lamb ! on va voir s’il paya faiblement cette dette ; il la paya avec sa vie !

Ce terne isolement où Lamb se trouva délaissé au milieu de l’année 1795 lui fut fatal. Il y avait dans sa famille une disposition à la folie : elle s’aggrava en lui par ce penchant à la rêverie qui devient un besoin et une volupté pour les ames tendres chassées par mille dégoûts de la réalité qui les entoure. Un jour que l’esprit de Lamb était parti pour un de ses fantasques voyages, la folie prit dans sa tête la place vide. Lamb fut enfermé plusieurs semaines dans un hospice d’aliénés. En sortant de sa prison, il courut écrire à Coleridge. Il lui parla de sa folie avec un touchant enjouement. « Coleridge, lui disait-il, je ne sais quelles scènes de souffrances vous avez traversées à Bristol ; quant à moi, ma vie a été légèrement variée dans ces derniers temps. Les six semaines qui ont fini l’année dernière et commencé celle-ci, votre très humble serviteur les a passées fort agréablement dans une maison de fous à Hoxton. Je suis devenu maintenant un peu raisonnable et je ne mords personne ; mais j’étais fou, et mon imagination m’a entraîné dans une multitude de divagations, de quoi faire un volume si on les contait. » Il y revenait dans une autre lettre, en rappelant les jouissances qu’il avait goûtées dans l’intimité de Coleridge, en peignant la tristesse de la solitude morale où il était retombé après le départ de son ami. « Vous vîntes à Londres, et je vous vis dans un moment où votre cœur saignait de blessures récentes. Comme vous, je souffrais d’une espérance déçue ; « vous aviez des chants dont les pleurs consolent ceux qui pleurent ; » mes oreilles les aspiraient avec sympathie, et ils vibraient doucement sur mon ame. En relisant dans votre petit volume la pièce que vous appelez le Soupir, je croyais vous entendre. Je me figurais la petite chambre enfumée de la Salutation, où nous sommes restés ensemble dans les nuits d’hiver, berçant nos peines avec la poésie. Quand vous avez quitté Londres, je me sentis un vide effrayant dans le cœur. Je me trouvai au même instant violemment séparé de deux êtres chéris. Avec quel bonheur j’aurais parcouru avec vous le sentier de la vie ! Vous aviez mêlé à vos causeries tant de charmantes images, que j’oubliais mon chagrin ; mais, en votre absence, le flot de la mélancolie est retombé sur moi et a submergé ma raison. Je suis guéri, mais j’éprouve une stupeur qui me rend indifférent aux espérances et aux craintes de cette vie. Parfois je veux me tourner vers la religion, mais les habitudes sont fortes, et mes ferveurs se bornent hélas ! à quelques momens fugitifs de dévotion solitaire. Votre correspondance m’a relevé de ma léthargie et m’a rendu le sentiment de l’existence. Continuez-la : je ne vous serai pas très importun. Je vous amuserai quelque jour du récit de mon étrange folie. Parfois je jette en arrière, sur l’étal où je me suis trouvé, un triste regard d’envie ; car, tant qu’il a duré, j’ai eu beaucoup d’heures de pur bonheur. Ne croyez pas, Coleridge, avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de la fantaisie, si vous n’avez été fou. Tout maintenant me semble insipide, en comparaison. » On sent à chaque ligne que cette correspondance est la vie de Lamb. Coleridge allait publier un nouveau volume de vers ; en ami fraternel, il voulut que Lamb joignît ses sonnets à sa gerbe. Lamb s’amusait de cette publication ; nourri de la lecture des poètes du XVIe siècle, romantique comme son ami, il discute avec une délicatesse de goût infinie la couleur des mots, la finesse des tours, les coquetteries de l’expression poétique. Dans son beau feu, il se prend à espérer ; mais il ajoute aussitôt avec une gracieuse humour : « L’Espérance est une fillette charmante, vive, à l’œil bleu, et je suis toujours enchanté de sa compagnie ; — mais je me passerais volontiers du visiteur qu’elle amène après elle, sa sœur cadette, la Crainte, une méchante enfant aux joues pâles, timide, palpitante, qui se pend aux cordons du tablier de sa sœur et veut aller partout où elle va. » Et comme le pauvre garçon, à peine échappé à la folie, est reconnaissant des attentions de Coleridge ! « Merci de vos fréquentes lettres ; vous êtes le seul correspondant, et je puis ajouter le seul ami, que j’aie au monde. Je ne vais nulle part et n’ai point de connaissance. Lent de paroles et réservé de manières, personne ne recherche ma société on ne s’en soucie, et on me laisse seul. A… me fait quelques visites, comme pour s’acquitter d’un devoir, et reste à peine dix minutes. Jugez donc combien je vous suis reconnaissant de vos lettres. Cependant que cette correspondance ne vous soit pas à charge. » Il revient plusieurs fois sur cette recommandation avec un scrupule qui attendrit. « Coleridge, pour un flâneur comme moi, écrire et recevoir des lettres est une chose fort agréable, mais je ne veux point empiéter sur votre temps, je n’exige pas de très fréquentes réponses. Réservez-moi les heures de lassitude ; écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire. » On dirait la sollicitude inquiète d’une femme aimante qui va au-devant de tous les sacrifices, de peur de perdre, en la fatiguant trop, une affection nécessaire à son bonheur.

Le malheureux jeune homme s’efforçait ainsi de reprendre à la vie ; il était revenu à ses occupations ordinaires, passant les matinées dans les bureaux de la compagnie des Indes, et, le soir, jouant aux cartes avec son vieux père ou écrivant à Coleridge, lorsqu’un affreux malheur vint frapper sa famille, vouée à je ne sais quelles fatales expiations. Sa sœur avait déjà donné des signes de dérangement d’esprit. Ses journées consacrées à des travaux incessans, ses nuits dévorées par l’insomnie auprès de sa mère, achevèrent d’épuiser sa raison. Prise un jour d’un transport frénétique, elle tua sa mère. Le Times du 26 septembre 1796 contenait sur cette épouvantable scène les détails suivans consignés dans le style impassible et tragique d’un procès-verbal. « Vendredi après-midi, le coroner et un jury ont examiné le cadavre d’une dame du voisinage d’Holborn, laquelle mourut des suites d’une blessure qu’elle avait reçue de sa fille le jour précédent. Il paraît, d’après l’enquête, que, tandis que la famille se préparait à dîner, la demoiselle prit un couteau sur la table et en menaça une petite fille, son apprentie, qu’elle poursuivait autour de la chambre. À la voix de sa mère, qui cherchait à la retenir, elle renonça à son premier objet et s’avança vers sa mère en poussant des cris perçans. Le bruit amena vite le maître de la maison, mais il était trop tard. Il trouva la mère sans vie percée au cœur sur son fauteuil, la fille se tenant sur elle d’un air égaré, le couteau à la main, et le vieillard, son père, pleurant à côté, le front saignant et meurtri par une fourchette que la fille avait lancée avec fureur dans la chambre. — Peu de jours auparavant, la famille avait observé chez cette demoiselle quelques symptômes de folie, lesquels s’accrurent mercredi soir, au point que, le lendemain matin de bonne heure, son frère alla chercher le docteur Pitcairn ; mais ce gentleman n’était pas chez lui. — Il semble que la jeune dame a déjà eu une fois la tête dérangée. — Le jury a rendu un verdict de folie. »

Lamb écrivit à Coleridge :


« MON TRÈS CHER AMI,

« White, où quelqu’un de mes amis, où les papiers publics, vous ont appris en ce moment les terribles calamités qui sont tombées sur notre famille. Je ne vous en dirai qu’un mot. Ma pauvre sœur, ma sœur chérie, dans un accès de folie, a donné la mort à sa propre mère. Je ne suis arrivé que pour lui arracher le couteau des mains. Elle est à présent dans une maison de fous, d’où je crains qu’on ne la transporte dans un hôpital. Dieu m’a conservé la raison ; je mange, je bois, je dors, et je crois que mon jugement est très sain. Mon pauvre père a été légèrement blessé, et je reste pour prendre soin de lui et de ma tante. M. Norris, de l’école des habits bleus, a été très bon pour nous ; nous n’avons pas d’autre ami ; mais, Dieu merci ! je suis très calme, maître de moi, et capable de faire ce qui reste à faire. Écrivez-moi une lettre aussi religieuse que possible, mais ne faites pas mention de ce qui est arrivé. Pour moi, le passé n’existe plus, et j’ai quelque chose de mieux à faire que de sentir.

