Oscar Lamberty, éditeur (p. 101-121).


La Grand’Mère














LA GRAND’MÈRE


Sa lettre :


« Madame, je passe par votre ville ; je voudrais saluer, devenue femme, mère et veuve, la petite fille aux cheveux longs que j’ai quittée jadis pour une légation lointaine. J’étais triste. Personne ne m’a plus dit les mots qu’elle a trouvés alors. Je les ai gardés. Madame, après ces quinze ans écoulés, c’est un homme très vieilli qui passe ; laissez-le s’arrêter, et vous dire merci.

» Votre dévoué
« Sakiakine. »

— Jules, priez Madame Saintes de me dire si je puis disposer aujourd’hui des salons. J’attends, dites-lui, la visite d’un vieil ami. Dans ce cas, faites prévenir le concierge qu’il reçoive le Comte Sakiakine, s’il se présente.

Il va venir.

Oh ! quelle bouffée lointaine de mon pays quitté cette courte lettre me jette à l’âme ! Jeunesse blonde, faite de gaîté, d’espoirs, de mélancolie plus douce que la gaîté, frénétiques aspirations d’idéal qui ne sont en vérité que l’humain, l’éternel désir d’amour, froqué par l’innocence de grands mots menteurs ! Mosaïque de menus faits, de menus mots, dont il colore et embellit toutes les pierres : jeux, danses, folles équipées, enfantines larmes… Précieuse liqueur des souvenirs que le cœur ému distille goutte à goutte… Il est à lui seul tout mon passé, et il va revenir.


C’est toi, mon Mika ! Tu rentres du cours, tu montes apprendre tes leçons ? Non ! tu es un tigre, et je suis le chasseur ! Ne me mange pas, Mika : épargne ta Maman !…

Mika, aigu déjà comme un précoce adolescent, gourmand de lèvre et de narine, satiné de peau, félin de gestes, mon fils…

Mika et moi, sur le tapis, ne sommes qu’un jeu et qu’un baiser. Oh ! le voilà assouvi enfin, l’éternel désir d’amour, dans les bras serrés de mon petit enfant. Je peux l’aimer, je sais l’aimer, mon cœur s’ouvre, palpite, crie la joie de battre, de vivre…

Mais un autre jeu déjà l’attire, aussi beau que les baisers. Pour ces petits, l’amour n’est qu’un jeu de poupée… Mika l’a bien dit : Jouons aimer !

Maintenant, va ; monte rejoindre Miss. Sois bien sage ! Et n’oublie pas d’abord d’aller embrasser Grand’Mère…

Mika, le jeu, l’amour, tout est parti. Voilà que je me sens seule, seule dans une aridité de désert… Les salons somptueux et froids de ma belle mère me raidissent l’âme. Il pleut au dehors : gris le ciel, grise la terre, grise la pluie qui tombe… mon cœur est gris…

— Jules, faites allumer du feu, un grand feu…

Il avait de calmes yeux clairs, des cheveux châtains, une figure mince. Il parlait peu ; mais moi, je l’entendais toujours… Oh ! je n’étais qu’une fillette, je ne comptais pas. Pourtant un jour, il m’a saisi le bras, il m’a demandé de l’écouter ; il était pâle. J’ai eu peur, je me suis encourue, par instinct de petite fille, alors que j’avais le cœur d’une femme… Il ne m’a plus parlé. Mes longs cheveux d’enfant faisaient entre nous une barrière… Mais quand il est parti, j’ai couru sur sa route, je me suis mise en travers du chemin : j’ai cherché, affolée, une chose à lui dire, j’avais un besoin éperdu de parler, de donner… Il me regardait, très froid, très maître de lui, très distant de ma détresse… Je ne trouvais rien, rien à lui dire, et le temps passait. J’ai cru n’avoir rien dit, il n’a pas répondu, et je suis revenue dans la nuit qui tombait, par le chemin mauve, toute seule, sans pleurer, comme une femme…

Après, la vie a continué ; j’ai dansé, j’ai ri, j’ai aimé les hommages ; je me suis mariée avec Claude, je suis venue ici. Mika m’a été donné… J’ai vécu. J’ai parlé et agi, en femme et en mère. J’ai fait attentivement ce qui m’a été donné à faire. Et tout ce temps là, j’attendais venir mon ami. Derrière toutes mes pensées était la pensée de mon ami… Il n’avait rien qui frappât ; ce n’était pas un homme extraordinaire : c’était l’homme créé pour moi, voilà tout.

