Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Il n’est pas mort

Il n’est pas mort


IL N’EST PAS MORT[1]



À moi soldat, à vous gens de village,
Depuis huit ans on dit : « Votre empereur
« A dans une île achevé son naufrage ;
« Il dort en paix sous un saule pleureur. »
Nous sourions à la triste nouvelle.
Ô Dieu puissant qui le créas si fort,
Toi qui d’en haut l’as couvert de ton aile,
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?


Lui, mort ! oh ! non. Quel tremblement de terre,
Quelle comète annonça son trépas ?
Croyons plutôt que la riche Angleterre
Pour le garder a manqué de soldats.
Les étrangers qu’épouvantait sa gloire
Feignent en vain de déplorer son sort ;
En vain leurs chants exaltent sa mémoire,
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

Il partagea deux fois mon pain de seigle,
Et de sa main il m’attacha la croix ;
J’ai toujours vu, moi qui portais son aigle,
La mort en lui respecter notre choix.
Et des Anglais auraient cloué sa bière !
Et de sa tombe ils défendraient l’abord !
Et sous leurs pieds il deviendrait poussière !
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

Nous, ses enfants, nous savons qu’un navire
À ses geôliers nuitamment l’a ravi ;
Que, depuis lors, dans son immense empire,
Déguisé, seul, il erre poursuivi.
Ce cavalier de chétive apparence,
De la forêt ce braconnier qui sort,
C’est lui peut-être : il vient sauver la France.
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

Mais dans Paris, parmi le peuple en fête,
J’ai cru le voir ; je l’ai vu : c’était lui.
De la colonne il contemplait le faîte.
Ému, troublé, je cours ; il avait fui.
Reconnaissant un vieux compagnon d’armes,
Si de ma joie il a craint le transport,
Pour se cacher ma joie avait des larmes.
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

Un matelot, qui connaît l’Inde esclave,
Pour nous servir veut qu’il y soit passé.
Il mène au feu le Mahratte si brave,
Et des Anglais l’empire est menacé.
Courant, volant, foudroyant des murailles,
Oui, de l’Asie il revient par le nord.
Hélas ! sans nous qu’il livre de batailles !
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

Des nations chacune a sa souffrance :
Il manque un homme en qui le monde ait foi.
C’est lui qu’on veut ; rends-le vite à la France,
Mon Dieu ; sans lui je ne puis croire en toi.
Mais, loin de nous, sur des rochers funestes,
Dans son manteau si pour toujours il dort,
Ah ! que mon sang rachète au moins ses restes !
N’est-il pas vrai, mon Dieu, qu’il n’est pas mort ?

  1. L’idée qui a fait faire cette chanson a bien longtemps régné au fond de nos campagnes et même parmi les classes ouvrières des villes. Peut-être même trouverait-on encore, dans quelque province, des individus qui conservent cette superstition populaire.