Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Les Ailes

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LES AILES


DIALOGUE



               UN JEUNE HOMME.
Vieillard, trompant notre espérance,
Quoi ! tu meurs, et meurs alité !
Il est donc faux que la science
T’ait doué d’immortalité ?
De toi l’on contait des merveilles ;
Un prêtre hier disait encor
Que Satan, pour prix de tes veilles,
T’avait donné deux ailes d’or.

               LE VIEILLARD.
Mon enfant, ces ailes dorées,
C’est au destin que je les dois.
               LE JEUNE HOMME.
Chacun, aux voûtes éthérées,
Veut t’avoir vu planer cent fois.
Oui, tu sais plus que nos vieux sages.
Sur ton passé rouvre les yeux.
Raconte-moi tous tes voyages ;
Apprends-moi le secret des cieux.

               LE VIEILLARD.
L’homme qui s’adapte ces ailes
Jamais ne se reposera.
Il lassera les hirondelles ;
Plus haut que l’aigle il planera.
Tenter leur élan solitaire
Fut un projet qu’en vain je fis.
Ma mère avait besoin sur terre,
Pauvre aveugle, du bras d’un fils.

Elle mourut ; mais mon Isaure,
Qui charma ses derniers moments,
M’apprit qu’un chaume qu’on ignore
Vaut un monde pour deux amants.
Dans nos jeux je demandais grâce,
Lorsque Isaure, au souris vermeil,
À ces ailes faisait menace
De m’attacher dans mon sommeil.

Notre bonheur s’accrut dans l’ombre ;
Car, sous ces bosquets de jasmin,
De vrais amis, en petit nombre,
Accouraient nous presser la main.
Plaisirs partagés sont fidèles.
Aimer, aimer, fut notre loi ;
Et j’ai laissé dormir les ailes
Qui ne pouvaient ravir que moi.

Enfin, né voisin d’une classe
Où pullulent les malheureux,
J’aidais à remplir leur besace ;
J’allais jusqu’à glaner pour eux.
Perdus dans vingt sentiers contraires ;

Ils se guidaient à mon flambeau.
Ces infortunés sont mes frères,
Je dois partager leur tombeau.

               LE JEUNE HOMME.
Quoi ! pour fuir ce globe de fange,
Tes ailes ne t’ont point servi !
Et contre toi, vieillard étrange,
L’ire du ciel n’a pas sévi !
Lègue-moi ces ailes sublimes,
Et jusqu’à Dieu mon vol atteint,
Dussé-je, aux célestes abîmes,
Mourir sur un soleil éteint.

               LE VIEILLARD.
J’ai jeté d’une main prudente
Ces ailes au feu d’un brasier,
Et mis leur cendre fécondante
Au pied d’un jeune cerisier.
De mes jours je vais rendre compte ;
Le Très-Haut me sourit enfin.
Adieu ! Dans son sein je remonte
Sur les ailes d’un séraphin.