Je vais le revoir. Il croit qu’il s’est souvenu ; mais moi, je sais bien qu’il m’a enfin entendue, depuis si longtemps que je l’appelle. Oui, j’ai dû l’appeler toujours, d’un appel obscur, inconscient, entêté…

Le timbre de l’hôtel a retenti. Il vient. Sans doute, il traverse le porche ; il monte l’escalier monumental ; il franchit le palier… Comme ces salons seront longs à parcourir… que de meubles d’or, comme d’hostiles étrangers entre lui et moi…

La porte s’est ouverte. Un pas tranquille, un petit luisant de bottine vernie, de chapeau de soie dans une main pâle, un visage pâle, un air distant, officiel, un air anonyme, un air étranger… Il a les cheveux gris… comme il est pâli ! Dans l’orbite cave, noyée d’ombre, les yeux… oh ! ce sont ses yeux calmes : c’est lui ! je le reconnais. Mon être tout entier a tressailli, a répondu, a résonné profondément.

Je me suis dressée. Et tandis qu’il s’avance, nous nous regardons en plein visage, graves, comme on regarderait passer le destin.

Un baisemain rapide, quelques mots si indifférents qu’ils ne rompent pas le beau, le solennel silence.

Il s’assied. Et les mots de nouveau, tranquilles, s’égrènent, se croisent, se mêlent par instant ; je sens se mouvoir mes lèvres, je vois les gestes aisés de ses mains pâles. Mais au dessus des mots machinaux, l’harmonie auguste du silence pourtant plane. Et elle est si grande, si profonde, qu’elle règne bientôt seule, ayant submergé tout le reste.

Alors, délivrés du bruit de nos voix, nous nous regardons encore, librement, avec la gravité énorme des affamés.

Nous nous sommes dépouillés des étroits vêtements de l’habituelle contrainte ; nous sommes là, simplifiés, épurés, presque divinisés.

Il dit mon nom, tout bas, comme si l’onde du souvenir le lui portait aux lèvres, et sa voix y ajoute une caresse :

— Comme vous vous ressemblez…

Ses yeux, d’un bref coup d’œil, embrassent le cadre étranger, magnifique, l’énorme foyer où flambent froidement des troncs majestueux, la fenêtre qui découpe un carré gris de boulevard correct, les lourdes draperies, les lambris sculptés ; puis ils effleurent mes vêtements, ma coiffure, que mon milieu façonne d’élégance et d’excentricité, sans le concours de mes goûts.

Il sourit.

— Tout a changé, sauf vous…

Et aussitôt son regard s’arrête sur un portrait près de mon coude. Il le regarde fixement. C’est le portrait de Claude…

Et, prise d’une angoisse grandissante, je ferme les yeux pour lui fermer aussi mon cœur, pour le voiler, comme s’il allait le trouver nu, violer ses secrets profonds, en scrutant cette photographie banale de mon mari mort.

Une peine si aiguë, si honteuse, me prend que soudain j’étends la main, je l’ouvre toute large, je protège ce portrait, je protège mes pensées, mes souvenirs, je protège le mort…

Il tressaille violemment ; en lui, l’être instinctif proteste contre cette solidarité. Puis la part pensante vient à la rescousse. Il dit :

— Vous avez raison.

Et puis, gravement :

— Pardon.

Il me regarde doucement, et lui aussi pose une main calmée sur l’image, comme s’il voulait sceller cette mémoire d’une croix de pardon, le signe des cimetières, du repos, de l’oubli…

Je le remercie de ne pas chercher à savoir, de laisser mystérieuse, respectée, cette part de moi-même, de lui permettre de demeurer toujours absente, amputée du reste de ce que j’offre de moi.

Et moi non plus, je ne poserai pas de questions, je ne m’efforcerai pas de pousser la porte close du passé, d’y chercher d’autres noms, d’autres traits, d’autres femmes… Entre nous, il n’y aura ni critiques, ni amoindrissants reproches engendrant les réciproques amertumes… Nous existons, nous sommes réunis : rien d’autre ne compte, n’est réel…

Comme s’il revenait d’un long voyage explorateur dont je devrais, mieux que lui, connaître tout le mélancolique parcours, sa pensée se résume lentement :

— Vous auriez peur, n’est-ce pas, de recommencer…

Mes yeux aussi s’en vont en long et triste voyage dans les souvenirs, reviennent, se fixent sur lui, très graves. Je rectifie :

— De commencer.

Car derrière nous, il n’y a rien : il n’y a plus de passé…

Alors de nouveau, les mots inutiles à meubler le bonheur d’être ensemble, s’évanouissent. La nuit est venue, estompant les choses, couvrant les réalités mesquines, comme le manteau magnifique de l’amour.

