Chants populaires de la Basse-Bretagne/Ervoanik Le Lintier

Édouard Corfmat (1p. 531-556).


ERVOANIK LE LINTIER.
PREMIÈRE VERSION.
______


I

La malédiction des étoiles et de la lune.
Celle du soleil, quand il brille sur la terre,
La malédiction de la rosée qui tombe en bas,
Je les donne aux marâtres !
 
Je les donne aux marâtres,
Elles sont pires dans le pays que la mort :
La mort ne fait que tuer,
Et celles-là font détruire !

II

J’étais un petit enfant bien élevé,
Quand arriva une marâtre dans la maison de mon père ;
Quand arriva une marâtre dans la maison de mon père,
Et depuis, je n’ai pas eu bonne vie.

Quand mon père et ma mère étaient à leur repas,
J’étais à la fenêtre à les regarder ;
J’étais à la fenêtre à les regarder.
Ou derrière eux, quelque part.

Quand ils avaient fini leur repas.
On me disait d’entrer dans la maison ;
On me disait d’entrer dans la maison.
Et on me jetait quelque os.

Et l’on me jetait quelque os.
Ou un morceau de croûte à manger.
Alors j’allais, en pleurant,
(j’allais) manger chez ma nourrice.


— Ouvrez-moi votre porte, ma nourrice,
Vous me l’avez ouverte souvent ;
Tous me l’avez ouverte souvent,
J’ai fait chez vous maints repas à l’aise ! —

III

La baronne Le Lintier disait,
Au Baron, quand il arrivait à la maison :
— Votre fils Ervoan (Yves) a été ici.
Et il menace fort de vous tuer ;

Et il menace fort de vous oter la vie.
Parce que vous touchez ses rentes. —
Le baron Le Lintier répondit
A la Baronne, sitôt qu’il l’entendit :

— Il vous faudrait me le dire longtemps,
Avant que je puisse vous croire,
Car mon fils i ves m’aimait
Plus qu’ancun de vos enfants. —

— Si vous ne me croyez pas, dit-elle,
Demandez-le à tous les gens de votre maison ;
Demandez-le à tous les gens de votre maison.
Qui l’ont entendu comme moi. —

Il les a tous interrogés,
Et ils ont tous dit comme elle :
De plus, comme ils étaient à son service.
Ils ont porté faux témoignage.

Le vieux Le Lintier disait
A son garçon d’écurie, ee jour-là :
— Attelez le cheval au coche,
Il me faut aller à Rennes cette nuit ;

Il me faut aller à Rennes cette nuit.
Et quand le cheval tomberait à chaque pas ;
Et quand le cheval tomberait a chaque pas.
Il faut que j’aille à Rennes ! —

IV

Le baron Le Lintier disait,
En arrivant dans la ville de Rennes :
— Bonjour et joie à tous dans cette ville,
Où sont les archers ici ?

Où sont les archers de Rennes,
Pour conduire Ervoanik Le Linter en prison
Que diriez-vous d’un fils
Qui menacerait de tuer son père ;


  Qui menacerait de lui ôter la vie,
Parce qu’il touche ses rentes ! —
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Le jeune archer disait,
En arrivant chez Yves Le Lintier :
— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Ërvoanik Le Lintier où est-il ? —

  Sa nourrice répondit
Au jeune archer, quand elle l’entendit :
— Il est couché dans son lit,
Parlez bas, ne le réveillez pas.

  Le jeune archer disait,
En montant l’escalier tournant :
— Yves Le Lintier, ne vous effrayez pas,
Je viens pour vous arrêter ;

  Je suis venu ici pour vous arrêter,
C’est votre père qui en a donné l’ordre. —
— Madame Marie du Folgoat,
Qu’ai-je donc fait à mon père ?