« Que le Dieu tout-puissant nous ait en sa garde.

« C. LAMB.


« Ne me parlez pas de poésie ; j’ai détruit jusqu’au dernier vestige des vanités de cette sorte.

« Votre jugement vous convaincra qu’il ne faut rien dire de cela à votre chère femme. Veillez à votre famille ; il me reste assez de raison et de force pour avoir soin de la mienne. Je vous en prie, ne songez pas à venir ; écrivez. Je ne voudrais pas vous voir si vous veniez. Que le Dieu tout-puissant vous aime et nous tous.

« C. LAMB. »


C’est le premier moment de la douleur, la douleur muette qui refoule au fond du cœur les sanglots brisés et s’échappe çà et là en quelques mots brefs, entrecoupés. Lamb n’a plus qu’une pensée : ne pas devenir fou ! S’il était fou, que feraient son père idiot, sa tante mourante sa pauvre sœur, parricide involontaire, jetée dans un hospice ? Maintenant il ne lui est plus permis d’être fou ; ce jeune homme qui sort lui-même d’une maison d’insensés, qui tout à l’heure regrettait presque la folie comme l’extase de la vie, ramasse tout ce qu’il a de raison et de force contre sa propre sensibilité. Il ne sera plus fou ; le sentiment du devoir fait en lui un miracle ; le dévouement vaincra la folie. Plus tard, par momens la source des larmes se gonflera dans sa poitrine et débordera en spasmes violens et rapides ; quelquefois un hoquet perçant déchirera ses paroles froides et composées. Sa seconde lettre à Coleridge raconte la lutte poignante et sublime qui tour à tour brise et raffermit cette ame héroïque.


« MON TRÈS CHER AMI,

« Votre lettre a été pour moi un inestimable trésor. Ce sera une consolation pour vous, je le sais, d’apprendre que notre situation s’améliore un peu. Ma Pauvre chère sœur, malheureux et involontaire instrument des jugemens du Tout-Puissant sur notre famille, est revenue à la raison et au souvenir affreux de ce qui s’est passé ; sentiment terrible et qui pèsera sur elle jusqu’à la fin de sa vie, mais tempéré par la résignation et une juste appréciation de son malheur. Déjà, dans sa convalescence, elle sait distinguer une action commise dans un accès de fièvre chaude d’un crime horrible, le meurtre d’une mère. Je l’ai vue. Je l’ai trouvée, ce matin, calme et sereine ; loin, bien loin d’une sérénité indécente et oublieuse : elle est émue douloureusement, mais tendrement, de ce qui est arrivé. Depuis le commencement, quelque affreux et désespéré que paraît son mal, j’ai eu assez de confiance dans la force de son ame et ses principes religieux pour prévoir le temps où elle pourrait même recouvrer sa tranquillité. Dieu soit loué ! Coleridge, c’est une chose miraculeuse ; mais je suis toujours resté recueilli et calme ; même en ce jour épouvantable, et au milieu de cette terrible scène, j’ai conservé une tranquillité que les assistans ont pu prendre pour de l’indifférence, une tranquillité qui n’était pas celle du désespoir. Est-ce une folie ou un péché de dire que c’est un principe religieux qui m’a surtout soutenu ? Je sentais que j’avais quelque chose de plus à faire que de me livrer aux regrets. Dans cette première soirée, ma tante gisait insensible comme une morte ; mon père, avec son pauvre front entouré de linges, blessé par une fille qu’il aimait tendrement, et qui ne l’aimait pas avec moins de tendresse ; ma mère, cadavre assassiné dans la chambre voisine, et cependant je me suis merveilleusement soutenu. Je ne fermai pas les yeux cette nuit-là, mais je restai couché sans terreurs et sans désespoir. Je n’ai pas perdu le sommeil depuis. J’avais sur moi tout le poids de la famille, car mon frère, en tout temps peu disposé à soigner des vieillards et des infirmes, était maintenant exempté de ce devoir par sa jambe malade, et je restais seul. Un petit incident vous donnera une idée de la manière dont je gouverne mon esprit. Un jour ou deux après le jour fatal, nous eûmes à dîner une langue que nous avions salée à la maison il y a quelques semaines, Comme je m’assis, j’eus une espèce de remords. Cette langue, la pauvre Mary l’avait préparée pour moi, et je pouvais en manger lorsqu’elle était si loin, elle ! Une pensée me vint et me soulagea ; si je m’abandonne à ces sentimens, il n’y aura pas une chaise, une chambre, un objet dans notre appartement qui ne réveille en moi les douleurs les plus aiguës ; il faut que je m’élève au-dessus de ces faiblesses. J’espère que ce n’était pas manquer à la sensibilité vraie. Cependant je ne me suis pas laissé mener trop loin. Le second jour (je date du jour des horreurs), suivant l’usage dans ces circonstances, il y avait, je crois, une vingtaine de personnes soupant dans notre chambre ; on me décida à manger (car je n’ai jamais refusé de manger). Ils menaient tous les choses assez gaiement dans la chambre. Quelques-uns étaient venus par amitié, quelques-uns par un empressement curieux, d’autres par intérêt ; j’allais prendre part à leur souper, lorsque le souvenir me vint que ma pauvre mère morte était étendue à côté, dans la chambre voisine, une mère qui, durant sa vie, n’avait rien désiré que le bonheur de ses enfans. L’indignation, la rage de la douleur, une espèce de remords, s’emparèrent de moi. En proie à une agonie d’émotion, j’entrai machinalement dans la chambre voisine, et je tombai à genoux auprès du cercueil, demandant pardon au ciel et quelquefois à elle de l’avoir si tôt oubliée. Le calme revint ; c’est la seule émotion violente qui m’ait dominé, et je crois que cela m’a fait du bien.

« Je vous raconte ces choses, parce que j’aime vous donner un fidéle journal de ce qui se passe en moi. Nos amis ont été très bons. Sam Le Grice, qui était en ville, resta avec moi les trois ou quatre premiers jours, et fut un frère, me donnant tout son temps, amusant mon pauvre père ; il lui parlait, lui faisait des lectures, jouait aux cartes avec lui (la mémoire du pauvre vieux est si courte qu’il jouait aux cartes, comme s’il ne s’était rien passé, tandis que le coroner faisait son enquête)… M. Norris, de l’hôpital du Christ, a été un père pour moi, Mme Norris une mère, quoique nous ayons peu de droits sur eux. Un gentleman, frère de ma marraine, de qui nous n’avions aucun motif d’attendre un pareil secours, a envoyé à mon père 20 livres, et, pour couronner tous les bienfaits de Dieu sur notre famille en un pareil moment, une vieille dame, cousine de mon père et de ma tante, qui a de la fortune, prendra ma tante chez elle, et entourera d’aises les courts momens qu’il lui reste à vivre. Ma tante est remise, et aussi bien que jamais ; l’idée de s’en aller lui sourit fort ; elle nous abandonne généreusement l’intérêt de son petit pécule (qu’elle payait à mon père pour sa pension). En comptant cela, nous avons, mon père et moi, pour nous deux et une vieille servante qui le soigne quand je suis dehors, 170 où 180 livres par an, sur lesquelles nous pouvons bien épargner 50 où 60 livres au moins pour Mary pendant le temps qu’elle restera à Islington, et elle doit y rester tant que son père vivra… La bonne dame de la maison des fous et sa fille, une élégante et charmante jeune femme, sont éprises d’elle, et je tiens de la propre bouche de ma sœur qu’elle les aime beaucoup et veut rester avec elles. Pauvre créature ! l’autre matin, elle leur disait qu’elle savait qu’elle était à Bedlam pour la vie ; qu’un de ses frères le voulait ainsi, l’autre non, mais serait obligé de céder ; que souvent, en passant devant la maison des fous, elle avait pensé : « Mon destin est de finir là mes jours, » s’étant aperçue quelquefois d’une certaine légèreté dans sa pauvre tête… Si mon père, une vieille domestique et moi, nous ne pouvons vivre, et vivre comfortablement, pour 130 où 120 livres par an, nous irons à petit feu ; mais je ne veux pas que Mary aille à l’hôpital… Ma pauvre sœur est la seule personne que j’aie jamais vue en ce monde sans la moindre teinte d’égoïsme. Je m’étendrai sur ses qualités, pauvre chère ame, dans une autre lettre, pour ma propre satisfaction, car je la comprenais profondément ; si je ne me trompe, dans la situation la plus déchirante où jamais être humain se soit trouvé, elle aura toujours l’ame grande et aimable. Dieu la conserve dans l’état d’esprit où elle est !