— Madame Saintes fait rappeler à Madame qu’il est l’heure du dîner. Elle fait prier Madame d’insister auprès de son Excellence pour qu’elle veuille bien le partager.

Jules, massif, prétentieux, et avec lui les jets cruels du lustre électrique dont il a déclanché le commutateur.

— Faut-il…

— Restez, mon ami… Jules, remerciez Madame Saintes ; nous allons venir.

Dans l’aveuglante clarté du lustre, nous nous regardons.

— Restez. Vous verrez mon fils…

Imperceptiblement, je le vois ciller ; d’un élan des yeux plutôt que du murmure des lèvres, je demande :

— Vous l’aimerez ?

Il dit :

— Comme une partie de vous.

Alors seulement, mes mains s’ouvrent et se tendent, et sans parler, nous savons que nous nous sommes accordés, pour toujours.

Ma belle-mère, presque impotente, nous attend dans son boudoir où règne une chaleur terrible, oppressante. Les vieux espèrent ainsi se réchauffer jusqu’à l’âme.

Comme en une chapelle, les fleurs se massent et meurent sous l’effigie de son fils mort. Et avec une précision de musée sont rangés portraits, souvenirs, menus objets du disparu, ses pantoufles éculées de bébé, ses livres d’écolier, sa pipe, sa cravache, la bague qu’il avait au doigt quand il est mort…

Près de la funèbre collection traînent les gants bien vivants de Mika, l’album d’où les timbres débordent, la locomotive électrique et l’aéroplane, et la toupie d’un sou qu’il préfère à tout le reste… Le vivant et le mort se confondent, remplissent la pièce à eux deux.

Le visage aux grands traits de pierre élargi par sa forte corpulence, brève, impérieuse, droite dans son fauteuil, l’aïeule nous attend, sans sourire. Elle est là, durcie dans son immense douleur, distraite, froide, implacable…

Elle se montre correcte pour le compatriote de sa belle-fille esseulée, en quelques phrases immobiles, dont elle a le secret. Et, s’excusant de ne pas accepter son bras, elle gagne pesamment, portée sur ses deux cannes d’ébène, la salle à manger somptueuse, où nous prîmes tant de silencieux repas.

Entre les valets figés, sous l’éclat solaire du réflecteur, la nappe et l’argenterie font une masse lumineuse et violente. Mais, dans le grand fauteuil vide où jadis le jeune maître faisait face à sa mère, et que nul depuis ne peut occuper, dans l’ombre des murailles où dansent fantastiquement les personnages des tapisseries, dans l’air lourd de la grande salle close, une présence invisible règne : le mort est là. Sa mère, d’autorité, l’y maintient ; ses habitudes, ses goûts sont gardés intacts ; dédaigneuse de ce qui l’entoure, elle communie majestueusement avec lui ; elle respecte son silence de spectre. Je retrouve la quotidienne et lugubre atmosphère de tombeau…

Mon ami, d’un tranquille coup d’œil, l’a vu aussi, le mort ambiant. Et, tandis que passent les plats savants, et que les mots aisés sortent de nos bouches distraites, il me regarde. Et ses yeux se troublent, deviennent foncés et lourds… Oh ! cette tendresse de mon ami, cette pitié de mon ami, cette douce angoisse de mon ami, plus douce dans ce décor sinistre où s’est rongée ma jeunesse…

« Là-bas, chez vous… » Cette phrase méprisante de ma belle-mère, tombant sur mon cœur, y sonne comme une cloche de joie… Oh ! oui, là-bas, là-bas, chez nous…

— Les choses que Claude aimait…

Parlez, parlez, pauvre femme, ressuscitez votre fils, faites planer le fantôme ! bientôt, je serai chez nous, loin de cette prison, loin de votre joug d’éternelle pleureuse ; chez nous, là-bas, avec mon petit, près de mon ami… Le tableau miraculeusement se colore, s’anime, grandit, si vivant, si glorieux, que je reste abîmée, les yeux dans ma vision, les mains jointes, dans l’extase.

Ma belle-mère dit :

— N’est-ce pas, Mona, quand Claude disait…

Mais regardez-moi donc, mère absorbée, voyez l’éclat qui m’inonde, voyez mes cheveux jeter de l’or dans l’ombre, mes lèvres se gonfler de sang, mes yeux luire jusqu’à me blesser de leur éclat… Voyez-moi, voyez le bonheur brûler autour de moi, comme la gloire des saints… Voyez le regard de mon ami, attiré par cette flamme, s’attiser à elle, sombrement s’embraser ; voyez de mes lèvres monter la fumée d’encens des cantiques ; voyez perler leurs larmes à mes yeux trop heureux…

Mais la mère est aveugle. L’ombre du soupçon n’effleurera pas son cœur orgueilleux. Claude n’est-il pas là ? Ne suis-je pas sa femme ? Pourquoi douterait-elle de la femme de son fils ? Le fauteuil vide solennellement préside. La mère est sans méfiance.