  Qu’ai-je donc fait à mon père,
Pour lui donner sujet de m’arrêter ?
Mais puisque mon père commande.
Je vais me lever, pour vous suivre

  Madame Marie du Kreiz-ker,
Ne trouverai-je pas un messager ?
Ne trouverai-je pas un messager,
Qui porterait une lettre pour moi ;

  Qui porterait une lettre pour moi,
Pour dire à mon parrain de venir en ville ? —
Le jeune archer répondit
À Yves Le Lintier, quand il l’entendit :

  — Écrivez votre lettre quand vous voudrez,
Il ne manquera pas de messager pour la porter ;
Il ne manquera pas de messager pour la porter ;
J’irai moi-même s’il le faut. —

V

  Le jeune archer disait,
En arrivant chez le seigneur de Lomaria
— Prenez un escabeau, et asseyez-vous,
Prenez cette lettre, et lisez-la, —

  Le seigneur de Lomaria répondit,
Au jeune archer, quand il l’entendit :
— J’ai lu maintes fois des lettres.
Sans que j’eusse besoin d’escabeau, —


  A peine avait-il ouvert la lettre,
Que les larmes tombaient de ses yeux ;
Il ne pouvait pas la lire à moitié,
Avec les larmes qui la mouillaient :

  — Madame Marie du Folgoat,
Qu’à donc fait mon filleul à son père ?
Ou’a-t-il donc fait à son père,
Un enfant de douze ans, pas encore treize ? —

IV

  Le seigneur de Lomaria disait,
En arrivant à Rennes :
— Qu’y a-t-il ici de nouveau,
Que vous êtes de si bon matin sur pied ? —

  La Baronne Dégangé (Du Gage?) répondit
Au seigneur de Lomaria, quand elle l’entendit :
— Il y a du nouveau assez,
Notre filleul va à la mort ! —

  — Madame Marie du Folgoat,
Qu’a fait notre filleul à son père ?
Qu’a-t-il fait à son père,
Pour qu’il ait sujet de le faire arrêter ? —

VII

  Le seigneur de Lomaria disait
Aux bourreaux, ce jour-là :
— Mettez mon filleul dans la balance,
Je vous donnerai son poids de chevance. —

  — Et quand vous en donneriez le poids de cette ville,
Seigneur, vous ne l’auriez pas ;
Je ne vous le donnerais pas,
Car je serais mis à mort a sa place. - -

  La baronne Dégangé disait
Aux bourreaux, ce jour-là :
— Mettez mon filleul dans la balance,
Je vous donnerai son poids de chevance ;

  Je vous donnerai chevance à discrétion,
Une fois, deux fois, trois fois son poids :
Si cela ne suffit pas,
Je donnerai encore le poids de ma haquenée. —

  — Et quand vous en donneriez le poids de cette ville,
Baronne, je ne vous le donnerais pas ;
Je ne vous le donnerais pas,
Car je serais mis à mort a sa place.


  Ervoanik Le Lintier disait
A sa marraine, ce jour-là :
— Ma marraine, retournez à la maison,
Laissez la justice faire son devoir ! —

VIII

  Ervoanik Le Lintier disait,
Assis sur la potence :
— Je vois ma nourrice qui vient,
Et elle s’affaisse à terre à chaque pas.

  Ma nourrice, je vous prie
De me donner mon dernier maillot ;
Vous m’aviez donné le premier,
Je vous prie de me donner le dernier ! —

  — Comment, dit-elle, mon enfant chéri,
Mon cœur ne pourrait y résister ;
Mon cœur ne pourrait résister, absolument,
A emmaillotter un corps sans sa tête ! —

  Ervoanik le Lintier disait,
Assis sur la potence :
— J’ai dix-huit châteaux et dix-huit maisons,
Avec tourrelle et moulin à chacun ;

  Je donne le tout à ma sœur de lait,
Pour qu’elle se souvienne de Ervoanik Le Lintier !
La baronne disait,
A Ervoanik Le Lintier, en l’entendant :

  — Ervoanik Le Lintier, que faites-vous ?
Vous avez des frères et des sœurs. —
Ervoanik Le Lintier répondit
A sa marâtre, sitôt qu’il l’entendit :

  — Si c’est pour avoir mes biens
Que vous m’avez fait condamner à mort,
Je vais signer avec mon sang
Que jamais vous n’aurez rien à y prétendre ! —

IX

  Trois jours après avoir été enterré,
Ervoanik revenait, et parlait.
Il s’est rendu dans la maison de la justice.
Et voici ce qu’il a dit :

