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« Malédiction sur les machines ! chaque année leur puissance progressive voue au Paupérisme des millions d’ouvriers en leur enlevant le travail, avec le travail le salaire, avec le salaire le Pain ! Malédiction sur les machines ! »
Voilà le cri qui s’élève du Préjugé vulgaire et dont l’écho retentit dans les journaux.
Mais maudire les machines, c’est maudire l’esprit humain !
Ce qui me confond, c’est qu’il puisse se rencontrer un homme qui se sente à l’aise dans une telle doctrine[1].
Car enfin, si elle est vraie, quelle en est la conséquence rigoureuse ? C’est qu’il n’y a d’activité, de bien-être, de richesses, de bonheur possibles que pour les peuples stupides, frappés d’immobilisme mental, à qui Dieu n’a pas fait le don funeste de penser, d’observer, de combiner, d’inventer, d’obtenir de plus grands résultats avec de moindres moyens. Au contraire, les haillons, les huttes ignobles, la pauvreté, l’inanition sont l’inévitable partage de toute nation qui cherche et trouve dans le fer, le feu, le vent, l’électricité, le magnétisme, les lois de la chimie et de la mécanique, en un mot dans les forces de la nature, un supplément à ses propres forces, et c’est bien le cas de dire avec Rousseau : « Tout homme qui pense est un animal dépravé. »
Ce n’est pas tout : si cette doctrine est vraie, comme tous les hommes pensent et inventent, comme tous, en fait, depuis le premier jusqu’au dernier, et à chaque minute de leur existence, cherchent à faire coopérer les forces naturelles, à faire plus avec moins, à réduire ou leur main-d’œuvre ou celle qu’ils payent, à atteindre la plus grande somme possible de satisfactions avec la moindre somme possible de travail, il faut bien en conclure que l’humanité tout entière est entraînée vers sa décadence, précisément par cette aspiration intelligente vers le progrès qui tourmente chacun de ses membres.
Dès lors il doit être constaté, par la statistique, que les habitants du Lancastre, fuyant cette patrie des machines, vont chercher du travail en Irlande, où elles sont inconnues, et, par l’histoire, que la barbarie assombrit les époques de civilisation, et que la civilisation brille dans les temps d’ignorance et de barbarie.
Évidemment, il y a, dans cet amas de contradictions, quelque chose qui choque et nous avertit que le problème cache un élément de solution qui n’a pas été suffisamment dégagé.
Voici tout le mystère : derrière ce qu’on voit gît ce qu’on ne voit pas. Je vais essayer de le mettre en lumière. Ma démonstration ne pourra être qu’une répétition de la précédente, car il s’agit d’un problème identique.
C’est un penchant naturel aux hommes, d’aller, s’ils n’en sont empêchés par la violence, vers le bon marché, — c’est-à-dire vers ce qui, à satisfaction égale, leur épargne du travail, — que ce bon marché leur vienne d’un habile Producteur étranger ou d’un habile Producteur mécanique.
L’objection théorique qu’on adresse à ce penchant est la même dans les deux cas. Dans l’un comme dans l’autre, on lui reproche le travail qu’en apparence il frappe d’inertie. Or, du travail rendu non inerte, mais disponible, c’est précisément ce qui le détermine.
Et c’est pourquoi on lui oppose aussi, dans les deux cas, le même obstacle pratique, la violence. Le législateur prohibe la concurrence étrangère et interdit la concurrence mécanique. — Car quel autre moyen peut-il exister d’arrêter un penchant naturel à tous les hommes que de leur ôter la liberté ?
Dans beaucoup de pays, il est vrai, le législateur ne frappe qu’une des deux concurrences et se borne à gémir sur l’autre. Cela ne prouve qu’une chose, c’est que, dans ce pays, le législateur est inconséquent.
Cela ne doit pas nous surprendre. Dans une fausse voie, on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l’humanité. Jamais on n’a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu’au bout. J’ai dit ailleurs : l’inconséquence est la limite de l’absurdité. J’aurais pu ajouter : elle en est en même temps la preuve.
Venons à notre démonstration ; elle ne sera pas longue.
Jacques Bonhomme avait deux francs qu’il faisait gagner à deux ouvriers.
Mais voici qu’il imagine un arrangement de cordes et de poids qui abrège le travail de moitié.
Donc il obtient la même satisfaction, épargne un franc et congédie un ouvrier.
Il congédie un ouvrier ; c’est ce qu’on voit.
Et, ne voyant que cela, on dit : « Voilà comment la misère suit la civilisation, voilà comment la liberté est fatale à l’égalité. L’esprit humain a fait une conquête, et aussitôt un ouvrier est à jamais tombé dans le gouffre du paupérisme. Il se peut cependant que Jacques Bonhomme continue à faire travailler les deux ouvriers, mais il ne leur donnera plus que dix sous à chacun, car ils se feront concurrence entre eux et s’offriront au rabais. C’est ainsi que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Il faut refaire la société. »
Belle conclusion, et digne de l’exorde !
Heureusement, exorde et conclusion, tout cela est faux, parce que, derrière la moitié du phénomène qu’on voit, il y a l’autre moitié qu’on ne voit pas.
On ne voit pas le franc épargné par Jacques Bonhomme et les effets nécessaires de cette épargne.
Puisque, par suite de son invention, Jacques Bonhomme ne dépense plus qu’un franc en main-d’œuvre, à la poursuite d’une satisfaction déterminée, il lui reste un autre franc.
Si donc il y a dans le monde un ouvrier qui offre ses bras inoccupés, il y a aussi dans le monde un capitaliste qui offre son franc inoccupé. Ces deux éléments se rencontrent et se combinent.