« C. LAMB. »


« Les circonstances favorables dont je vous ai parlé ont presque entraîné mon esprit à l’extrémité opposée au désespoir. Je courais le danger de me trouver trop heureux. Votre lettre m’a ramené à ma première impression. J’espère (quant à Mary, j’en peux répondre), mais pour moi, j’espère que je garderai toute ma vie le souvenir et l’impression de ce qui s’est passé, aussi vivant qu’à présent. Ce n’est point une chose légère, et Dieu ne veut point qu’elle soit prise légèrement. Je serai sérieux, circonspect et profondément religieux, tant que je vivrai, et ainsi nous pourrons tous deux échapper à la folie dans l’avenir, s’il plaît à Dieu !

« C. L. »


La convalescence de la pauvre folle continua ; Lamb en épiait les progrès avec une tendre inquiétude. « Mary, disait-il un jour à son ami, est sereine et gaie. Je n’ai pas sur moi une petite lettre qu’elle m’a écrite, car, bien que je la voie presque chaque jour, c’est un plaisir pour nous de nous écrire. Je n’ai pas sa lettre sur moi, mais je peux la citer de mémoire : — « Je n’ai pas, m’écrit-elle, de rêves effrayans. À minuit, lorsqu’il m’arrive de m’éveiller, à côté de ma garde endormie, au milieu du bruit que font les pauvres folles alentour, je n’ai pas peur. L’ombre de ma mère semble descendre vers moi : elle me sourit et me permet de jouir de la vie et de la raison que Dieu m’a données. Je la reverrai au ciel ; alors elle me comprendra mieux. Ma grand’ mère aussi me comprendra mieux ; elle ne me dira plus, comme elle avait l’habitude de le faire : « Polly, à quoi pense donc votre pauvre cervelle détraquée ? » — Pauvre Mary ! ajoute Lamb avec des détails qui jettent une lueur sur l’affreux mystère de ce drame et de cette folie ; ma mère ne l’a jamais comprise, en effet. Elle l’aimait, comme elle nous aimait tous, d’un amour de mère ; mais par ses pensées, ses sentimens, sa manière de voir, il y avait une si grande dissemblance entre elle et sa fille qu’elle ne la comprenait jamais bien : elle ne sut jamais à quel point Mary l’aimait, elle répondait trop souvent à ses caresses, à ses protestations d’affection filiale avec doute et froideur. C’est égal, c’était une bonne mère ! » Lamb aurait voulu faire rentrer sa sœur dans la maison ; mais ses parens et ses voisins s’y opposaient. Sa vieille tante n’avait pas pu s’habituer à une nouvelle vie chez sa riche parente, qui la renvoya mourante à Lamb. « Ma pauvre vieille tante, écrivait-il à Coleridge, que vous avez connue la plus douce, la meilleure des créatures pour moi, lorsque j’étais à l’école ; qui venait en trottant m’y apporter des friandise, tandis que moi, véritable écolier, je lui en voulais de ses soins et je rougissais de la voir arriver, s’asseoir sur le degré en attendant notre sortie de la classe de grammaire, puis ouvrir son tablier et me donner quelque bon morceau qu’elle avait mis de côté pour moi ; la bonne vieille créature est maintenant sur son lit de mort. Je ne puis supporter cette pensée. J’attribue sa maladie au choc qu’elle a reçu de notre mauvais jour et dont elle ne s’est jamais remise entièrement. Elle dit, pauvre être ! qu’elle est contente d’être revenue chez nous pour mourir auprès de moi. J’ai toujours été son gâté. » Nous autres, enfans de pauvre bourgeoisie, nous avons tous eu cette tante-là. Enfin, après avoir passé sa journée aux bureaux de la compagnie des Indes, le soir, lorsqu’il rentrait chez lui, épuisé d’un travail ininterrompu de sept où huit heures, Lamb trouvait son père, qui, avant le souper, lui demandait toujours une partie. Un jour, après avoir joué plusieurs heures, Lamb pria le bonhomme de le laisser écrire un instant : « Si vous ne vouliez pas jouer avec moi, dit le vieillard gémissant, vous pouviez aussi bien ne pas rentrer du tout » il n’y avait rien à répondre, et Lamb reprit les cartes.

Cependant, à mesure que le tragique événement, s’éloignait dans le passé, Lamb revenait timidement à ses anciennes velléités poétiques ; peu à peu il recommençait, dans sa correspondance, ce joli et spirituel épluchage de vers et de mots avec lequel il critiquait les poésies de son ami et les siennes propres. Le souvenir des soirées de la Salutation lui apportait de temps en temps une chaude bouffée d’enthousiasme ; en pensant à ces douces heures, il poussait un soupir, mais il se reprochait bientôt ces innocens regrets comme une pensée impie. « Ces plaintes me siéent mal. Je n’ai qu’à comparer ma situation présente, l’état de mon ame, mes perspectives, avec ce qu’elles étaient il y a deux mois, — deux mois seulement ! O mon ami, je cours le danger d’oublier les terribles leçons qui m’ont été données ! Faites-m’en souvenir, rappelez-moi mon devoir ! Parlez-moi sérieusement quand vous m’écrivez ! » Le malheureux ! sa crainte était un pressentiment. Son père mourut. Malgré toutes les oppositions, il ramena sa sœur chez lui. Hélas ! il ne jouit pas long-temps de sa bonne action. La vieille tante mourut aussi. Mary Lamb l’avait soignée avec la sollicitude la plus vive. La fatigue et la douleur lui donnèrent un nouvel accès de folie. Il fallut la remettre aux mains des médecins. Lamb, demeuré seul dans cette maison dépeuplée par la démence et la mort, se tourna encore, dans son accablement, vers son unique ami.


« MON CHER COLERIDGE,

« Je ne sais pourquoi j’écris, si ce n’est par la tendance qu’a la misère à conter ses douleurs. La tante mourut vendredi soir vers onze heures ; Mary, par suite de la fatigue et de l’anxiété, est tombée malade encore, et j’ai été obligé de la faire transporter hier. Je reste seul dans la maison, avec le cadavre de ma tante pour me tenir compagnie. Demain je l’enterre, et alors je serai tout-à-fait seul, rien qu’avec un chat pour me rappeler que cette maison a été remplie d’êtres vivans comme moi. Mon cœur est anéanti, et je ne sais où aller chercher des consolations. Mary guérira, mais il est affreux qu’elle soit exposée à de telles rechutes. Ce n’est pas non plus le moindre de nos maux que son état et toute notre histoire soient si bien connus des gens qui nous entourent. Nous sommes en quelque sorte marqués. Pardonnez-moi de vous troubler ainsi, mais je n’ai personne à qui parler. J’ai passé la nuit dernière dehors, ne pouvant supporter ce changement et cette solitude ; mais je n’ai pas bien dormi, et il faut que je retourne à mon lit. Je vais essayer de faire coucher ici un ami demain. Je suis complètement naufragé. Ma tête va tout-à-fait mal. Je souhaiterais presque que Mary fût morte. Dieu vous bénisse !

« C. L. »


Comme Lamb l’avait prévu, Mary recouvra encore la raison, il changea de logement, pour se soustraire à ces remarques des voisins qui lui faisaient peur. Afin d’obtenir l’autorisation d’emmener sa sœur avec lui, il avait dû prendre l’engagement solennel d’avoir soin d’elle jusqu’à sa mort. En faisant cette promesse, Lamb renonçait à toute pensée d’amour et de mariage. Au moment où il disposait ainsi de sa vie, son unique fortune était les 100 livres d’appointemens qu’il gagnait à la compagnie des Indes, et il avait vingt-deux ans.