  — Dans l’enfer sont préparés
De beaux sièges dorés,
De beaux sièges bien dorés,
Gens de la justice, pour vous mettre :


  Gens de la justice, pour vous mettre,
Si vous ne rendez pas bonne justice :
Donnez à ma marâtre une mort terrible,
Et faites payer les frais à mon père ! —

X

  Le seigneur de Lomaria disait
Au baron Le Lintier, ce jour-là :
— Belle avance pour votre lignée,
Que de faire mettre à mort vos enfants ! —

  Le vieux Le Lintier répondit
A Lomaria, quand il l’entendit :
— Un jardin sarclé n’en vaut que mieux,
Quand les mauvaises herbes y ont poussé ! —

XI

  Le jeune archer disait,
En arrivant chez le vieux Le Lintier :
— Bonjour et joie à tous en cette maison,
Où est la baronne Le Lintier, que je ne la vois ?

  Où est la baronne Le Lintier, que je ne la vois,
Car je suis venu la chercher ici :
Il y a un banquet à Rennes,
Et vous êtes priée d’en faire les honneurs. —

  Quand la baronne entendit,
Elle mit son plus bel habit ;
Elle mit son plus bel habit,
Pour aller au banquet à Rennes.

  La baronne Le Lintier disait,
Assise sur la potence (l’échafaud ?) :
— Si j’avais su que je venais ici à la mort,
Je n’aurais pas mis mon plus bel habit ;

  Je n’aurais pas mis mon plus bel habit.
Pour le laisser au bourreau à user ! — (1)


Chanté par Marie-Josèphe Kerival.Keramborgne, 1848.


(1) VARIANTE.


  Ervoanik Le Lintier disait,
En arrivant sur la potence :
— Je vois d’ici la maison de ma mère et de mon père,
Je voudrais la voir en feu et en sang !

  Je vois ma marâtre dans ses chambres,
Qui joue du biniou ;
Elle joue du violon,
Peur apprendre à ses filles la cadence ! ... —

________

ERVOANIK LE LINTIER.
SECONDE VERSION.
________


I

  La malédiction du ciel et de la terre,
La malédiction des étoiles et de la lune,
La malédiction de la rosée qui tombe en bas
Je donne aux marâtres !

  J’étais un petit enfant tout jeune,
Quand mourut ma mère ;
Depuis qu’il y a marâtre en la maison de mon père,
Je n’ai pas bonne vie.

  Quand mon père chéri est à son repas,
Moi, je suis à la fenêtre à le regarder ;
Je suis à la fenêtre a le regarder,
Ou derrière son dos quelque part.

  Quand ma marâtre sera sortie de la maison,
Mon père me jettera un os,
Et il me dira de me dépêcher,
De peur d’être vu par ma marâtre.

  Alors je vais en pleurant,
Je vais manger chez ma nourrice ;
Dans la maison de mon père nourricier et de ma nourrice,
J’ai fait bien des repas à mon aise !

II

  Ervoanik Le Lintier disait,
Un jour à sa marâtre traîtresse :
— Salut et joie dans cette maison,
Mon père chéri où est-il ? —

  La marâtre traîtresse répondit
A Ervoanik Le Lintier, quand elle l’entendit :
— Votre père n’est pas à la maison,
Il est allé à une petite affaire. —

  — Ma mère chérie, si vous m’aimez,
Vous lui ferez mes compliments;
Faites lui mes compliments.
Et dites-lui que je l’aime. —

  La marâtre traîtresse dit
Au baron Le Lintier, quand il arriva :
— Nous ne serons pas à l’aise ici
Que vous n’ayez fait périr votre fils aîné.

  Votre fils Yves a été ici,
Et il a menacé de vous tuer ;
Il nous menace de nous oter la vie,
Parce que vous touchez ses rentes. —

  — Il vous faudrait me le jurer souvent,
Avant que je puisse vous croire ;
Mon fils Yves certes m’aimait
Plus qu’aucun de vos enfants. —

  — Si je ne suis pas digne de foi,
Demandez-le à vos domestiques ;
Demandez-le à vos serviteurs,
A vos valets, à vos servantes. —

III

  Le seigneur Baron, dès qu’il entendit.
Monta sur sa haquenée ;
Il monta sur sa haquenée,
Et prit le chemin de Rennes.

