Chants et Chansons (Pierre Dupont)/Préface de l’auteur

Chants et ChansonsAlexandre HoussiauxTome I (p. 17-24).


PRÉFACE.

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Et des maux fraternels mon cœur est en émoi ;
Ô Dieu ! montre-toi bon pour tous comme pour moi !
Dieu ménagea le vent à ma pauvreté nue,
Mais le siècle d’airain pour d’autres continue…
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Pour qu’à tes fils élus, tes fils déshérités
Ne lancent point d’en bas des regards irrités,
Aux petits des oiseaux toi qui donnes pâture,
Nourris toutes les faims ! à tous dans la nature
Que ton hiver soit doux ! et son règne fini,
Le poëte et l’oiseau te diront : Sois béni !

Le poëte et l’oiseau teHégésippe Moreau (l’Hiver).


Pendant que, recueilli devant un site agreste, vous écoutez les bruits de la nature, s’il s’élève de ce fourmillement de notes une mélodie humaine en harmonie avec le paysage, vous passez de la sensation vague au sentiment réel. La création est réfléchie dans une pensée, elle trouve un écho intelligent qui en éveillera d’autres. Un lien s’établit entre vous et celui qui chante ; vous êtes enchaîné par le rhythme. Voilà l’origine des vers, du chant, des premières danses rustiques, et sans doute des premières sociétés.

Que dans l’état primitif où les hommes vivaient de leurs troupeaux, une tribu rapace et brutale se soit précipitée sur les gardiens paisibles, comme la tradition le rapporte de Caïn sur Abel, n’est-ce pas là le premier cri d’alarme, et, par suite, les premiers hymnes guerriers ?

Aux champs, dans l’intervalle des travaux, pendant les chaudes journées d’été, au moment où les moissonneurs assis à l’ombre se repassent la cruche de vin, ou encore durant ces longues veillées d’hiver où l’on se chauffe dans les étables, au souffle des animaux, pendant que les femmes filent et que les hommes rêvent, vous figurez-vous le conteur épique dévidant le fil des choses depuis les anciens temps et faisant passer devant les imaginations naïves les inventions des arts utiles et les exploits meurtriers des héros ? Voilà l’épopée.

Dans les villes, où les populations laborieuses s’exténuent tout le jour à la production des chefs-d’œuvre de l’industrie, à l’heure où la lampe s’éteint, où l’atelier se ferme, les hauts portiques sont encombrés, les grandes salles sont envahies, et, sous le feu de la rampe, se traduisent en une action saisissante les chocs des passions et des intérêts ; le vice étreint la vertu comme le vautour la colombe, et une morale pure se dégage du dénoûment. Les imaginations actives et brûlantes sont occupées et rafraîchies, les esprits naïfs et bruts tirent des conséquences justes des faits déroulés sous leurs yeux, les illusions de la scène adoucissent pour eux la réalité de la vie. Voilà le drame, et, en somme, les quatre principaux genres de poésie : on voit facilement comment les autres s’y rattachent.

Sous toutes ces formes, aussi nuancées qu’il y a de génies et de talents divers, la poésie tour à tour, ou tout ensemble, charme, console, instruit, met en relief les âges passés ou élève l’âme à une conception supérieure de l’avenir et de l’idéal. Chaque poëte exerce sur sa nation, sur ses contemporains, sur son siècle, sur la postérité même, une influence qui n’est personnelle que par la forme, et dont l’essence est un rayon divin.

La poésie n’est pas simple divertissement, ni vérité abstraite ; elle ne peut pas s’isoler du bon et du vrai, n’être que le beau ou l’art pour l’art, ce qui ne se conçoit pas ; elle n’est pas seulement son, couleur, sentiment, elle procède de tout l’être et revêt toutes les formes de la vie ; c’est le langage humain vivant comme la fleur, l’oiseau, l’homme, une réunion d’hommes. C’est, en un mot, un miroir vivant de la vie à tous ses degrés, depuis le simple jusqu’au multiple, depuis l’idylle jusqu’au poëme épique, jusqu’au drame : seulement la poésie se fait toute à tous, et participant de la lumière même, elle luit pour tout le monde. Les poëtes dont la figure austère et sublime reste gravée en médaille dans la mémoire des hommes, Homère, Dante, Shakespeare, tiennent le domaine tout entier, et connaissent, comme Salomon, du cèdre à l’hysope ; ils éclairent des cimes aux vallées, et gardent leur place invariable au ciel de l’intelligence, dont ils sont les constellations. Mais dans les replis des moindres coteaux, il y a une flore de poëtes et d’âmes qui ont senti à l’unisson de ces grands génies. Il y a, outre la poésie divine, humaine, séculaire, la poésie locale, qui a directement agi sur les hommes de telle ou telle contrée.

Voici ce que dit un poëte chinois, Li-Taïpe, dont le nom signifie : lumière du matin.