II

Avoir vingt-deux ans et abdiquer toutes les joies apparentes que laisse entrevoir la vie ! avoir vingt-deux ans et sacrifier à un dévouement pieux sa jeunesse, sa liberté, l’espérance et le désir ! avoir vingt-deux ans et mettre à son existence une borne infranchissable et se dire : Jamais tu ne quitteras cette sœur en proie à une furie intermittente, jamais tu ne t’affranchiras de cette servitude de bureau qui te rebute et te répugne : tu es jeune, et tu seras garde-malade ; tu es né poète, et tu resteras commis ! — Vous croyez peut-être que c’est un suicide moral qui, pour être sublime, n’en est pas moins l’étouffement des facultés les plus heureuses et les plus belles. C’est une erreur ; j’en atteste la vie de Lamb. Quand Lamb eut pris son parti, quand il eut enchaîné irrévocablement son existence à celle de sa sœur, quand il eut résolu qu’il continuerait à écrire tous les jours des expéditions à Leadenhall-Street, quand il eut fini son déménagement et son installation au centre de Londres, une vie nouvelle commença pour lui, consacrée et bénie par le sentiment du devoir rempli. Depuis ce jour, aucune plainte amère ne sortit plus de sa bouche ; ce fut lui qui donna les consolations, au lieu de les demander ; il eut la sérénité de l’ame, la liberté et l’esprit, le franc essor de la fantaisie. En traçant pour toujours sa route dans la réalité, il s’était ouvert les espaces illimités de l’idéal ; en s’emprisonnant dans la régularité d’une existence bourgeoise, il sembla prendre possession des plus vertes bohêmes. Il trouva sa récompense dans son sacrifice. Il fut le plus original des humoristes, le plus aimé des écrivains, le plus heureux des hommes.

Il écrivait vers 1800 qu’il était décidé à prendre le plus de plaisir qu’il pourrait dans les entr’actes de son triste drame. La sensualité poétique lui revint vite. Ses amitiés lui fournirent en ce genre l’aliment le plus délicat. Par Coleridge, Lamb se lia avec les jeunes poètes de cette belle époque littéraire, Wordsworth et Southey, devenus plus tard si illustres. Ces nobles jeunes gens accomplissaient alors une révolution dans la littérature. Retirés à la campagne, sur les montagnes, au bord des lacs, ils ramenaient la poésie anglaise au naturel, à la liberté, au romantisme du siècle d’Élisabeth. Ils continuaient le renouveau littéraire dont Cowper avait été le précurseur. Lamb, l’imagination la mieux faite pour sympathiser avec ce mouvement, y fut associé par la publication de ses poésies dans le volume de Coleridge, et plus encore par ses correspondances avec les meneurs. Les hautes prouesses poétiques, les « grandes appertises d’armes, » n’étaient point faites pour lui. « Je lis peu, écrivait-il à Coleridge, qui le provoquait à quelque tentative ambitieuse, ma mémoire est faible, et je retiens difficilement ce que je lis ; je ne suis point familiarisé : avec les compositions qui exigent de la méthode. » Mais, s’il n’était pas propre aux créations hardies, il n’y avait pas de meilleur critique que lui. Il avait une organisation poétique de sensitive. Il possédait jusqu’à la moelle les poètes du siècle d’Élisabeth, et il dégustait le fumet d’un vers, d’une phrase, d’un style, avec l’infaillible certitude du gourmet qui reconnaît au parfum du vin s’il est du bon cru et de la fameuse année.

Lamb donc était romantique. À cette époque de sa vie, de 1800 à 1805, il eut rarement auprès de lui ses coreligionnaires littéraires ; c’est à peine s’il put quelquefois profiter de ses vacances annuelles pour les aller voir dans leurs cottages. En revanche, il vécut dans la société habituelle d’un de ses camarades de collège nommé George Dyer. Larnb et Dyer, la plus singulière antithèse, le plus risible contraste ! Dyer, bon et simple garçon, était le lieu commun fait homme, le classique par excellence, le défenseur des vieilles routines littéraires, — du reste ignorant, maladroit et pompeux comme pas un classique ; Lamb, amoureux de l’originalité jusqu’à l’extravagance, et qui était bien en littérature le lutin de la chose impossible, gambadait et folâtrait autour du majestueux Dyer, et lui faisait avec la plus tendre malice toutes sortes de niches espiègles où le grand enfant ne voyait que du feu. Sa correspondance, à cette époque, est une série de charges, entremêlées de retours affectueux sur ce pauvre Dyer.

« Puisque je suis sur le chapitre de la poésie, écrit-il à Coleridge, je dois vous annoncer, à vous qui, dans la partie éloignée de notre île où vous habitez, n’avez point entendu parler d’une si bonne nouvelle, que George Dyer a préparé deux énormes volumes de poésie et de critique. Ils planent sur la ville et menacent de tomber cet hiver. Le premier volume contient toutes sortes de poésies hormis la satire personnelle à laquelle George, dans son prospectus original, renonce à jamais, glissant l’annonce de ce beau dessein entre le prix de son livre et la liste des souscripteurs. Le second volume est entièrement critique ; il y démontre, à la complète satisfaction du monde littéraire, de façon à imposer silence pour toujours aux objections, que le genre pastoral a été créé par Théocrite et poli par Virgile et Pope ; que Gray et Mason, qui chassent toujours de compagnie dans le cerveau de George, ont une quantité raisonnable de feu poétique et de vrai génie lyrique ; — que l’excès d’esprit perdit Cowley (avis aux modernes)… O George ! George ! ta tête est toujours dans le faux, et ton cœur toujours dans le vrai. Que n’ai-je un pouvoir égal à mes désirs ! je ferais appel aux bourgeois de ta terre natale, et ils viendraient en troupe, réunis au son de ton prospectus-trompette, et se disputeraient les places sur ta liste de souscripteurs ! Mais je ne peux mettre dans ta poche que 12 shillings, lesquels, j’en réponds, n’y feront pas long séjour, tirés d’un gousset presque aussi vide que le tien. N’est-ce pas pitié que tant de belle littérature soit perdue ? Mais, ma foi, je commence à sentir que j’allais tomber dans cette sorte de style que Longin et Denys d’Halicarnasse appellent justement le style affecté. »

C’est toute une histoire que ce grand ouvrage de George Dyer ; Lamb n’en tarit point.

« George Dyer est le seul homme de lettres avec lequel j’aie le bonheur d’être lié ; plus je le vois et plus je l’admire : il est la bonté même. Si je pouvais calculer au juste la date de sa mort, j’écrirais un roman dont George serait le héros ; je le saisirais à un cheveu près. George m’a amené un docteur A… Le docteur est un bon homme très plaisant, un agriculteur de génie, un homme qui noue ses culottes au genou avec de la ficelle d’emballage, et prétend qu’il a à se plaindre des ministres. Le docteur vint à parler d’un poème épique d’un certain Wilkie, appelé l’Épigoniade, dans lequel il nous assura qu’il n’y avait pas d’un bout à l’autre un seul vers supportable, mais dont tous les incidens et les caractères étaient copiés d’Homère. George, qui n’avait pas écouté le docteur, n’a pas plus tôt entendu le nom d’Homère, qu’il se lève et déclare qu’il faut qu’il voie le poème sur-le-champ : où le trouve-t-on ? Un poème épique de huit mille vers, et lui n’en avoir pas entendu parler ! Il peut renfermer quelques bonnes choses, et il est nécessaire qu’il le voie, car il a touché assez à fond ce sujet dans son essai sur l’épopée. George a touché assez à fond l’ode ; il a aussi préparé une dissertation sur le drame et le parallèle des théâtres anglais et allemand. Comme je doutais de sa compétence sur ce dernier point, sachant que son tour d’esprit particulier le porte au genre lyrique, je demandai à George quelles pièces anglaises il avait lues. Je trouvai qu’il avait lu Shakspeare, qu’il appelle un génie original, mais irrégulier ; mais il y avait pas mal de temps… Il ne semble pas connaître un mot de Fletcher, Ford, Marlowe, Massinger, etc.

