Chansons (Antoine Clesse)/Mon Étau

Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle (p. 1-2).

MON ÉTAU


Air : Mon lit, mon lit, mon pauvre lit.


N e t’use pas, mon vieil étau :
Le sort nous rassemble,
Travaillons ensemble.
Sous ma lime et sous mon marteau,
Ne t’use pas, mon vieil étau !

Tu servis longtemps à mon père
Et sembles faiblir aujourd’hui ;
Tu me resteras, je l’espère :
Quand je te vois, je pense à lui !
T’aurais-je blessé par mégarde ?
Je te chéris… et cependant
Parfois, quand nul ne nous regarde,
Moi je pleure en te regardant !

Ne t’use pas, etc.

Mil huit cent vingt est une date
Que mon père grava sur toi :
Te voilà donc, je le constate,
De quatre ans plus jeune que moi,
Mon père, bras et cœur d’élite,
Sur toi s’escrimait en chantant :
Il t’a donc fait vieillir bien vite ?
Pauvre père, il travaillait tant !…

Ne t’use pas, etc.


Comme il se plaisait à me dire
Ces airs qu’il n’a pas assez dits :
Vigoureux refrains de l’Empire
Et doux refrains de son pays !
Guidant l’outil d’une main sûre,
Sa voix se réglait sur tes sons :
Au bruit de ta franche mesure
Je crois entendre ses chansons !

Pan pan, pan pan, etc.

Notre mission n’est pas mince :
Pour notre labeur journalier,
Baron, comte, marquis et prince
S’empressent à notre atelier.
Ils ont, aux grands jours de tapage,
Chasseurs que le cor appela,
Coursier, chiens, piqueur, équipage…
Je te préfère à tout cela !

Ne t’use pas, etc.

Mon père t’aimait et je t’aime.
Tu sais mes rêves d’avenir,
Et m’apportes ce bien suprême
Qu’on appelle le souvenir.
Ami, que ta vigueur renaisse !
Tu sus, en tes jours triomphants,
Gagner le pain de ma jeunesse :
Gagner celui de mes enfants !

Ne t’use pas, etc.

Laissons l’ambitieux avide,
Peu jaloux d’être homme de bien,
Au sein de l’océan du vide
Voguer vers quelqu’immense rien !
Comme aux bords la vague profonde
Se brise et retombe à la mer,
Le flot des vanités du monde
Se brise sur ton pied de fer.

Ne t’use pas, mon vieil étau :
Le sort nous rassemble,
Travaillons ensemble.
Sous ma lime et sous mon marteau,
Ne t’use pas, mon vieil étau !

1850