Auguste Brancart (p. 1-18).


PREMIÈRE PARTIE





I


À la gare de Douai, Lucie Thirache était descendue.

Elle se faufila parmi les commissionnaires chargés de malles et parvint sous la marquise extérieure : les portières d’omnibus béaient au bord du trottoir. De l’une à l’autre elle allait, indifférente aux boniments des conducteurs, s’attardant à déchiffrer les enseignes. L’inscription « Hôtel de Versailles » l’arrêta ; dans sa dernière lettre, la patronne avait désigné cette voiture. Elle monta. Pour lui faire place, un monsieur ramassa sur ses genoux les pans de sa redingote ; une jeune fille amoncela un châle, des paquets, plusieurs cartons. Lucie remercia, recueillit un coup de chapeau et un sourire. Flattée de ces politesses, elle examinait ses compagnons avec sympathie ; par les regards, rapidement, une intimité s’établissait :

— Où va Mademoiselle ? interrogea le cocher.

Elle rougit, par embarras : indiquer l’adresse, sans doute bien connue, de la maison Donard, c’était, devant tous, dénoncer son métier de fille. Muette, elle espéra d’inopinées recommandations qui, données par les autres voyageurs, étoufferaient peut-être sa réponse. Personne ne parla. Elle dut se décider.

— 7, rue Pépin.

Un rire montra les dents gâtées du cocher. Il reclaqua la portière, proclamant à un collègue :

— Hé ! Flachaut, nous nous mettons bien : nous conduisons une nouvelle pour le 7.

Avec un bruit étourdisseur de vitres dansant en leurs châssis, l’omnibus cahota par la ville. Le monsieur avait mis un binocle. Partout, il scrutait Lucie, dans une étude insolente de sa toilette et de ses gestes. Sous ce regard la fille détourna la tête. Par le vasistas elle fixait les yeux sur une place caillouteuse, vers un kiosque à musique militaire, renfermant des chaises en piles. Elle songea : Ainsi on la méprisait, tout de suite, sitôt sa condition décelée et, pourtant, elle n’était pas encore au bordel ! Que serait-ce quand elle en porterait la livrée, ces hardes voyantes qu’elle imaginait bleues, rouges, vertes, très décolletées ; et, si on lui donnait des peignoirs de gaze, ils lui siéraient parfaitement, car elle avait la peau fort blanche.

Elle s’oublia en une minutieuse analyse de ses beautés corporelles et, ayant pensé aux costumes qui lui conviendraient le mieux, les magasins l’intéressèrent. Puis elle se mit à considérer les passants ; des dames marchandant au seuil des boutiques, des hommes graves, portant sous le bras des serviettes en cuir. En elle-même, furent critiquées leurs allures, impitoyablement. Aux rampes des balcons, des jeunes gens s’étayaient, fumant. L’idée qu’ils seraient ses clients ramena la fille à l’appréhension de son nouveau métier, la fit se désoler encore, se reprocher, ainsi qu’une faute, l’instant de distraction qu’elle venait de prendre. Cependant, il lui était bien permis s’éjouir un peu ; bientôt, elle allait être prisonnière pour un long temps.

Le monsieur s’était approché : il se serrait à elle, érotique. Lucie se recula, mimant une moue froissée. Vraiment il la dégoutait, cet homme ; il n’était même pas convenable, devant le monde ! Sévèrement, elle le toisa ; mais la mine enflammée du vieux mâle lui parut très grotesque, et elle dut se tourner au carreau, afin qu’il ne la vît pas s’égayer : pour un empire, elle n’aurait voulu l’encourager ! Bon plus tard, ce manège-là ; quand elle y serait contrainte !

Devant elle un bâtiment s’élevait, aux sombres murailles de pierres anciennes, à la tour munie d’un cadran et flanquée de clochetons. Probablement, c’était l’hôtel de ville. Il en existait un pareil à Saint-Quentin. Et le bureau de police devait s’y trouver aussi. On y porterait ses papiers demain ; pour que, définitivement, on la classât. Quel avilissement !

L’omnibus doubla péniblement l’angle d’une rue. Un instant, la fille passa par des alternatives de crainte et de satisfaction triomphant, selon que la voiture semblait retenue en une dépression du pavage ou qu’elle parvenait à en sortir. Quand les chevaux eurent repris le trot, elle s’était résignée à son sort : Bah ! elle n’était pas la première ; il y avait bien d’autres filles de maison ! Et puis, la placeuse lui avait fait un grand éloge de l’établissement Donard. Pourquoi se croire autrement bâtie que les autres ?

