Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Mes craintes


MES CRAINTES


LETTRE À MON AMI M. LEBRUN, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


Air du vaudeville de la Petite Gouvernante


Cher Lebrun, ta muse héroïque,
À la chanson tendant la main,
M’écrit : « Au trône académique
« Veux-tu monter ? Parle, et demain… »
Muse, arrêtez. Par lassitude
D’un monde où j’ai fait long séjour,
J’ai pris goût à la solitude.
J’y tiens : c’est mon dernier amour.

Oui, j’adore, ami, la retraite,
Et du bruit mon âge a l’effroi.
Le monde, dis-tu, me regrette.
Le monde ? Il pense bien à moi !
Bourgeois vaniteux, il s’arrange
De peu de gloire et de gros fonds ;
Et, pour s’ébaudir dans sa fange,
A toujours assez de bouffons.

Refais-toi tribun politique !
M’a-t-on crié. Mais quoi ! Jadis
N’ai-je pas, sur cette musique,
Fait assez de vers applaudis ?
D’autres m’ont dit : « Fais-toi messie
« Ou prophète, et viens, dès ce soir,
« D’un parfum de théocratie
« T’enivrer à notre encensoir. »

De me laisser faire grand homme,
Non, je n’eus jamais le désir.
L’époque n’est pas économe
De piédestaux ; on peut choisir.
Toute secte a sa créature ;
Tout club aussi : c’est tel ou tel.
On donne ici la dictature ;
Là-bas on élève un autel.

L’idole est partout promenée ;
Mais bientôt les porteurs sont las ;
Nous voyons, en moins d’une année,
Messie et dictateur à bas.
On crie à l’un : « Tu n’es qu’un homme ! »
À l’autre, si c’est un vieillard :
« Sur cette borne fais un somme
« En attendant le corbillard. »

Las ! toute gloire est mensongère
Dans ce temps d’esprits fourvoyés.
Tel s’en fait une viagère,
Qui lui-même la foule aux pieds.
Combien j’ai vu de nos idoles
Subir de contraires destins !
Je riais de leurs auréoles ;
J’ai pleuré sur leurs fronts éteints.

Ami, ne laissons pas le monde
Nous emporter à tous ses vents.
Plus qu’une misère profonde
J’ai craint des honneurs décevants.

Rimeur, j’ai craint de faire ombrage
Aux talents d’un ordre élevé ;
J’ai craint jusqu’au renom de sage,
Dont Lisette m’a préservé.

Moi, sage ! oh ! non ; c’est la paresse
Qui m’a fait des goûts si bornés.
Non, j’aurais craint que ma sagesse
N’effrayât de pauvres damnés.
Quand souffrent au siècle où nous sommes
Peuple et roi, riche et travailleur,
Crois-moi, le plus sage des hommes
N’en saurait être le meilleur.

Lebrun, mon exemple t’enseigne
À faire au monde juste part.
À l’Institut qu’un autre règne :
J’ai bâti ma ruche à l’écart.
Là, si peu que le miel abonde,
Je puis craindre encor les fourmis ;
Mais là, moins je me donne au monde,
Plus j’appartiens à mes amis.