Le dîner enfin se termine. Derrière la pesante majesté de l’hôtesse, nous nous retrouvons, nous nous sourions, nous marchons légers comme sur des nuages.

Mon ami dit doucement :

— Pauvre petite…

Et de savoir qu’il a tout compris, par précieux instinct du cœur, qu’il a senti tout ce que j’ai ressenti, les vexations, les humiliations, les amertumes, la froide discipline, cet étouffement lent, je me sens payée merveilleusement, je ne regrette pas une de mes larmes.

Je lève vers lui mes yeux de fièvre, je laisse se poser sur eux ses yeux comme un baume, descendre en moi, jusqu’à mon cœur.

Nous pénétrons dans les salons, rendus plus solennels encore par la frigide présence de la vieille dame sur le canapé, massif amas de crêpes sur le rouge brocart du siège.

Sous son regard inflexible qui pourtant toujours a l’air de m’ignorer, de regarder au travers de moi, plus loin que moi, je verse les liqueurs, le café. Et je me sens si jeune, si fraîche, si dansante, qu’un besoin de rire tout bas me prend, pour m’entendre rire, pour me sentir rire, pour la joie du rire…

Cependant, Jules, pompeusement, a ouvert la porte du fond, et du canapé un mot étouffé, jeté de l’âme aux lèvres, a jailli.

— Mika !

La grand-mère a salué l’entrée du petit-fils.

À travers les salons, la gouvernante anglaise, le pince-nez luisant, a introduit Mika… Mika en grand col de souple linon, en longs bas de soie, Mika en petit prince de légende, Mika si blond, si mince, mon fils adorable…

Oh ! la douceur de voir demeurer sur lui le tendre regard de mon ami : moi et lui, il l’a compris, nous ne faisons qu’un, il faut nous aimer de la même tendresse !

Mika fait très galamment ses salutations, échange avec moi le supérieur et câlin regard d’entente qui est le nôtre quand nous sommes dans le monde, et puis, docile, il va près de Grand’Mère.

Venez, mon ami, ils sont très bien ensemble, approchez-vous de moi, bâtissons une causerie de menus mots qui ne comptent pas et qui pourtant montent jusqu’au ciel…

— Vous souvenez-vous…

Le cher passé, le nôtre, plein seul de nos images rapprochées, déroule son magique ruban…

Oh ! quelle paix, quelle diffusion de douceur, quelle ivresse de se toucher des yeux, de la pensée, du sourire, de la voix…

Mais, voyez-donc…

Voyez-donc, mon ami, quel charme miraculeux émane de la Grand’Mère ! Comme elle est belle, tout-à-coup, animée, vivante ! Que lui est-il arrivé ? Elle regarde son petit-fils. Son visage s’amollit, se creuse en rides souriantes, en rides de jeunesse… Elle se penche, elle a des gestes vifs, il semble qu’elle pourrait se lever, courir avec Mika ! Voyez, ils se chuchottent, on les sent familiers, presque du même âge, comme si un lien mystérieux unissait ceux qui s’en viennent à ceux qui s’en vont… Le vieux visage douloureux s’éclaire au reflet de la jeune figure rieuse, mais d’une clarté plus chaude, une clarté d’eau forte…

Oh ! Grand’Mère a ri ! Rit-elle souvent ainsi ? Je n’ai jamais pensé à écouter. On est trop penché sur son propre cœur pour écouter le cœur des autres…

Voyez, les larmes n’ont pas réussi à laver le bleu de ses yeux, un bleu encore tout jeune ; ils ont dû être très beaux, quand elle aimait : ils sont encore très beaux… Mais, c’est vrai, Grand’Mère aime…

Pardon, mon ami, je ne vous ai plus écouté… Je me demandais pourquoi, moi qui manquais d’amour, je ne me suis pas blottie contre cet amour qui me côtoyait… Je me demandais pourquoi, moi qui manquais de joie, je ne me suis pas mieux réjouie que ma chair ait pu offrir une chair de consolation à cette mère désertée, rendre un enfant à cette femme sans enfant…

Oui, je pâlis, c’est vrai… je crois que j’ai mal. Vous me parlez de notre bonheur, et je ne lui trouve plus le même goût… vous me dites qu’il sera fort et actif et rayonnant, créateur d’autres bonheurs… et puis je pense à Grand’Mère…

Je voudrais m’en aller, ne plus parler de notre bonheur ici… Je n’aime pas regarder Grand’Mère jouer avec son petit-fils…

Comme elle le tient serré sur ses genoux ! Comme elle le contemple, comme elle le défend… elle semble craindre que lui aussi, comme l’autre, on ne vienne le lui ravir…

Mais pourquoi me troubler ? Ce n’est qu’une vieille femme à la veille de mourir… elle a eu son heure : la nôtre est à venir… Je ne veux penser qu’à notre heure prochaine !