Le beau malheur, mener une joyeuse vie de noce, être caressée, boire et manger d’excellentes choses ! Elle aimait beaucoup le champagne ; peut-être en boirait-elle chaque soir !

Le véhicule stationnait. Le monsieur se leva, poussant la jeune fille devant lui. Il voulut l’empêcher de sourire à Lucie, et lui-même marcha sur le pied de la fille sans même dire pardon ! Dans la rue une porte s’était ouverte, une dame s’était avancée ; elle reçut la demoiselle dans ses bras.

Toutes deux disparurent dans le couloir de marbre. Quand on eut déchargé les malles, le monsieur, resté à la porte, lança une dernière œillade.

Lucie haussa les épaules, attristée. On allait la traiter ainsi, tous. Cette jeune fille avait une grande chance d’être riche ! Elle ne subirait jamais les mépris. Au fond, elle ne valait pas mieux qu’elle, certainement, mais elle n’avait pas consumé son enfance et sa jeunesse dans les ateliers de couture, courbée en deux, tout le jour, sur les étoffes puant le neuf, torturée par les crampes d’estomac, désirant avec passion, comme le seul plaisir gratuit, les amourettes du soir ; elle n’avait pas connu le rapide entraînement des amourettes aux amours sérieuses, aux collages qui vous donnent le goût des amusements et l’inhabitude du travail ; puis les tromperies, les débauches, la dèche invincible et pour finir le bordel ! Voilà la vie quand on n’a pas le sou !

Elle soupira. Elle ne voulut plus penser à ces choses : c’était trop révoltant. En vue, une place gisait qui lui parut immense : au seuil d’un café, des officiers bottés, le monocle à l’œil, le képi bouffant, faisaient sauter un lévrier au-dessus d’une courte canne de cheval. Des jeunes gens parlaient très haut et agitaient des cigares dans l’air.

Encore des clients ceux-là ! pensa-t-elle.

L’omnibus avait enfilé des rues désertes, était arrivé à un terrain vague où seulement, par intervalles, des bornes blanches apparaissaient, fichées en terre. Plus loin le rempart tout couvert d’herbes rousses, d’arbres dépouillés, qui résillaient de leurs branches nues un ciel grisâtre.

Lucie eut une seconde d’inquiétude : le cocher se trompait-il ? La mènerait-il à la campagne, par hasard ? Elle allait frapper à la vitre pour l’interroger, mais un brusque cahot fit sursauter la fille, et la voiture demeura immobile.

Par la portière ouverte, la face rieuse du cocher renseigna :

— Voilà la rue Pépin.

Lucie sentit son estomac se serrer, une grande lourdeur peser en sa tête :

— Comment ? Déjà ?

Cependant elle suivit le geste et regarda.

La rue descendait tortueuse, très étroite. Les maisons avaient tous leurs volets fermés en des façades sans ornements ; les réverbères en saillie au-dessus des portes paraissaient s’allonger jusqu’aux murs leur faisant face, hautes murailles noircies où pendaient tristement des lianes sans verdure. Et, du ciel, Lucie ne vit rien qu’une mince bande grise enserrée entre les toitures adverses, très rapprochées.

— L’omnibus n’aurait jamais pu entrer là-dedans, alors j’ai été forcé d’arrêter. Du reste, le 7, il est tout près. Il se voit bien, hein ! le numéro ?

À nouveau, l’homme eut une joie bruyante. Il avait empoigné la valise et marchait à côté de la fille. Elle avait gardé un sourire, ne voulant pas laisser deviner son chagrin qui eût semblé ridicule ; il lui était même interdit de faire paraître un dégoût ; et, cependant, une folle terreur l’avait prise, une envie de se sauver, de fuir.

On la poussa du coude, on la fit arrêter :

— C’est ici.

Les persiennes du rez-de-chaussée cuirassées de tôle, l’huis bronzé garni de gros clous et d’un guichet grillé, la lanterne aux vitres rouges, enmaillées d’un filet de fer, donnaient à la maison l’air morne d’une geôle ; mais au-dessus de la porte, à la corniche, un écu d’azur offrait un énorme 7 tout en or, une réclame de joie, une impudente enseigne.