Et il est clair comme le jour qu’entre l’offre et la demande du travail, entre l’offre et la demande du salaire, le rapport n’est nullement changé.
L’invention et un ouvrier, payé avec le premier franc, font maintenant l’œuvre qu’accomplissaient auparavant deux ouvriers.
Le second ouvrier, payé avec le second franc, réalise une œuvre nouvelle.
Qu’y a-t-il donc de changé dans le monde ? Il y a une satisfaction nationale de plus, en d’autres termes, l’invention est une conquête gratuite, un profit gratuit pour l’humanité.
De la forme que j’ai donnée à ma démonstration, on pourra tirer cette conséquence :
« C’est le capitaliste qui recueille tout le fruit des machines. La classe salariée, si elle n’en souffre que momentanément, n’en profite jamais, puisque, d’après vous-même, elles déplacent une portion du travail national sans le diminuer, il est vrai, mais aussi sans l’augmenter. »
Il n’entre pas dans le plan de cet opuscule de résoudre toutes les objections. Son seul but est de combattre un préjugé vulgaire, très-dangereux et très-répandu. Je voulais prouver qu’une machine nouvelle ne met en disponibilité un certain nombre de bras qu’en mettant aussi, et forcément, en disponibilité la rémunération qui les salarie. Ces bras et cette rémunération se combinent pour produire ce qu’il était impossible de produire avant l’invention ; d’où il suit qu’elle donne pour résultat définitif un accroissement de satisfaction, à travail égal.
Qui recueille cet excédant de satisfactions ?
Oui, c’est d’abord le capitaliste, l’inventeur, le premier qui se sert avec succès de la machine, et c’est là la récompense de son génie et de son audace. Dans ce cas, ainsi que nous venons de le voir, il réalise sur les frais de production une économie, laquelle, de quelque manière qu’elle soit dépensée (et elle l’est toujours), occupe juste autant de bras que la machine en a fait renvoyer.
Mais bientôt la concurrence le force à baisser son prix de vente dans la mesure de cette économie elle-même.
Et alors ce n’est plus l’inventeur qui recueille le bénéfice de l’invention ; c’est l’acheteur du produit, le consommateur, le public, y compris les ouvriers, en un mot, c’est l’humanité.
Et ce qu’on ne voit pas, c’est que l’Épargne, ainsi procurée à tous les consommateurs, forme un fonds où le salaire puise un aliment, qui remplace celui que la machine a tari.
Ainsi, en reprenant l’exemple ci-dessus, Jacques Bonhomme obtient un produit en dépensant deux francs en salaires.
Grâce à son invention, la main-d’œuvre ne lui coûte plus qu’un franc.
Tant qu’il vend le produit au même prix, il y a un ouvrier de moins occupé à faire ce produit spécial, c’est ce qu’on voit ; mais il y a un ouvrier de plus occupé par le franc que Jacques Bonhomme a épargné : c’est ce qu’on ne voit pas.
Lorsque, par la marche naturelle des choses, Jacques Bonhomme est réduit à baisser d’un franc le prix du produit, alors il ne réalise plus une épargne ; alors il ne dispose plus d’un franc pour commander au travail national une production nouvelle. Mais, à cet égard, son acquéreur est mis à sa place, et cet acquéreur, c’est l’humanité. Quiconque achète le produit le paye un franc de moins, épargne un franc, et tient nécessairement cette épargne au service du fonds des salaires : c’est encore ce qu’on ne voit pas.
On a donné, de ce problème des machines, une autre solution, fondée sur les faits.
On a dit : La machine réduit les frais de production, et fait baisser le prix du produit. La baisse du produit provoque un accroissement de consommation, laquelle nécessite un accroissement de production, et, en définitive, l’intervention d’autant d’ouvriers ou plus, après l’invention, qu’il en fallait avant. On cite, à l’appui, l’imprimerie, la filature, la presse, etc.
Cette démonstration n’est pas scientifique.
Il faudrait en conclure que, si la consommation du produit spécial dont il s’agit reste stationnaire ou à peu près, la machine nuirait au travail. — Ce qui n’est pas.
Supposons que dans un pays tous les hommes portent des chapeaux. Si, par une machine, on parvient à en réduire le prix de moitié, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’on en consommera le double.
Dira-t-on, dans ce cas, qu’une portion du travail national a été frappée d’inertie ? Oui, d’après la démonstration vulgaire. Non, selon la mienne ; car, alors que dans ce pays on n’achèterait pas un seul chapeau de plus, le fonds entier des salaires n’en demeurerait pas moins sauf ; ce qui irait de moins à l’industrie chapelière se retrouverait dans l’Économie réalisée par tous les consommateurs, et irait de là salarier tout le travail que la machine a rendu inutile, et provoquer un développement nouveau de toutes les industries.
Et c’est ainsi que les choses se passent. J’ai vu les journaux à 80 fr., ils sont maintenant à 48. C’est une économie de 32 fr. pour les abonnés. Il n’est pas certain ; il n’est pas, du moins, nécessaire que les 32 fr. continuent à prendre la direction de l’industrie du journaliste ; mais ce qui est certain, ce qui est nécessaire, c’est que, s’ils ne prennent cette direction, ils en prennent une autre. L’un s’en sert pour recevoir plus de journaux, l’autre pour se mieux nourrir, un troisième pour se mieux vêtir, un quatrième pour se mieux meubler.
Ainsi les industries sont solidaires. Elles forment un vaste ensemble dont toutes les parties communiquent par des canaux secrets. Ce qui est économisé sur l’une profite à toutes. Ce qui importe, c’est de bien comprendre que jamais, au grand jamais, les économies n’ont lieu aux dépens du travail et des salaires[2].