Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/La Prédiction

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LA PRÉDICTION


Air :


Raison, sibylle du sage,
Qu’on interroge trop tard,
Me vient dire : À ton voyage
Dieu va mettre fin, vieillard.
Prends ton bâton, ta musette ;
Fais tes adieux, et, bon pas,
Va revoir chaque Lisette
Qui t’a devancé là-bas.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.

        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

bis.


Raison, la grondeuse, ajoute :
C’est trop, passer soixante ans.
Fais ton dernier bout de route ;
Romps enfin avec le Temps.
Pour toi tout se décolore ;
Vois le soleil qui pâlit.
Quelques pas à faire encore
Vont te conduire à ton lit.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.
        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

Prédiction qui m’enchante !
Ce monde est cher de loyer.
Quittons le coin où je chante
Pour chaque terme à payer.
Bois, cités, champs et prairies,
Si j’ai récolté chez vous,
Des fleurs de mes rêveries
J’ai fait des bouquets pour tous.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.
        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

Je n’emporte en ma mémoire
Que l’image des beautés
Qui, mieux qu’une sotte gloire,
M’ont fait des jours enchantés.
Passé le temps des amantes,
Dans mes soirs, j’ai bien des fois
Cru voir leurs ombres charmantes
Rire et danser à ma voix.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.
        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

Un seul héritier me presse :
C’est un chantre adolescent.
La lampe de ma vieillesse
Offusque son jour naissant.
Des chansons il veut l’empire :
D’Yvetot faisons-le roi.
En passant allons lui dire :
Je pars ; le trône est à toi.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.

        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

Que m’importe votre monde,
Ses aquilons, ses autans,
Ses vieux rocs, sa mer qui gronde,
La fleur qui manque au printemps !
De tout jeunesse s’arrange ;
Mais, las des ans, je m’en vais.
Pétri de sang et de fange,
Ce globe sent trop mauvais.
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.
        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !

Adieu ! J’achève ma course.
Le ciel s’accourcit d’autant
Qu’il voit au fond de ma bourse
Combien peu j’ai de comptant !
Amis, quittez cet air morne.
Je pars, mais avec l’espoir,
Quand j’aurai passé la borne,
De vous crier : Au revoir !
        Gaieté, persévère ;
        Amis, votre main.
        Lise, emplis mon verre ;
        Eh ! vite en chemin !