Le cocher ayant sonné, le guichet glissa ; deux yeux luirent derrière le grillage ; puis, après un « Ah bien ! » de reconnaissance, un bruit de doubles tours et de verrous tirés, le lourd battant tourna sur ses gonds. Une forte fille de la campagne, les épaules carrées, la voix dure, glapit : « C’est vous la nouvelle ? C’est bien ; je vais chercher Madame. »

Lucie restait atterrée d’une telle brusquerie, d’une si outrageante indifférence. Oh ! certainement, si ses jambes ne tremblaient pas ainsi, elle s’en irait bien loin, loin de cette prison où elle venait, stupide fille, s’enfermer volontairement. Comme on allait la traiter ! que de grossièretés, que de tortures peut-être !

À un bruit venu de l’intérieur elle leva la tête : le couloir du 7 lui apparut superbe. D’abord ce fut le parquet, une mosaïque de marbre noir et rose, brillante, reflétant les objets ; du milieu, une grille se dressait toute couverte d’argent ; un feuillage d’or enserrait les barreaux d’une étreinte resplendissante, et la fille émerveillée voyait ce feuillage s’appliquer partout, enlacer les torsades qui cadraient les panneaux, s’enrouler aux supports des globes à gaz, piquer de taches étincelantes les ornements du plafond. Au bout, sur un vitrage où des fleurs étaient peintes, des points d’or scintillaient aussi. Et les murs roses, et le plafond de couleur havane, et le parquet où se mirait la grille, tout semblait disparaître sous une couche rayonnante de poussière dorée.

Ce spectacle charma Lucie Thirache. Au moins elle était tombée en une maison fréquentée par des gens riches et propres : ça se voyait tout de suite. Et, au-delà du vitrage, dans les salles, ce devait être plus magnifique encore. Elle aurait bien voulu voir, mais la grille empêchait d’entrer. Son désespoir reprit la fille ; elle se vit captive derrière cet infranchissable obstacle, enchaînée pour le plaisir des autres.

Le vitrage fut poussé. Une femme parut, toute vêtue de soie noire, l’air très digne, les doigts pleins de bagues. Un aspect intimidant de dame « bien » :

— Bonjour, mon enfant, soyez la bienvenue ; entrez donc !

La fille murmura une salutation. Troublée, elle fouillait dans les plis de sa jupe et cherchait son porte-monnaie ; mais la patronne l’arrêta :

— Laissez, laissez, ma chère ; maintenant que vous êtes de la maison, tous ces petits détails me regardent.

À tant d’affabilité, Lucie Thirache ne répondit pas. Elle prit un air revêche : ce n’était pas avec de l’hypocrisie qu’on l’enjôlerait.

Derrière Madame, elle monta, avec d’impatientes glissades sur le rebord des marches garnies de cuivre. En haut de l’escalier, s’affilait un couloir sombre des teintes d’acajou colorant les boiseries. Lucie dut marcher à tâtons, jusqu’au moment où Madame, ayant ouvert une porte, un flot de rayons lumineux s’échappa.

La chambre était très claire, avec des rideaux jaunes, une tapisserie presque blanche.

— C’est ici que vous demeurerez. Est-ce que cette pièce vous va ?

— Mais oui, Madame, bouda Lucie, certaine que si tout cela lui eût déplu, on n’y eût rien changé.

— Celle qui était ici, avant vous, c’était une Boulonnaise, elle nous a quittés, dans un coup de tête, et vit maintenant avec un commis-voyageur qui la bat. Tenez, voici ce qu’elle a laissé.

La patronne s’avança vers la cheminée et montra une poupée en costume de matelote, empalée sous les jupons par un pied de bois. Comme Lucie se taisait, sans un apitoiement pour les calamités d’autrui, Madame continua :

— Si ça ne vous fait rien, on vous appellera Nina, comme la Boulonnaise, parce qu’il y en a déjà une qui s’appelle Lucie ; alors vous comprenez…

— Oui, oui, madame.

Sans doute, la Donard avait l’habitude d’essuyer de pareilles humeurs, car elle reprit, avec une assurance qui agaça :

— Ma chère Nina, je crois que vous serez contente de la maison ; Marianne ne reçoit que des gens très convenables… À propos, a-t-elle monté votre valise ? Ah oui, la voici… Avec votre jolie tournure, vous ne serez pas longtemps sans amasser une petite fortune. Alors, il vous sera facile de devenir propriétaire des effets qu’a laissés l’autre, et que je vous céderai pour un prix convenable. Nous prendrons cela peu à peu, sur vos gains.