Un homme péchant sur un bateau est supposé conduit sur le courant par des fleurs de pêcher qui flottent à la surface de l’eau, dans une baie étroite qu’il traverse, et dont il ne peut plus retrouver le rivage.

Voici ce qu’il a cru voir :

« Peu nombreux étaient les habitants de ce beau séjour ; leurs manières et leurs mœurs étaient celles des jours antiques ; partout leurs champs étaient prodigues de fleurs et des doux trésors naturels. Aucun impôt ne consommait le fruit de leurs labeurs ; les vers que chantaient leurs enfants étaient ceux des temps anciens qu’on ignore. On entendait au loin dans la vallée les chants retentissants du coq, et les aboiements du chien de ferme saluaient les premiers rayons du jour. Oh ! puisse ma barque regagner ces plages fortunées ! »

Voulez-vous un sentiment à la fois guerrier et moral chez un peuple qui tient à notre sol comme les Pyrénées qu’il habite, chez les Basques ?

Il y eut en Biscaye un chef très brave nommé Lelo ; sa femme est séduite pendant qu’il est à la guerre, et le séducteur tue le guerrier à son retour. L’indignation produite par ce crime se traduit en un refrain qui commence les chants nationaux des Basques :

« Ô Lelo ! Lelo est mort ? Les étrangers de Rome veulent forcer la Biscaye ; du côté de la mer, du côté de la terre, ils nous assiègent ; les plaines arides sont à eux : à nous les bois de la montagne et les cavernes. Petite est notre frayeur ; mais, ô notre arche, de pain vous êtes mal pourvue ! Lelo est mort, etc. »

L’amour d’un berger se traduit aussi vif que dans Théocrite dans ce refrain limousin que je traduis et dont je voudrais pouvoir exprimer l’air de musette :

Baissez-vous, montagnes, levez-vous, vallons,
Vous m’empêchez de voir ma mie !

Quels sont les airs qui restent populaires ? Ceux qui réveillent les plus vifs sentiments d’amour, de liberté, d’indépendance, ou qui reproduisent le mieux le calme du foyer, les occupations simples de la vie ; les sentiments nationaux, ceux qui remuent chaque peuple à part ; les sentiments intimes assez vrais pour vibrer dans tous les cœurs purs. Voilà vraiment la source de la poésie et de la musique, cette traduction en langue universelle de tous les idiomes connus.

Je pourrais citer des Allemands, des Espagnols, des Italiens, des Écossais, de tous les peuples enfin, mais puisque c’est à des Français du xixe siècle que je m’adresse :

Légers fuseaux, filez, de la Dame blanche ; Amour sacré de la patrie, de la Muette ; Quand l’Helvétie est un champ de supplices, de Guillaume Tell ; le choral de Luther, dans les Huguenots ; le chant des anabaptistes, dans le Prophète, ne sont-ils pas les airs qui touchent le mieux la fibre générale par l’inspiration ? Et, pour en venir à l’action, quel n’a pas été l’effet de la Marseillaise, du Chant du Départ et de cette lutte gigantesque du chant continuée si vivement par notre Béranger !

Je viens d’exposer en peu de mots ma poétique, et, pour donner mes sources, je dois dire que la tradition m’est venue surtout des hommes de mon temps qui ont fait la révolution de l’idée en même temps que celle de la langue : tout le monde les nomme ; le seul auquel je doive rendre un hommage public, puisqu’il n’est plus, quoiqu’il ne m’appartienne pas de le réclamer à la tombe, c’est un ami que je n’ai point connu, un frère en démocratie, Hégésippe Moreau, mort à l’hôpital le 19 décembre 1838. Sa tombe est au cimetière du Montparnasse ; les jeunes gens qui le lisent vont y porter des myosotis. Son cœur, étouffé durant sa vie par la nécessité, n’a jamais pu s’épanouir que dans la poésie. Que chacun de ses vers germe dans les jeunes âmes ! c’est assez pour produire une moisson nouvelle.

Je remercie M. Sainte-Beuve de m’avoir, dans une récente étude littéraire, abrité sous ce nom si pur. Ç’a été la plus douce récompense et le plus vif encouragement que j’aie reçu de ma vie ; à défaut de la solidarité du talent, je revendique celle de la cause. Mes mains, toutes faibles qu’elles sont, ne jetteront pas au vent l’ivoire de la lyre démocratique. Embellissons-la de roses et de bluets si l’on veut, mais n’y laissons point briser la corde sérieuse de l’indignation, et celle qui fait verser des larmes sur le sort de nos proscrits !

Par quelle visible action de la Providence ma muse ignorante a-t-elle été conduite par la main au bord même de ce Durteint et de cette Voulzie, ces deux ruisseaux où Hégé sippe Moreau avait pleuré ? Comment de l’éducation du vieux prêtre, naïve mais un peu vague, ai-je passé à la lecture de ce doux maître de la souffrance qui m’a fait aimer la nature, l’amour et la liberté, choses que vous laisse trop ignorer l’éducation d’autrefois.

