Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Sainte-Hélène


SAINTE-HÉLÈNE



Sur un volcan dont la bouche enflammée
Jette sa lave à la mer qui l’étreint,
Parmi des flots de cendre et de fumée
Descend un ange, et le volcan s’éteint.
Un noir démon s’élance du cratère :
— Que me veux-tu, toi resté pur et beau ?
L’ange répond : — Que ce roc solitaire,
        Dieu l’a dit, devienne un tombeau.


Mais le démon : — Cette île est mon Ténare.
Là j’espérais d’un déluge effrayant
Lancer les feux sur l’Argonaute avare
Qui par ici tenterait l’Orient.
Et l’envahir ! Une dépouille humaine
Souiller ces mers, vierges de tout vaisseau !
Jusqu’où le monde a-t-il poussé la haine,
        Qu’ici Dieu lui cache un tombeau ?

Pour quel colosse éteint-on le cratère ?
Un roi sans doute, un héros hasardeux.
Tous ont de morts si bien jonché la terre,
Que place un jour doit manquer pour l’un d’eux.
De tant d’États au cercueil d’Alexandre
Ravirait-on jusqu’au dernier lambeau ?
— Les vents, dit l’ange, ont balayé sa cendre :
        Ce roi n’a plus même un tombeau !

L’autre repart : — Quels restes de grand homme
Un jour ici seront donc déposés ?
En ce moment César tombe dans Rome
Sous les poignards à son sceptre aiguisés.
— Rome, dit l’ange, aura sa sépulture ;
Mais, quand va naître un monde tout nouveau,
Les loups du Nord viendront chercher pâture
        Sur les débris de son tombeau.

L’être infernal, alors, baissant la tête,
Dit en soi-même : — Est-ce donc pour celui
Qui, ralliant le monde en sa conquête,
Va lui donner une croix pour appui ?
L’ange l’entend : — Silence ! esprit rebelle !
Il ne craint, lui, ni chacal ni corbeau ;
Car, dans Sion, c’est moi, lampe fidèle,
        Qui veillerai sur son tombeau.

Démon, écoute. Avant deux mille années,
Un conquérant, empereur des Gaulois,
Terminera d’immenses destinées
Sur cet écueil, à la honte des rois.
Pour le punir d’attarder dans sa route
L’humanité qu’éblouit son drapeau,
Qu’il trouve ici, quoi qu’au ciel il en coûte,
        Une prison et son tombeau.

Privé pour lui de ton trône de laves,
Sois son geôlier, prends des traits odieux ;
Trouble ses nuits, resserre ses entraves ;
Tiens de ses maux la coupe sous ses yeux.
Cet homme, ainsi purifiant sa gloire,
Pour l’avenir redevient un flambeau,
Sur l’infortune achève sa victoire
        Et des rois triomphe au tombeau.

Loin du démon, loin de ces tristes plages,
L’ange à ces mots revole aux pieds de Dieu,
Dont l’œil déjà voit à travers les âges
Le grand captif expirer dans ce lieu.
Quelques amis en pleurs sont venus prendre
De l’astre éteint le glorieux fardeau.
Dieu joint sa main aux mains qui vont descendre
        Napoléon dans son tombeau.