Ceci dit, Madame, avec un empressement satisfait, ouvrit l’armoire à glace, exposa sur le lit tout un chatoiement d’étoffes voyantes et soyeuses, dont elle énuméra les qualités.

— Maintenant je vous quitte, vous allez choisir parmi ces costumes et, quand le timbre sonnera, vous descendrez. Marianne vous conduira. Au revoir Nina.

— Au revoir, Madame.

Cette mielleuse prolixité laissa Lucie Thirache froide, chagrinée, honteuse d’elle-même. On lui imposait un nom, une livrée ; on l’accommoderait, on la ficellerait au goût des pratiques, comme une chose sans volonté. Désormais son devoir était plaire, plaire à tous, sans répit.

Elle voulut s’assurer si elle parviendrait sans trop d’efforts à s’acquitter de cette tâche. L’armoire à glace était placée entre les deux fenêtres, la fille s’y étudia longuement.

Des cheveux châtains, frisés très bas sur le front, ramenés en touffes épaisses devant les oreilles, où pendent de grands anneaux d’argent ; en ce cadre, une figure aux joues pleines toutes blanchies de veloutine, des lèvres courtes et charnues vernissées de rouge vif laissant voir la blancheur mate des dents larges et hautes, des yeux couleur de bronze s’enfonçant en des orbites bistrées ; les paupières brunies avec art, sont piquées de cils longs et espacés, et, entre elles, le nez droit, mince, aux narines nouvantes. Son corps moulé en un costume bleu offrit à Lucie l’ample saillie de la poitrine, très haute, puis une taille svelte assise sur des hanches peu développées et ces hanches s’amincissaient en deux longues jambes, montées sur des pieds petits et cambrés.

Sans flatterie, elle était charmante et pouvait se l’avouer. Dire qu’il allait falloir vendre tout cela ! Au moins, ils en auraient pour leur argent, les hommes ! Et c’était là, au milieu de ces meubles, qu’elle détaillerait son amour à tout venant.

La chambre avait un aspect bourgeois avec sa tapisserie grise à dessins bleuâtres, sa cheminée de marbre veiné. Sous globes, une pendule dorée à cadran de faïence, des flambeaux. Entre la cheminée et la fenêtre, la toilette ouverte montrait son miroir placé trop bas, une large cuvette pleine d’eau où baignait un pot de forme élancée. Le divan, les chaises étaient dépareillés, avaient des blancheurs d’usure aux coins des étoffes tendues depuis longtemps. Partout s’étalaient les mailles d’un ouvrage au crochet ; elles envahissaient les sièges, s’attachaient au tapis de la table et chargeaient l’abat-jour de la lampe. Cela donnait à la pièce un cachet purement féminin que Lucie ne se rappelait avoir vu nulle part ailleurs. Et, en un moment, tous les garnis visités par elle, défilèrent en sa mémoire, parés de leurs mobiliers banaux, de leurs secrétaires servant à enfermer des litres de liqueur ; garnis d’officiers, aux corniches d’alcôves décorées de sabres en croix ; garnis d’employés, aux guéridons couverts de paperasses calligraphiées ; garnis de filles, aux commodes supportant des statuettes de plâtre rose ; et, parmi ces derniers, celui de Marthe, une ancienne amie, la hanta surtout. Y avait-elle passé des après-midi, autour de la table ronde, devant les verres pleins de café ! Il se narrait des tromperies, de bons tours joués aux amants. Là, elle avait appris les prétendues farces de Léon, son premier amour. De stupides cancans, des calomnies sans doute ! Les autres femmes enviaient leur bonheur, et, pour le détruire, elles n’avaient négligé aucun moyen. Elle, idiote, sans comprendre ce manège, avait suivi leurs conseils, succombé bêtement avec l’intime de Léon, un soir que cet homme lui contait des histoires érotiques.