« … Pauvre Dyer ! reprend Lamb, comme s’il se repentait de son innocente ironie, ses amis doivent prendre garde à ce qu’ils laissent tomber sur une matière si inflammable. Si je pouvais, je l’enfermerais à l’abri de toute idée nouvelle, je laisserais à la porte tous les critiques qui ne jureraient pas d’abord leur Virgile de ne le nourrir que des vieilles et saines idées, et des sons familiers de ses auteurs favoris, — Gray, Akenside et Mason. Dans ces sons, répétés aussi souvent que possible, il n’y aura jamais rien de pénible, jamais rien d’inquiétant pour lui ! »

Voyons cette innocente caricature jusqu’au bout. Voici une mésaventure qui donne raison à la sollicitude de Lamb pour la cervelle du magnifique Dyer :

« George est fou, mais fou à lier. J’allai le voir il y a huit jours. Le premier symptôme qui me frappa et me prouva la fatale vérité fut une paire de pantalons nankin quatre fois trop larges pour lui, et que ledit fou affirmait être neufs. Ils étaient littéralement reteints par la saleté accumulée depuis des siècles, mais il affirmait qu’ils étaient propres. Il allait rendre visite à une dame qui était délicate sur ces sortes de choses, et c’est la raison pour laquelle il portait du nankin ce jour-là. Et il s’agitait, et il dansait, et il cabriolait, et il tirait ses pantalons, et il serrait son intolérable robe de chambre plus étroitement sur ses reins de poète ; puis il l’ouvrait aux zéphyrs, qui insinuaient leurs petits corps à travers chaque crevasse, porte, fenêtre, expressément faits pour exclure de tels impertinens. Il cherchait une épreuve, et mettait la main sur une note de blanchisseuse, se précipitait sur les poèmes de Bloomfield, et les rejetait avec désespoir. Je ne pouvais tirer de lui aucune réponse ; il ne pouvait tenir son esprit gigottant en repos un dixième de seconde. Il fallait qu’il allât chez l’imprimeur sur-le-champ… le plus funeste accident… Il avait tiré cinq cents exemplaires de ses poèmes prêts à être livrés à ses souscripteurs, et la préface était à refondre entièrement… Quatre-vingts pages, de préface, et il s’était aperçu ce matin seulement que, dans la première page de ladite préface, il avait émis un principe de critique radicalement faux, qui viciait toute l’argumentation subséquente. La préface devait être supprimée, quoiqu’il dût lui en coûter 30 livres au plus bas prix, impression et papier… En vain ses amis lui ont-ils fait des représentations sur cette folie de la mi-été ; George est aussi inébranlable qu’un chrétien primitif, et pare toutes nos bottes avec ce mot sans réplique : — Monsieur, il importe beaucoup que le monde ne soit point trompé. »

Voilà ce qu’il en coûtait d’être classique avec Lamb.

Lamb, dans ce temps-là, s’émancipait tout-à-fait. Son grand plaisir était de fumer le soir en causant avec ses amis, ou, s’il était seul, en lisant le Roi Lear à côté d’une bouteille de Porto. Il était entré dans la collaboration d’un journal : il y faisait des épigrammes et de petits vers. Le produit de cette menue poésie arrondissait un peu son petit revenu ; mais il perdit ce journal. « Il faut que je fasse quelque chose, écrivait-il, où nous deviendrons fort pauvres. Quelquefois je songe à une farce, mais mes plans s’évanouissent : c’est une étincelle qui monte le soir avec la fumée de ma pipe et se dissipe au matin. Mais maintenant que j’ai dit adieu à mon aimable ennemi, le tabac, peut-être me mettrai-je noblement au travail. Au diable le travail ! je voudrais que tout l’an fût fête ; je suis sûr que l’indolence — une indolence absolue — est le véritable état de l’homme, et que les affaires ont été inventées par le vieux malin, dont l’intervention a forcé Adam à prendre le tablier et la houe. Plume et encre, commis et bureaux sont des raffinemens infligés il y a quelque mille ans par ce vieux bourreau sous prétexte que le commerce réunit les rivages éloignés, répand et fait progresser la science, le bien spirituel, etc., etc. » Le pauvre commis se vengeait, comme nous tous, de son métier en en disant tout le mal imaginable. Il prenait plaisir parfois à écrire à Wordsworth, le sublime lakist, sur le papier à formules mercantiles de son bureau ; il interrompait des divagations poétiques par des exclamations comme celles-ci : « On m’appelle pour faire les dépôts de coton. — Mais pourquoi vous parler de cela, vous n’avez pas assez d’intelligence pour comprendre le grand mystère des dépôts, de l’intérêt, de la rente de l’entrepôt, du fond contingent. » « Ce siècle des droits de douane, écrit-il à Coleridge, aurait forcé le prédicateur du sermon sur la montagne à prendre une patente, et n’aurait pas laissé circuler les épîtres de saint Paul sans timbre. » Il se plaignait aussi de la fatigue excessive de sa besogne commerciale, qui lui prenait neuf heures par jour. « J’en ai l’esprit si brisé, disait-il, que mon sommeil n’est qu’une suite de rêves d’affaires qui ne se font pas, d’assistans qui ne me donnent aucune assistance, et de responsabilité terrible. » Enfin, plus tard, en 1815, il poussait ce cri si peu anglais : « O heureux Paris, séjour de l’oisiveté et du plaisir ! j’apprends de quelques Anglais qui en reviennent qu’on n’y aperçoit pas un comptoir dans les rues. Qu’un tremblement de terre vienne donc engloutir cette cité mercantile et ses négocians grippe-sous nés, comme dit Drayton, pour la malédiction de cette belle île. » Malgré toutes ces imprécations, Lamb garda sagement et honnêtement sa place de commis jusqu’à l’époque (en 1824) où les directeurs de la compagnie lui donnèrent, après trente-deux ans de service, une bonne pension de retraite. Pour lui, cette place était ce que fut la copie de musique pour Rousseau. De nos jours, qu’a-t-il manqué parmi nous à bien des esprits charmans pour viriliser leur talent, en donner l’entière mesure et vivre heureux ? Une seule chose, mon Dieu ! le courage de gagner leur vie comme Rousseau en copiant de la musique, ou en travaillant dans un bureau comme Lamb.

La littérature pourtant était chargée de lui fournir un mince supplément de ressources. Nous avons vu que Lamb pensait à une comédie burlesque ; il la fit jouer, en 1806, à Drury-Lane sous le titre passablement original de M. H… Elle fut sifflée à outrance. Lamb prit gaiement son fiasco. Il n’avait pas prévenu ses amis de sa tentative ; mais il leur envoya à tous de joyeuses lettres de faire-part pour leur annoncer sa chute. « Le sujet n’était pas assez substantiel, écrivait-il à Wordsworth ; John veut avoir une nourriture plus solide qu’une seule lettre. » Ce fut quelque temps après, vers 1808, que sa sœur commença les Contes shakpeariens, travail délicat dans lequel il vint à son aide ; mais il prétendit toujours que, dans l’œuvre commune, les morceaux de sa sœur étaient les meilleurs. L’année suivante, ils publièrent ensemble un charmant volume : Poésie pour les enfans. Ses amis livraient cependant de plus rudes batailles. Coleridge, ce grand esprit, embarrassé de sa richesse, dispersait son génie en mille essais, courant du poème au drame, de la poésie à la politique, de la politique à la métaphysique, fondant et tuant sous lui des journaux, des revues, et s’exaltant, au milieu de ces agitations, de la funeste ivresse de l’opium. Wordsworth, de sa romantique thébaïde du Cumberland, envoyait, chaque année, dans le monde ses poèmes si calmes, si doux, si imprégnés du silence, de la paix infinie et l’on peut dire de la suave religion des champs ; mais ces œuvres tombaient au milieu de la critique comme des machines incendiaires. Autour de ces poésies fraîches et tranquilles s’engageaient des luttes forcenées et tourbillonnaient le bruit et la poussière des polémiques. Les vieux classiques jetaient des cris de rage devant ces vers simples et familiers dont les hémistiches ne défilaient pas deux à deux, comme mari et femme, se donnant le bras et marchant à pas comptés. D’autres critiques, libres de préjugés, partisans de la réforme littéraire, idolâtres de la grande poésie du XVIe siècle, mais d’un tempérament plus mâle, reprochaient durement à Wordsworth ce qu’ils appelaient des affectations de la puérilité, de l’afféterie. À la tête de ceux-là étaient le rédacteur en chef de la Revue d’Edimbourg, le brillant et terrible Jeffrey. L’autre revue, le Quarterly, fondée pour combattre l’influence politique de l’Edinburgh, prenait volontiers la défense des victimes littéraires de Jeffrey. Lorsque le poème de Wordsworth, l’Excursion, parut, Southey, l’un des fondateurs et des rédacteurs principaux du Quarterly, proposa à Lamb de rendre compte, dans cette revue, de l’œuvre de leur ami commun. Après bien des hésitations, bien des scrupules timides, Lamb accepta. Il aurait mieux aimé que Coleridge se chargeât de ce lourd labeur. Il n’était pas fait à des travaux de cette haleine. Il écrivait difficilement, disait-il à Wordsworth dans une lettre ; il ne pouvait se dominer assez pour rester en place une heure de suite devant sa table ; il craignait que sa critique ne tournât trop au panégyrique, le choix des citations l’embarrassait, que sais-je encore ? Pour accoucher, il se sevra du gin. Enfin, après avoir long-temps tatillonné, Lamb livra son article au rédacteur en chef Gifford comme un condamné résigné au supplice. Ce fut un supplice en effet, mais plus cruel que Lamb ne l’avait prévu. Le numéro du Quarlerly paraît ; Lamb court chez un libraire prend l’in-octavo humide et se cherche à travers les pages non coupées. Hélas ! son article y était bien, mais mutilé, mais replâtré d’un badigeon stupide. Pauvre Lamb ! lui, délicat, raffiné, amoureux du détail comme un imagier du XIVe siècle ! une main brutale, celle de Gifford (le cordonnier ! disait Lamb dans sa colère) avait repassé du gros fil dans la capricieuse broderie de sa fine dentelle. On avait mis des lieux communs bêtes à la place de ses plus élégantes fioritures. L’ignorant ! le rustre ! criait Lamb, s’aviser de corriger un style teint du coloris des meilleurs maîtres ! « car, écrivait-il à Wordsworth, je laisse les vers à plus fort que moi ; mais, en prose, je me tiens pour un malin. » Le crime était irréparable ; seulement Lamb jura qu’on ne le reprendrait plus aux boutiques de critique correcte.