  Comme il allait sur le grand chemin,
Il rencontra le grand prévôt ;
Il rencontra le grand prévôt,
Et lui donna son nom (celui d’Ervoanik).

  — Envoyez qui vous voudrez pour l’arrêter,
C’est Yves Le Lintier qu’on l’appelle,
Et partout où il portera ses pas,
Son nom sera Yves Le Lintier. —

  Quand Yves Le Lintier dormait,
Et qu’il ne songeait pas à mal,
Arrivèrent dix-huit archers,
Pour le lier avec une corde.

  Les dix-huit archers demandaient
A sa nourrice, ce jour-là :
— Chère nourrice, dites-nous,
Yves Le Lintier où est-il allé ? —

  — Il est couché dans son lit,
Que lui voulez-vous ? —
— Nous sommes dix-huit archers de Rennes
Venus pour emmener Ervoanik en prison. —

  La pauvre nourrice, quand elle entendit,
S’affaissa par trois fois à terre ;
Elle s’affaissa trois fois à terre,
Les gens de la justice la relevèrent.


  — Notre-Dame Marie de la Trinité,
Quel malheur as-tu commis ?
Quel malheur as-tu commis,
Toi qui n’as encore que douze ans ! —

  Les gens de la justice demandaient,
A la porte du cabinet, ce jour-là :
— Ouvrez la porte du cabinet,
Que nous allions là vous voir. —

  Ervoanik Le Lintier répondit
Aux gens de la justice, quand il les entendit :
— Je n’ouvrirai pas mon cabinet,
Que je n’aie entendu votre requête. —

  — Nous sommes dix-huit archers de Rennes,
Venus pour vous conduire en prison.
Ervoanik Le Lintier, consolez-vous,
Car pour votre père, il ne vous console pas. —

  Dès que Ervoanik Le Lintier entendit cela,
Il sauta sur l’aire de la maison ;
Trois fois il tomba à terre,
Les gens de la justice le relevèrent.

  — Notre-Dame Marie de la Trinité,
Quel malheur ai-je donc commis ?
Quel malheur ai-je donc commis,
Que mon père me fait arrêter ! —

  Ervoanik Le Lintier disait
Aux gens de la justice, en ce moment :
— Je vous suivrai où vous voudrez,
Mais, au nom de Dieu, ne me liez pas !

  Je suis son fils, il est mon père,
Et il est bon de lui obéir. ... —

IV

  Ervoanik Le Lintier disait,
En arrivant dans la ville de Rennes :
— Où est la prison ici
Où le pauvre orphelin doit aller ? —

  La geôlière répondit
Au jeune Baron, quand elle l’entendit :
— Hélas ! on trouvera facilement une prison.
Puisqu’il n’y a ni sujet ni raison (de vous enfermer) !

  Le jeune Baron disait,
Un jour, dans sa prison :
— Notre-Dame Marie du Kreiz-ker,
Ne trouverais-je pas un messager ?


  Ne trouverais-je pas un messager,
Qui porterait pour moi une lettre
A Lomaria, mon parrain,
Dont le cœur sera navré ? —

  La geôlière répondit
Au jeune Baron, quand elle l’entendit :
— Préparez votre lettre quand vous voudrez,
On trouvera un messager ;

  On trouvera un messager,
Pour porter des lettres à votre requête ;
Hâtez-vous de les écrire,
J’irai moi-même, s’il le faut. —

  Quand la lettre lui arriva,
Il était dans une salle à prendre ses ébats ;
Nombre de gentilshommes étaient avec lui,
Et tous dans la plus grande gaîté.

  — Salut et joie dans cette salle,
Au marquis de Lomaria le premier ;
Au marquis de Lomaria le premier,
Je lui apporte des nouvelles.

