Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Madame Mère


MADAME MÈRE[1]


Air :


        La noble dame, en son palais de Rome,
        Aime à filer ; car, bien jeune, autrefois,
        Elle filait en allaitant cet homme
Qui depuis l’entoura de reines et de rois.

        Près d’elle, assise, est la vieille servante
        Qui, nouveau-né, le reçut dans ses bras.
Au bruit de leurs fuseaux elles disent : — Hélas !
        Que la fortune est décevante !

        Madame attend un message de Vienne.
        Fils de son fils, elle te sait mourant.
        — À son chevet point de mère qui vienne
Veiller, prier, pleurer, dit-elle en soupirant.
        J’ai vu la mort fuir aux cris d’une mère ;
        Mais lui, né roi, le pauvre infortuné,
À nos vainqueurs d’un jour otage abandonné,
        Meurt de la gloire de son père !

        Sans cette gloire, ah ! le père lui-même
        Vivrait encor, soleil de mes vieux jours.
        Un ancien roi, privé du diadème,
Vingt ans et plus du sort peut rêver les retours ;
        Mais de son char qu’un victorieux tombe,
        Soudain les rois, qui se prosternaient tous,
Courent, sans prendre temps d’essuyer leurs genoux,
        Du pied le pousser dans la tombe.

        Dieu l’éleva si haut, qu’un noir présage
        Saisit mon cœur pour ce fils bien-aimé.
        Dieu, disait-on, dans ce héros, vrai sage,
Au vieux monde croulant donne un Messie armé ;
        Mais, tout le temps de l’incessante lutte
        Où son génie étonna l’univers,
Tremblante, je veillais, tenant les bras ouverts
        Pour le recevoir dans sa chute.

        Napoléon, sous le toit de tes pères,
        Ton premier âge à flots purs s’écoula.
        Tu m’aimais tant ! Ah ! chéri de tes frères,
Adoré de tes sœurs, que n’as-tu vieilli là !
        Là de tes fils Dieu bénirait le nombre ;
        J’y vois à peine, ils guideraient mes pas ;
Et là du moins nos pleurs (où ne pleure-t-on pas ?)
        Moins amers couleraient dans l’ombre.

        Ton fils sans doute, en longues rêveries,
        Vers son berceau qu’entourait tant d’amour
        Revole encore, et dans les Tuileries
Voit ses hochets mêlés aux splendeurs de ta cour.
        Bien jeune instruit par sa mère elle-même
        Que pour les rois il n’est pas de saints nœuds,
Son cœur aura surpris des souvenirs haineux
        Sur les lèvres de ceux qu’il aime.

        Vierge Marie, ah ! tenez lieu de mère
        À cet enfant qui m’a souri si beau.
        L’unique vœu de ma vieillesse amère,
C’est à sa piété de devoir un tombeau.
        Et, s’il se peut, fils et Français fidèle,
        Sans être roi, ni vengeur ni vengé,
Que dans Paris un jour l’enfant rentre chargé
        De la dépouille paternelle.

        Mais on annonce un messager de Vienne.
        — Madame, il pleure, il est vêtu de deuil.
        Elle sait tout ; il faut qu’on la soutienne ;
Elle semble à genoux prier sur un cercueil.
        — Pauvre orphelin, objet de tant d’alarmes,
        Dit-elle enfin après un long effort,
Adieu ! l’enfant n’est plus ! Ah ! tout mon fils est mort,
        Hélas ! et je n’ai plus de larmes.
                                    —
        Des simples chants que ton grand nom m’inspire,
        Napoléon, c’est ici le dernier.
        Républicain, s’il a blâmé l’empire,
Sur ta chute et tes fers pleura le chansonnier.
        Pour réveiller notre France abattue,
        J’exaltai l’homme et non le souverain.
Puisse la main du peuple incruster dans l’airain
        Mon nom au pied de ta statue !

  1. Mme Lætitia Bonaparte, qu’au temps de l’empire on appelait Madame Mère, habitait à Rome un palais, le seul qui ne fût pas illuminé lors des fêtes données par le pape à l’empereur François, père de Marie-Louise. Devenue presque aveugle, Madame s’occupait à filer, usage de sa jeunesse, m’a-t-on dit, et des femmes corses, même d’une condition élevée.

    Entourée du respect de tous, elle avait avec elle une vieille servante d’Ajaccio, qui l’avait aidée à élever ses nombreux enfants, et qui jouissait de l’intimité due à un si long attachement.