Lamb fit sa plus belle campagne au London Magazine, fondé en 1820. Ce recueil débuta sous de brillans auspices. En tête de ses collaborateurs étaient le grand critiqué W. Hazlitt, l’intime ami de Lamb depuis 1806, Barry Cornwall, de Quincy, l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium, et le rédacteur en chef John Scott, excellent esprit, véhément écrivain. Ce fut dans ce recueil que Lamb publia ces charmantes fantaisies signées Elia, dont il n’y a plus à parler après M. Chasles. Cependant, à la suite d’une violente polémique avec le Blackwood, le malheureux Scott fut tué en duel. Depuis ce moment, le succès du London alla déclinant. Lamb le quitta avant sa chute en même temps que plusieurs de ses collaborateurs les plus distingués. Parmi ceux qui se retirèrent ainsi, se trouvait un personnage qui excitait alors l’intérêt naïf et la curiosité bienveillante de Lamb par ses travers affectés, mais qui devait plus tard produire dans son pays une plus étrange sensation par ses crimes. Ce singulier collaborateur de Lamb se nommait M. Thomas Griffiths Wainwright.

Un jour, dans le cercle des rédacteurs du London, on vit paraître un jeune homme qui n’avait pas trente ans : des airs de militaire mêlés aux recherches d’un dandysme outré, le ton superficiel, leste et impertinent d’un fat accompli. Ce nouveau venu était présenté par les propriétaires de la revue ; on se disait à l’oreille qu’il avait été officier de dragons et qu’il avait dépensé plusieurs fortunes ; pour se délasser des accidens orageux d’une jeunesse élégante, il venait maintenant s’occuper de littérature périodique avec la grace nonchalante d’un amateur. Sa part dans la tâche commune était indiquée ; il dessinait d’un trait élégant et hardi ; son portefeuille regorgeait de brillantes esquisses ; il s’attribua donc le département des beaux-arts. Wainwright c’est le nom du lion écrivain, prit le pseudonyme de Janus Weathercock, autrement dit Janus Girouette ; ses articles s’appelèrent « sentimenialités sur les beaux-arts, par Janus Girouette, — pour être continuées quand il sera d’humeur. » Sous cette étiquette, Wainwright écrivait des impertinences aussi pincées que ses surtouts, des banalités aussi prétentieuses que ses nœuds de cravate, des fantaisies aussi incroyables que ses bagues et ses épingles. C’était Brummell la plume à la main. Wainwright daigna témoigner quelque goût pour Lamb. Notre humoriste, friand d’originalité, enchanté de plaire à un roué fashionable, paya Wainwright de retour : il ne vit pas, dans son engouement, qu’il fallait renvoyer ce fat, fût-il honnête homme, à la littérature des journaux de modes. Mais ce n’était pas même le sort que l’avenir réservait à ce fringant personnage. Le chevalier d’industrie existe encore en Angleterre dans ses plus colossales proportions, s’élançant au dandysme pour tomber dans l’escroquerie et le crime. Wainwright parcourut cette route à travers un mystère tragique. En 1830, il vivait sur une propriété, dont il venait d’hériter, avec sa femme, et deux sœurs de sa femme, orphelines, dont l’aînée était une belle et fraîche jeune personne de vingt ans. Il était arrivé à cette crise inévitable de la vie des dissipateurs, où tous les stratagèmes sont épuisés, où il faut rendre gorge à la meute affamée des créanciers. On allait vendre son dernier asile. Dans ces circonstances, il se présenta avec sa jeune belle-soeur au bureau d’une compagnie d’assurances sur la vie, et la fit assurer à de telles conditions, que ses héritiers auraient droit à une prime de 3,000 liv. st., si elle mourait avant trois ans. La belle enfant fut ainsi conduite, sans trop savoir le but de ces démarches, de compagnie en compagnie, et la même opération renouvelée si souvent, que sa mort devait procurer 48,000 liv. à ses héritiers. Wainwright ne s’arrêta que lorsqu’on ne trouva plus de compagnie assez complaisante à accepter un pareil enjeu. Alors la malheureuse fille fut prise d’une maladie soudaine qui l’emporta en deux jours. Wainwright réclama les primes ; les compagnies, n’osant dénoncer l’assassinat, accusèrent la fraude et refusèrent de payer. Wainwright, forcé de quitter l’Angleterre, vint en France, où il se fit arrêter comme voyageant sous un nom supposé. On trouva sur lui de la strychnyne, et il subit un emprisonnement de six mois. Retourné en Angleterre en 1837, il fut pris et condamné, sur une accusation de faux, à la déportation. Lamb ne vit pas la fin du misérable qui avait un instant séduit sa bonhomie il était mort en 1834.

J’ai déjà dit qu’il avait quitté, en 1825, ses bureaux de la compagnie des Indes. Ses dernières années appartinrent exclusivement à la vie littéraire. Sa réputation était allée en grandissant, et, en même temps que sa renommée, le goût et l’affection qu’il inspirait. Ce dernier succès était celui auquel il était le plus sensible. « Que j’aime à être aimé ! écrivait-il gaiement un jour à miss Wordsworth ; on me flatte dans les magazines, les journaux et les petites revues ; les revues trimestrielles le prennent de plus haut, mais il faudra qu’elles y viennent avec le temps, sinon toutes leurs feuilles ne seront que du papier perdu. » Elles y sont bien venues ; le lord-maire l’avait bien invité un jour à dîner, lui, simple commis, à côté de deux directeurs de la compagnie des Indes « Il n’avait jamais vu ma face, ni moi la sienne ; et tout cela parce que j’écris dans un magazine ! » Au bout de ces modestes triomphes comme aux débuts douloureux de sa carrière, nous le retrouvons à côté de sa sœur, l’entourant du même dévouement et des mêmes soins. Souvent, durant ces longues années, son mal terrible l’avait reprise. Quelques mois avant la mort de Lamb, elle avait eu un accès qu’il décrivait ainsi : « Ce n’est pas une chose nouvelle pour moi d’être laissé avec ma soeur. Lorsqu’elle n’a pas de violences, je préfère ses divagations au bon sens du monde. Son cœur est obscurci, mais non disparu ; il éclate par momens, et l’on voit en elle la lutte d’une puissante intelligence contre les flots qui la submergent. Je ne puis être nulle part plus heureux que sous le toit qu’elle habite. Ce fut pendant un de ces crépuscules de sa raison qu’elle perdit son frère. Une émotion trop vive, un simple changement d’habitude, l’exposaient à une rechute. Les excursions à la campagne lui étaient surtout fatales ; aussi, par une triste prévoyance, elle emportait dans ses paquets une camisole de force quand elle allait, avec son frère chez les Bazlitt à Winterslock, chez les Wordsworth à Grasmere. C’est pour cette raison que Lamb se cramponnait à Londres, et se contentait volontiers, suivant son mot, de ruraliser en imagination. Leur grand plaisir, lorsqu’elle se portait bien, était, après le travail du jour, d’aller à Drury-Lane, ou de se promener à l’entour des théâtres, si la tentation ne leur venait point d’y entrer. « Alors, disait Lamb, nous oublions que nous sommes attaquables ; nous sommes forts, comme des rocs ; le vent se calme pour les agneaux tondus (shorn Lambs, jeu de mots sur le nom de Lamb). » Mais la grande fête des Lamb, c’était leur soirée de réception une fois la semaine, leurs mercredis.