  Prenez un siège et asseyez-vous,
Prenez cette lettre et lisez. —
— Je n’ai pas besoin de siège,
Pour lire un morceau de papier. —

  A peine avait-il pris la lettre,
Que des larmes tombaient sur le papier :
Il n’en avait pas lu la moitié,
Qu’il prit un siège pour s’asseoir :

  Qu’il prit un siège pour s’asseoir,
Son cœur était près de se briser :
— Notre-Dame Marie de la Trinité,
Quel malheur as-tu donc commis ?

  Quel malheur as-tu donc commis,
Toi qui n’as encore que douze ans ? —
Le marquis de Lomaria disait
A ses cochers, cette nuit-là :

  — Attelez mon carrosse,
Pour que nous allions en route cette nuit ;
Pour que nous allions en route cette nuit,
Le temps paraîtra long à nous attendre ! —

V

  Comme il allait par la rue, dans la ville,
Il rencontra la marquise Dégangé,

Il rencontra la marquise Dégangé,
Accompagnée de la marquise de La Rivière ;

  Accompagnée de la marquise de La Rivière,
Qui était aussi sa marraine.
Dès que la marquise le vit,
Elle lui parla de la sorte :
 
  — Bonjour à vous, mon compère. —
— Et à vous aussi, dit-il, ma commère. —
— Et qu’avez-vous de nouveau,
Pour être de si bonne heure sur pied ? —
 
  — Nous avons du nouveau assez, tous les deux,
Si notre filleul va à la mort ! —
— Notre filleul n’ira pas à la mort,
Si on le donne pour des richesses. —

VI

  Le marquis de Lomaria disait,
En arrivant au palais :
— Mettez mon filleul dans la balance.
Je vous donnerai pour lui son poids de chevance ;

  Mettez-le deux, mettez-le trois fois,
Je vous donnerai son poids à chaque fois,
Et si ce n’est pas encore assez,
Je vous donnerai le poids de ma haquenée par-dessus ! —

  Les gens de la justice, quand ils entendirent,
Mirent le chapeau à la main ;
Ils mirent le chapeau à la main,
Et lui demandèrent excuse :

  — Et quand vous donneriez le poids de cette ville,
Nous ne pouvons le mettre en liberté ;
Nous ne pouvons le mettre en liberté,
Puisque son père est contre lui. —

  Le marquis de Lomaria disait,
En arrivant auprès de la prison :
— Si je trouvais son père ici, sur la rue,
Je laverais mon épée dans son sang ! —

  Quand le jeune baron entendit cela,
Il se jeta à genoux ;
Il se jeta à genoux,
Et demanda la vie de son père :

  — Mon parrain chéri, retournez à la maison,
Et laissez la justice faire son devoir :
Mon père ne connait pas la vérité,
Mais il la connaîtra, s’il plait à Dieu ! —


(1) Le vers, qui jusqu’ici a été presque constamment de huit syllabes, en

a maintenant presque toujours neuf et même quelquefois dix.
VII

  Le jeune Baron disait,
Un jour, du haut de l’échafaud :
— Gens de la justice, arrêtez-vous,
Je vois ma nourrice qui vient ;

  Je vois ma nourrice qui vient,
Et elle s’affaisse à chaque pas ;
Elle s’affaisse à chaque pas,
Par regret de l’enfant qu’elle a nourri.

  Approchez-vous, ma mère nourrice,
Que je vous embrasse avant de mourir,
Que je vous donne mon dernier baiser,
Avant de m’en aller de la vie de ce monde.

  J’ai dix-huit châteaux et dix-huit maisons, [1][1]
Avec moulin et enclume attenant à chacun,
Et je vous les donne tous, ma sœur de lait,
Pour que vous vous souveniez d’Yves Le Lintier. —

  La marâtre traîtresse répondit
A Yves Le Lintier, quand elle l’entendit :
— Comment peux-tu tout donner à ta sœur de lait ?
Tu as d’autres sœurs à la maison.