Quand son fils est mort, elle est restée là, sans larmes, la bouche serrée, comme si on lui avait arraché le cœur. Pour vous avoir, il me faudra être inflexible comme la mort…

Oh ! j’ai peur. J’ai peur, là-bas, de ne pouvoir chasser de moi ces yeux sans larmes, ce masque muet de suppliciée… car je saurai que les tenailles qui ont servi étaient les miennes, que le sang de ce vieux cœur, c’est moi qui l’ai versé pour baptiser notre bonheur…

Oh ! j’ai peur de ne pouvoir chasser de moi cette vieille, mourant toute seule, entre ses deux fantômes…

Par grâce, ne me montrez pas ce visage inquiet qui lentement s’altère comme grandit le trouble de votre amie… Je suis près de vous, tout près de vous, mais il y a entre nous un cœur à piétiner… et je n’ose pas…

Laissez-vous tromper à mon sourire. Je veux mentir pour gagner le temps de penser, de me parler, de me retrouver. Ne m’étouffez pas sous la volupté trop cruelle de votre souffrance chérie…

Oh ! le silence terrible de l’hôtel, l’inquiétude montante de mon ami, la faiblesse mortelle du cœur, aspirant à la force… et là, innocente, la radieuse image, le groupe sacré de la grand-mère et de l’enfant…

L’heure du coucher, déjà, mon Mika ? Te border ? Bien sûr, mon trésor. Tu diras tes prières sur mon cœur… Regarde-moi. Tu es si petit, mon fils, et tu es si précieux ! Ta maman ne pourrait pas t’abandonner, même pour son ami, faire de toi deux fois un orphelin. Je t’ai mis au monde, Mika ! Dis bonsoir… Embrasse ta Grand’Mère.

Comme il a bondi dans ses vieux bras ! Comme elle l’étreint ! Dans son cœur affaibli, les deux images se mêlent, et c’est vraiment son fils qu’elle tient là, sa chair, la pulpe de son cœur…


Oh ! mon ami, pardonnez-moi. Votre amie va vous trahir…

Je ne viendrai pas.

Je veux que Mika reste près de sa Grand’Mère.

Je ne viendrai pas. Je n’ai pas assez de courage pour m’enfuir avec ce sang sur les mains…

Demain, plus tard, après, je vous écrirai cela. On peut écrire, on ne saurait pas dire…

Vous allez souffrir, d’abord ; mais vous avez vécu, vous vous reprendrez à vivre.

Et puis, je le sais bien, vous m’avez oubliée une fois, vous m’oublierez encore : il y a tant d’autres femmes… il n’y a qu’un petit-fils…

Pour moi, il n’y avait que vous ; il n’y aura que vous. Vous resterez la moelle vivante de mes pensées : personne ne peut vous enlever de là. Je vous garderai, mon ami !

Vous voyez mal, je ne suis pas si pâle… Laissez-moi vous parler et regarder vos yeux… laissez l’heure mourir…


Partir ? C’est vrai, il le faut. Cela paraît tout simple de se dire au revoir… Mais moi, je sais que c’est jusqu’à l’autre vie… c’est long…

Donnez-moi cette chère main qui voulait m’emmener…

— Ma mère, notre ami prend congé.

Oui, je frissonne ; le feu s’est éteint. Le froid monte…

— Jules, reconduisez.

La frénésie de la douleur qui se pourrait encore guérir… Un cri, il reviendrait…


La porte de l’hôtel s’est refermée.

C’est fini. Si j’appelais, il ne m’entendrait plus ; si je courais, je ne le trouverais plus. Mon ami est parti. Je n’ai qu’à me coucher dans cette inexorable vérité comme dans un tombeau tranquille et essayer de ne plus espérer…

Mère, Mère, vous montez ? Restez avec moi : je suis toute seule. Ne me laissez pas toute seule. Ne voyez-vous pas que je suis une pauvre femme qui voudrait pleurer…

La solitude amère, formidable, qui étrangle les sanglots, m’engloutit comme des eaux féroces…


Oh ! Paix de l’âme, prix divin du sacrifice, doux refuge des affligés, venez à mon secours ! Soyez ma compagne pitoyable et fidèle…