III

Si, par un mois d’automne où d’hiver, le mercredi soir, vers dix heures, vous étiez entré dans le salon des Lamb, vous y eussiez vu un groupe d’esprits qui a exercé une influence brillante et profonde sur le mouvement des idées en Angleterre. Pendant le premier quart de ce siècle. L’appartement était modeste mais comfortable ; le plafond était bas, mais le feu pétillait et brillait joyeusement dans la cheminée ; les meubles étaient de la vieille mode et n’avaient d’autre lustre que celui de la vétusté, mais l’œuvre de Hogarth, les lares familiers de la maison, genius loci, étalait sur les murs, autour du salon sa philosophie pathétique ou burlesque. À l’une des deux tables de whist, Lamb jouait en face de Godwin, Godwin, le chef de cette génération par l’âge et la rude hardiesse de ses théories politiques. Sa tête de géant s’inclinait comme un poids trop lourd sur son corps. Petit et grêle. Ce philosophe radical possédait l’exquise urbanité de manières d’un gentilhomme de l’ancien régime ; mais, absorbé par ses méditations abstraites, il n’avait point la souplesse de l’esprit de conversation, et souvent dans ces réunions, lorsqu’il quittait le whist, Home Tooke, le pamphlétaire, s’amusait à le dérouter par la prestesse de sa mordante causerie. Dans un coin, Charles Lloyd, le poète, ami de Coleridge, rêvait aux mystères redoutables du christianisme, qui avaient halluciné son imagination, et à côté, Leigh Hunt, l’un des jouteurs les plus ardens et les plus attaqués de ce groupe libéral, sortant peut-être de la prison où l’avait fait enfermer un article de l’Examiner contre le prince-régent, rayonnait pourtant dans une auréole de spirituelle élégance et de gracieuse gaieté. C’était vers dix heures que le salon se remplissait. Alors on voyait entrer Hazlitt, le plus brillant, le plus profond des critiques ; il avait débuté par la peinture, mais il n’avait trouvé que dans une belle et fière prose le coloris de son imagination et de son ame. Il venait de l’Opéra, où la voix angélique de miss Stephen avait endormi un instant ses colères politiques ; Hazlitt, un singulier Anglais, regrettait que Napoléon, son idole, eût perdu la bataille de Waterloo : c’était le thème périlleux de ses plus éloquentes boutades. Parmi ces nouveaux venus paraissaient des acteurs : le grave Liston, miss Kelly, également supérieure dans la farce et dans le mélodrame, et Charles Kemble, dont la noble mine répandait partout où il paraissait comme un reflet aristocratique. Aucune des célébrités plébéiennes de la littérature ne manquait à ce rendez-vous. Vous y retrouviez tous les camarades de Lamb, jusqu’à notre vieille connaissance, le bon George Dyer. Hissé dans un pantalon trop court, comme un collégien qui aurait grandi trop vite, noyé dans un habit trop large, comme un cuistre de province qui se rend à la réception d’un ministre, celui-ci exposait, sans redouter la moindre malice, sa béate figure aux traits amicaux de ce cercle ricaneur. L’excellent homme questionne Lamb d’un air curieux ; le voilà satisfait. Il voulait connaître l’auteur si caché des romans de Waverley ; Lamb vient de lui confier à l’oreille que c’est lord Castlereagh, arrivé récemment du congrès de Vienne. Même parmi les mercredis de Lamb, il y avait des solennités rares, long-temps annoncées, avidement attendues ; c’étaient les jours où Wordsworth ou Coleridge, de passage à Londres, y devaient assister. Wordsworth, chef d’école, nié alors avec fureur par des critiques acharnés, était accueilli dans la petite église avec une piété fervente. Moins vénéré, Coleridge exerçait pourtant sur ses auditeurs une influence plus fascinatrice. Métaphysicien et poète, ses pensées originales, imprévues, débordantes, se teignaient d’images et reluisaient dans les couleurs de l’expression intérieure comme les clartés voilées d’une illumination vénitienne. Lorsqu’il parlait de poésie, il était, dit Lamb, semblable à un archange. Lorsqu’on voyait éclater les premières étincelles de sa parole électrique, lorsqu’on entendait résonner les premières notes et comme le prélude de sa voix musicale, les causeries particulières cessaient le babil de l’esprit se taisait devant l’émotion de l’intelligence, les joueurs quittaient le whist, et, se montant à l’enthousiasme de Coleridge, la conversation générale, arrivait aux accens inspirés d’un dialogue de Platon.

Les mercredis ordinaires, après l’entrée du dernier flot, la fille de chambre Becky, sous la surveillance de miss Lamb, servait un souper anglais : des viandes froides, des pommes de terre rôties, une vaste cruche de porter écumant, l’eau chaude et les liqueurs du grog. Peu à peu l’assemblée se dispersait. Le carillon de minuit sonnait : il y avait encore quatre ou cinq intimes dans le salon : Hazlitt ; Thomas Barnes, le rédacteur en chef du Times ; Talfourd, l’auteur de la publication à laquelle nous empruntons ces souvenirs de la vie de Lamb ; Haydon, le malheureux peintre dont le suicide fit une si pénible sensation il y a trois ans. C’était une nouvelle soirée qui commençait. Hazlitt, d’une invincible timidité au milieu d’un cercle nombreux, retrouvait alors la liberté de la pensée et la facilité du langage ; il parlait de ces vieux poètes du siècle d’Élisabeth qu’il connaissait si bien ; miss Lamb faisait écho à son enthousiasme et joignait ses délicates appréciations aux jugemens ingénieux du critique. Barnes donnait d’éloquentes gloses de Dante, et tâchait de faire déguster la mâle saveur du rude poète à Lamb, qui ne voulait pas sortir de son Shakspeare. L’humoriste, qui avait eu toute sa vie la folie pour hôtesse, excellait à commenter le Roi Lear sur lequel il avait publié une étude dans le Reflector, revue dirigée par Leigh Hunt. C’est en de pareils entretiens, à cette heure presque immatérielle de la nuit, entre de si exquises intelligences, que s’exalte dans leur plus vive intensité la sensation et la jouissance poétiques. C’est alors qu’on découvre, sous des aspects nouveaux, ces richesses d’expression par lesquelles la pensée contemplative de l’homme embrasse chaque jour plus étroitement et pénètre plus profondément la nature ; c’est alors que s’épanouissent ces sympathies intellectuelles et poétiques d’où naissent les écoles philosophiques et littéraires.