  — Ces biens m’appartiennent du chef de ma mère,
Ils m’appartiennent pour les donner à qui je voudrai.
Approchez-vous de moi, ma nourrice,
Pour que je vous embrasse encore une fois ;

  Pour que je vous donne mon dernier baiser,
Avant de m’en aller de la vie de ce monde ;
Vous m’aviez donné mon premier maillot,
Vous me donnerez mon second, le dernier ! —

  — Votre premier maillot, je vous j’ai donné,
Mais pour votre dernier, je ne dis pas ;
Mon cœur ne pourrait pas résister, absolument,
A ensevelir votre corps sans votre tête ! —

VIII

  Au bout de trois jours après cela,
Ervoanik était sur le pavé :
— Mettez ma marâtre à mort,
Et faites payer les amendes à mon père ;


  Faites payer les amendes à mon père,
Pour qu’il dépense tous ses biens ;
Pour qu’il dépense tous ses biens,
Et qu’il soit pauvre avant de mourir !

  Dans l’enfer, j’ai préparé
À ma marâtre un siège doré,
Et à vous, mon père, comme à elle,
Puisque vous êtes d’accord avec elle ! —

IX

  La marâtre traîtresse disait,
Assise sur l’échafaud :
— La malédiction du ciel et de la terre,
La malédiction des étoiles et de la lune,

  La malédiction de la rosée, qui tombe en bas,
À toutes celles qui deviennent marâtres !
Moi, j’ai été marâtre, pour mon malheur,
Et c’est ce qui est cause de ma mort ! — (1)


Chanté par Garandel, surnommé Compagnon-l’Aveugle.
Plouaret, 1845.


VARIANTE.


(1) Une autre version se termine ainsi :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Ervoanik Le Lintier disait,
En montant sur le troisième degré :
— Je vois ma belle-mère qui vient,
Accompagnée de ses demoiselles ;

  Elle a un ruban de velours noir au cou,
Là où devrait être une corde ! —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La baronne Le Lintier disait,
Aux gens de la justice, quand elle arriva :
— Elevez la potence en l’air,
Pour que nous voyions Ervoanik mourir ! —

  Ervoanik Le Lintier disait,
En montant sur le dernier degré de l’échelle :
— J’ai dix-huit moulins sur la rivière,
Ayant chacun sa tourelle ;

  Ayant chacun sa tourelle,
Et je les donne tous à ma sœur de lait ! —
La baronne Le Lintier disait,
À Ervoanik Le Lintier, en ce moment :

  — Comment serais-tu un homme selon Dieu,
Toi qui donnes tes rentes à ta sœur de lait ;
Toi qui donnes tes rentes à ta sœur de lait,
Pendant que ton père est encore en vie ! —


  N’oa ket hi gir peurlavaret,
Ur fulenn ann ef ’ zo diskennet ;
Ur fulenn ann ef ’ zo diskennet,
En poultr ha ludu eo rentet !
 
  Un el ann ef ’zo diskennet,
D’ann dut-a-justiz 'n euz laret :
— Diskennet Ervoanik ’l lec’h-se,
Na vo ket distrujet fete ! —

  Elle n’avait pas fini de parler,
Qu’une étincelle descendit du ciel ;
Une étincelle descendit du ciel,
Elle fut réduite en poussière et en cendre !
 
  Un ange descendit du ciel,
Et dit aux gens de la justice :
— Descendez Ervoanik de là,
Il ne sera pas exécuté aujourd’hui ! —


________


NOTE.


Ce gwerz, très-répandu dans tout l’arrondissement de Lannion, est un des plus longs de ce genre, et aussi un des plus demandés aux veillées d’hiver. Je doute que la manière dont j’orthographie le nom du principal personnage soit la bonne. Tous les chanteurs que j’ai entendus, et ils sont nombreux, prononçaient invariablement : al Lintier ou al Linker ; mais les chanteurs populaires défigurent souvent les noms propres d’une façon si bizarre ! Je n’ai pu trouver ce nom dans l’histoire de Bretagne, ni dans l’armorial breton, ni nulle part ailleurs. Il est pourtant évident que nous avons affaire ici à une vraie ballade historique, et les noms de Lomaria, du Gage, de Rosambo, de La Rivière, qui comptent parmi les plus nobles et les plus illustres familles du pays, ne permettent aucun doute à cet égard.


  1. [1] Le vers, qui jusqu’ici a été presque constamment de huit syllabes, en a maintenant presque toujours neuf et même quelquefois dix.