Un de ces récits, dont elle avait gardé la souvenance, la ramena à penser aux pratiques de la volupté. Elle regarda le lit. Que de vilaines besognes elle allait être contrainte à accomplir ! Il était en noyer, luisant de vernis, haussé par l’entassement des édredons et des couvertures, presque caché sous d’amples rideaux jaunes, frangés de rouge. Rien n’évoquait l’idée de raffinements bizarres. De même, ailleurs, nul objet, nulle gravure obscènes. Tout cela semblait attendre, dans la discrète clarté se filtrant à travers les persiennes closes, une jeune fille très pure, prête à faire sa prière du soir, avant le sommeil.

Au mur, des lithographies étaient appendues. Lucie les voulut voir de plus près, résolue à connaître toutes les infamies. Ce fut une heureuse déception : l’une représentait un berger et une bergère causant sous un arbre ; en l’autre étaient dessinés des costumes de ballet.

Longtemps elle contempla les jambes arrondies des ballerines, leurs sourires gracieux, leurs yeux en coulisses. La vue de ce tableau lui rappela les bals champêtres où elle s’amusait tant autrefois, les jours de chômage. Elle revit la cour d’auberge, plantée d’arbres mal venus, ceinte de gloriettes où, toutes en sueur, les fillettes buvaient des sirops entre les quadrilles. Elle eut une réminiscence des airs de valse, un souvenir de ses premières amourettes, une vision de ses danseurs préférés qui l’embrassaient dans l’oreille pendant les polkas. Et elle fredonna, tout en cherchant à se représenter les figures de ses valseurs. Puis elle s’exaspéra ; le souvenir d’un couplet des Cloches de Corneville était perdu. Elle sursurra longtemps, espérant se rappeler par l’enchaînement du récitatif, les paroles oubliées. Elle n’y put parvenir ; et, soudain, d’autres airs lui vinrent en la mémoire, une polka de Farbach jouée lorsqu’elle dansa, pour la première fois, avec Léon. L’image de Léon s’empara de sa pensée. Elle le revit beau, jeune, aimable. Il lui sembla entendre encore sa voix douce, exempte de l’horrible accent du pays. Les paroles de l’éphèbe avaient chanté à ses oreilles avec des inflexions si tendres qu’elle ne s’expliquait plus, à présent, sa résistance trop prolongée. Enfin elle l’avait aimé et, avec lui, avait éprouvé le suprême plaisir de se sentir caressée, embrassée, serrée éperdument. Quelles ivresses alors ! Lucie Thirache se perdit en des rêveries enchantées, revécut sa vie d’amour. Ses lèvres s’étaient entr’ouvertes. Assise sur le divan, la tête renversée au dossier, elle regardait le plafond, les yeux noyés, dans une extase.

Mais quand elle eut épuisé la série des souvenirs joyeux, une tristesse la reprit. À sa faute, à la rupture avec son amant, à la vie de noce dont elle avait ardée, pour s’étourdir, elle songea, avec des désespoirs.

Et ses yeux s’étant rencontrés à la lithographie du ballet, elle revit encore le bal, mais un autre celui-là ; ignoble, presque lugubre. Elle y allait, lorsque son père ayant appris son inconduite, l’eut chassée de chez lui. Abandonnée de ceux qui l’avaient perdue et rendue inhabile au travail par un éreintement morbide, elle recherchait pour s’entretenir les amours de hasard. En un bastringue, dont les murs badigeonnés gardaient la trace brune des doigts sales, parmi les filles en cheveux, aux mains rouges, les sous-officiers à la dégaine de souteneurs, elle tournoyait, collée à de jeunes riches en goguette, pour obtenir le paiement de sa chambre, de son manger et de ses toilettes.

Cette existence était vraiment trop pénible et non moins déshonorante que celle du lupanar. Au moins, elle gagnait un abri et son pain assuré.

Du pain pour sa chair ! Elle allait se vendre à qui voudrait d’elle, sans distinction. Désormais ce sera à des amours d’une minute, à des aspirations bestiales qu’elle devra satisfaire. Il faudra singer les caresses tendres prodiguées autrefois à l’homme aimé, ressusciter par le mensonge une passion éteinte.

Lucie Thirache se complaisait à imaginer toutes les vilenies qu’elle allait endurer. Elle s’injuriait elle-même, et des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues, s’arrêtant aux rondeurs du visage jusqu’à ce qu’elles fussent assez lourdes pour aller mouiller les mains croisées dans les jupes.

Elle restait assise sur le divan, les yeux ronds obstinément fixes sur la poupée boulonnaise, lorsque le timbre sonna et la voix forte de Marianne appela : « Toutes ces dames au salon ! »