Les mercredis de Lamb ont donc un caractère marqué dans l’histoire contemporaine de la société anglaise. Les hommes qui s’y rencontraient dirigeaient de concert un large et noble mouvement d’idées. C’étaient des plébéiens virils et brillans, joignant à la légitime audace d’hommes qui travaillent à l’élévation de la race humaine la foi l’ardeur, le prestige qui illuminent des artistes amoureux de l’éternelle beauté. En politique, ils inclinaient au libéralisme radical, qu’il ne faut point confondre avec le radicalisme idiot qui hébète et ravale aujourd’hui la France. En littérature, ils s’appliquaient tous à augmenter et à épurer les vibrations de la fibre poétique, à étendre et à rajeunir les claviers de l’expression. Lorsque le cœur vous bat pour les aspirations et les efforts qui tendent à l’agrandissement de l’homme, on est ému du spectacle de ces esprits actifs, entreprenans, enthousiastes, qui se mêlaient avec une féconde émulation et se portaient vaillamment les uns les autres dans leur marche ascendante. Les mercredis de Lamb étaient l’atmosphère où ils venaient renouveler le souffle qu’ils allaient répandre çà et là, chaque jour, dans leurs œuvres. Raviver l’inspiration, l’entrain, le courage, qui s’éteignent dans l’isolement individuel, ramasser en une force collective les talens divers qui se perdraient dans l’éparpillement, et par là exercer sur la société une action profonde et durable, relever constamment le niveau commun, telle est l’influence inappréciable de ces foyers, où se forment et s’aimantent des groupes d’esprits sympathiques. Ceux dont nous parlons, ouverts à tout, à la philosophie, à la politique, aux arts, se trouvaient sur la limite qui sépare les lettres du monde ; c’est en y restant qu’ils concoururent puissamment au progrès social de leur époque. Le progrès social est double en effet ; il se compose, d’un côté, de l’avancement intellectuel et du progrès des idées, de l’autre, des améliorations pratiques, de la réalisation quotidienne du mieux, du progrès des choses. Sous sa première forme, il est l’œuvre naturelle des poètes, des penseurs, des savans et des artistes ; sous la seconde, il appartient aux hommes d’affaires, aux hommes pratiques et aux politiques. Dans les sociétés saines et bien organisées, hommes d’idée et d’art, hommes de pratique et de gouvernement, poussent en avant, chacun dans la ligne de sa vocation ; les premiers ne regardent point comme une destinée médiocre la mission de faire penser leurs contemporains, et ne songent pas à usurper la tâche des hommes d’état. Là la gloire de sir Robert Peel ne fait point envie à Wordsworth ; là, l’essor de la vie intellectuelle s’élève et plane sur le développement de la vie politique ; là, il y a progrès. Mais dans les pays comme le nôtre, où toute chose et tout homme sort de sa voie, où toutes les attributions se confondent, où toutes les ambitions déraillent, où les scribes de tabagie mettent la main sur le portefeuille rouge, ou un lakiste veut être président de la république, où les Phaétons de fiacre montent sur le char du soleil, — il y a révolution, et tout se précipite, par la même décadence, à la même ruine. Ainsi, nous voyons en France l’indigence intellectuelle s’étendre avec le désordre politique ; les idées, désertées par ceux qui avaient mission d’en alimenter les sources vives, se corrompre dans une stagnation stupide ; l’ignorance envahir rapidement l’esprit national, et, injure suprême, d’effrontés charlatans se proclamer eux-mêmes des Christophe Colomb à chaque lieu commun qu’ils débitent à la multitude croissante des sots.

Ce caractère actif, mais exclusivement intellectuel et littéraire des réunions de Lamb ressort davantage lorsqu’on les compare, comme l’a fait M. Talfourd, à un salon dont la renommée a été plus célèbre, celui de lord Holland. L’hospitalité de lord Holland a laissé des souvenirs dans toute l’Europe polie. Holland-House était comme un salon français du XVIIIe siècle, mêlant aux élégances de l’esprit et du monde un souffle plus mâle de vie politique. Les lettres avaient une place d’honneur chez le noble neveu de Charles Fox, mais l’aristocratie et la politique y dominaient plutôt ; des hommes qui avaient un pied dans la politique et un dans les lettres, comme Mackintosh et Macaulay, étaient entre les deux mondes un vivant trait d’union. Là, tous les samedis, les chefs du parti whig venaient se délasser des combats de la semaine dans l’entretien des femmes brillantes, des poètes et des artistes. C’était une mêlée de toutes les supériorités et de tous les talens, animée par l’exquise urbanité de lord Holland, et où se trouvaient tout de suite à leur aise, comme dans leur élément naturel, le jeune peintre où le jeune écrivain qui coudoyaient pour la première fois de leur vie des pairs d’Angleterre ou des ambassadeurs. Un salon pareil, à côté d’un foyer exclusif de vie littéraire comme celui de Lamb, était un terrain neutre où se faisait la jonction des deux progrès, le progrès des idées et le progrès des choses, que nous définissions tout à l’heure. L’alliance est nécessaire, car la vie littéraire, séparée du monde, court risque de se corrompre dans la débauche d’esprit et l’orgie bohémienne. C’est cette alliance qui fut surtout pratiquée en France dans de meilleurs temps, lorsque des femmes soumirent, dans leurs salons, la littérature à leur autorité charmante. Noble et gracieuse royauté, qui commence à Mme de Rambouillet et finit avec Mme de Staël. Hélas ! notre génération deshéritée survit à tout ce qui fut autrefois la gloire et la séduction de la France.

Comment il se fait que Lamb soit devenu le centre de la littérature militante de son parti et de son école, vous l’aurez compris, si ces pages ont conservé une empreinte même affaiblie de son caractère. Lamb était une nature éminemment sympathique ; ses premiers malheurs, sa sollicitude héroïque et incessante pour sa pauvre sœur, avaient adouci encore son ame naturellement si tendre ; c’était un être inoffensif, et ses qualités touchantes gagnaient toutes les affections. D’ailleurs si bon ami ! Malgré la modestie de sa position, son économie lui permettait d’être généreux. Il était toujours prêt à rendre un service. Plusieurs fois, devinant la gêne passagère d’un ami, il lui arriva de mettre dans la poche de son gilet un billet de 50 où de 100 livres ; puis, rencontrant la personne qu’il avait en vue, il plaçait la somme dans ses mains, la suppliait d’accepter, et un refus était en effet pour lui un chagrin. L’originalité de son esprit donnait de l’attrait et du piquant à son commerce. Il lui était resté de son ancienne prédisposition à la folie une certaine légèreté, une certaine humeur vagabonde de la pensée ; il avait une vivacité d’esprit un peu excitée, un peu sautillante, et, comme on dit vulgairement, un coup de champagne ; il passait par brusques saccades d’un accès de drôlerie à l’émotion intime et vibrante, de la farce au sérieux. Son esprit cependant côtoyait presque toujours le plus juste bon sens. « Ce qui valait le mieux, disait Hazlitt, dans sa conversation et ses écrits, c’était le côté sérieux. Personne ne savait condenser plus de profondeur, d’éloquence et de finesse en une demi-douzaine de demi-sentences. Ses saillies brûlaient comme des larmes, et il approfondissait une question avec un jeu de mots. » La plupart de ses amis ignoraient le drame qui avait irrité, exagéré ces contrastes dans l’humeur de Lamb : ils ne pouvaient quelquefois s’expliquer certains travers, certains tics douloureux de cet homme aimable ; mais ceux qui savaient tout ce qu’il y avait eu de force d’ame et de noblesse de cœur dans le dévouement de Lamb, ceux qui savaient avec quelle sublime abnégation ce frère avait ajusté sa vie à l’horrible infirmité de sa sœur, ceux-là regardaient ses enfantillages, avec un intérêt respectueux, et ses vertus avec une tendre admiration. J’ai dit que le dévouement de Lamb ne se ralentit pas un seul jour. Cette pauvre sœur était, du reste, digne de tant de soins. Dans cette moitié de sa vie où la folie lui faisait grace, elle formait, par les dons de son esprit et le charme de son caractère, l’achèvement harmonieux des qualités de Lamb. Elle avait suivant Hazlitt, dont je cite encore le témoignage, plus de sens et de raison que la plupart des femmes. Sa folie même, dit-on, était élégante et gracieuse ; souvent, dans ses accès, elle croyait vivre au temps de la reine Anne, et ses discours brisés étaient comme de précieux fragmens du langage diamanté de cette époque. Elle reconnaissait presque toujours, à des symptômes trop éprouvés, l’approche de son mal ; alors elle-même elle demandait à quitter la maison. Un jour, Charles Lloyd rencontra hors de Londres le frère et la sœur qui cheminaient lentement, les larmes aux yeux, et, en les accostant, il apprit que Lamb menait sa sœur à la maison des fous. Il semble que la Providence eût dû éteindre du même souffle deux existences si unies. Charles mourut en 1834, et Mary lui a pourtant survécu treize années ; mais le tombeau de Lamb ne fut vraiment fermé que le jour où sa sœur vint l’y rejoindre dans le petit cimetière d’Edmonton.


EUGÈNE FORCADE.

  1. Le dernier humoriste anglais, livraison du 15 novembre 1842.