Je ne sais, mais depuis, les sympathies ne m’ont pas fait défaut : on dirait que l’ombre consolatrice du poëte mort m’a fait trouver ce chemin des cœurs et des oreilles dont il était peu soucieux, ne devant plus périr dans la mémoire des hommes.

Mes chants rustiques ont trouvé des échos et ont ouvert le passage aux refrains sociaux ou politiques : qui donc pourrait m’en accuser ?

Le mouvement de Février, que l’on nie aujourd’hui avec la sincérité des Juifs qui demandaient un miracle, n’a-t-il pas été prévu par tout le monde ? Mes chants qui lui sont antérieurs, et qui le pressentent, n’ont fait que traduire l’impression laissée dans tous les esprits par le spectacle des événements. Si la chose fut une surprise, comme il est de bon goût de le dire aujourd’hui à la face de l’histoire, comment l’avènement définitif de la démocratie a-t-il pu être prédit par Chateaubriand même, sans parler de Pierre Leroux, Lamennais, Lamartine et Proudhon ? Comment le profond et spirituel Balzac, dans un roman daté de mai 1840, met-il dans la bouche de son héros Z. Marcas, un ambitieux conservateur, des prévisions aussi nettes :

« Je ne crois pas que dans dix ans la forme actuelle subsiste. »

« La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur… Quel sera le bruit qui ébranlera les masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront. Il est des lois de fluctuation qui régissent les générations, et que l’empire romain avait méconnues quand les barbares arrivèrent. Aujourd’hui les barbares sont des intelligences… Le gouvernement est le grand coupable… En France, la jeunesse est condamnée par la légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principe électif, etc… »

Je ne finirais pas de citer, si je voulais opposer aux hommes d’aujourd’hui les mêmes hommes d’hier ; mais la Providence ne tient pas compte de ces revirements, et la logique des faits ne s’arrête pas aux considérations humaines, aux regrets non plus qu’aux illusions des partis.

Louis-Philippe n’est-il point tombé par sa faute ? N’a-t-il pas refusé de seconder le mouvement libéral dont Pie IX a donné le signal à son avènement ? N’a-t-il pas laissé démembrer la Pologne, malgré la solennelle promesse de ses discours officiels ? La chambre des pairs elle-même ne s’émut-elle pas alors à cette déclaration de guerre du despotisme ? La prophétie de Napoléon commençait à se réaliser : cosaque ou républicaine ; le czar faisait le premier pas, Février 1848 a été la réponse. J’ai opté pour l’hypothèse républicaine contre l’hypothèse cosaque, et mes chants dits politiques n’ont pas eu d’autre but que de soutenir l’idée nouvelle contre les efforts des barbares. Nous avons accepté l’héritage de la révolution, c’est à nous de la défendre et de hâter le moment où elle portera ses fruits. Nous n’avons plus d’adversaires que pour la forme ; on sait partout que les anciens moules ne vont plus à l’esprit nouveau, que le domaine de l’intelligence s’est agrandi, que les peuples se sont rapprochés, et que les ressources du génie diplomatique sont à bout.

Les uns parlent de restauration, les autres de réconciliation. Hélas ! ce ne sont là que des trêves et des palliatifs. Il est du devoir de chacun de se mettre à la besogne et de commencer en lui et autour de lui la réforme qu’on demande au sabre ou à l’opinion ; ce ne sont plus des républicains de la veille ou du lendemain qu’il nous faut, ce sont des hommes libres, sûrs de leur droit, et maîtres de leur destinée.

Je me laisse emporter par le courant général et oublie que la Saône et ses îles de saules ont des murmures plus doux. Je suis loin des rêves rustiques et des inspirations calmes du Ménale et de l’Alphée. Qui nous donnera ces loisirs ?

L’ère nouvelle est restaurée, les artistes vrais n’ont pas laissé tomber leurs pinceaux après la crise et n’ont pas grossi le chœur des plaintes hypocrites. Le mouvement industriel s’est agrandi, et une nation qu’on disait égoïste a ouvert le port de la Tamise aux produits du monde entier. Il semble qu’une nouvelle renaissance attende son éclosion. Qu’elle apparaisse pour ne plus s’éteindre, non plus sujette aux caprices des familles princières,qui à leur gré protègent les arts ou les abandonnent à l’oubli. Que le xixe siècle ne rebrousse pas chemin jusqu’à la décadence de l’empire de Rome. Que le dernier de tous constate son égalité par sa virtualité propre et la revendication de son droit ; qu’il ne reste pas un ilote dans la République moderne. Artistes, savants, ouvriers, paysans ! un homme de ce temps-ci vient d’en faire l’aveu, la politique n’a pas de cœur. Il faut rompre avec ces traditions menteuses, et inaugurer dans le monde, par le travail, la science et l’amour, le règne de la vérité.

Paris, 20 Juillet 1851.
PIERRE DUPONT.