Causeries du lundi/Tome V/Mme de Motteville

Causeries du lundi/Tome V
Causeries du lundi, VGarnier frères (p. 168-188).
Lundi, 1er décembre 1851.



MADAME DE MOTTEVILLE


Reposons-nous un moment avec madame de Motteville, l’auteur des judicieux Mémoires, avec cet esprit sage et raisonnable qui a vu de près les choses de son temps, qui les a appréciées et décrites dans une si parfaite mesure, avec une si agréable justesse. Lorsque les Mémoires de madame de Motteville parurent pour la première fois en 1723, les journalistes et critiques du temps, en y louant le ton de sincérité, jugèrent qu’il y avait trop de détails minutieux, trop de petits faits. Ce n’était pas seulement l’opinion du Journal de Trévoux ou du Journal des Savants, c’est celle de Voltaire lui-même. Aujourd’hui, nous ne pensons plus ainsi. Ces petits faits, qui appartiennent à un ancien monde disparu, et qui nous le représentent dans une entière vérité, nous plaisent et nous attachent : à une distance médiocre, ils pouvaient sembler surabondants et superflus ; à une distance plus grande, ils sont redevenus intéressants et neufs. Et d’ailleurs, si madame de Motteville, se tenant à son rôle de femme, ne disant que ce qu’elle a appris par elle-même ou de bonne source, n’essaye pas de pénétrer les secrets du cabinet (dont elle devine pourtant très-bien quelques-uns), elle nous peint au naturel l’esprit général des situations et le caractère moral des personnages : c’est ce côté durable que le temps a dégagé en elle, et qui la place désormais à un rang si distingué et si bien établi.

Madame de Motteville, née vers 1621, était de son nom Françoise Bertaut, nièce du poëte-éveque, illustre en son temps et encore remarquable pour le sentiment et l’élégance, de ce Bertaut que Boileau a loué de sa retenue, et que Ronsard avait jugé un poëte trop sage. Je relève tout d’abord ce fonds de sagesse, qui semblait appartenir à la race : madame de Motteville avait une sœur cadette que, dès son enfance, on appelait Socratine à cause de sa sévérité, et qui finit par se faire carmélite. Cette sévérité, très-adoucie et très-ornée chez la sœur aînée, ne méritait que le nom de raison et de bon esprit. C’est ainsi qu’en parlaient tous ceux qui ne la connaissaient que de réputation : « Mélise peut passer pour une des plus raisonnables précieuses de l’île de Délos, » est-il dit dans le Grand Dictionnaire des Précieuses. Mademoiselle Bertaut avait reçu une éducation très-soignée et très-littéraire. Son père, Pierre Bertaut, était gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. Sa mère, qui tenait à une noble maison d’Espagne et qui avait jeune habité ce pays, fut distinguée de la reine Anne d’Autriche, dans les premiers temps que cette princesse était en France ; sachant l’espagnol comme sa propre langue, elle fut d’abord employée par elle à ses correspondances de famille, et traitée comme une amie. Elle profita de cette faveur pour donner, comme on disait alors, c’est-à-dire pour attacher à la reine sa fille dès l’âge de sept ans (1628). Mais le cardinal de Richelieu, qui s’inquiétait de l’entourage de la jeune reine, et qui voulait lui couper les communications avec l’Espagne, éloigna cette jeune enfant : ce dont Anne d’Autriche se plaignit fort. À toutes ses plaintes, « on lui répondit, nous dit madame de Motteville, que ma mère était demi-Espagnole, qu’elle avait beaucoup d’esprit, que déjà je parlais espagnol, et que je pouvais lui ressembler. » Madame Bertaut emmena donc sa fille, âgée de dix ans, en Normandie, où elle acheva de l’élever avec soin. La jeune personne gardait toujours une pension vie 600 livres de la reine, et en 1639 elle mérita, pour sa beauté et sa bonne réputation, d’être mariée à M. Langlois de Motteville, premier président de la Chambre des Comptes de Normandie, qui l’épousa en troisièmes noces. « Ce mariage était mal assorti, lit-on dans le Journal des Savants (janvier 1724) ; le président avait quatre-vingts ans, et elle n’en avait que dix-huit. Aussi dit-on qu’elle s’ennuyait quelquefois de la moitié du lit, et que, quand le bonhomme était endormi, elle faisait prendre sa place à une femme de chambre, et que le vieux président ne s’apercevait de rien. » Si ce détail, consigné dans le grave Journal, est exact, ce fut là la plus vive espièglerie de madame de Motteville. Sa nature calme et peu passionnée ne paraît point avoir souffert d’ailleurs d’une telle union : « En l’année 1639, ayant épousé M. de Motteville, dit-elle, qui n’avait point d’enfants et avait beaucoup de biens, j’y trouvai de la douceur avec une abondance de toutes choses ; et si j’avais voulu profiter de l’amitié qu’il avait pour moi, et recevoir tous les avantages qu’il pouvait et voulait me faire, je me serais trouvée riche après sa mort. » Mais elle négligea ces vues d’intérêt, et, comme tous les exilés de la Cour, elle n’était occupée en ce moment qu’à espérer la fin prochaine du cardinal de Richelieu, d’où elle attendait le retour de la faveur. À la mort du cardinal et du roi, l’un des premiers soins de la reine fut de rappeler auprès d’elle ses anciens amis disgraciés pour l’amour d’elle, et madame de Motteville fut du nombre ; elle fut dès lors attachée à la reine moins encore comme femme de chambre (elle en avait le titre) que comme l’une des personnes de sa conversation et de son intimité. Sage, secrète, régulière, d’un esprit doux et enjoué avec nuances, d’une curiosité à la lois sérieuse et amusée, d’un coup d’œil observateur qui ne cherchait pas à être perçant ni profond et qui se contentait de bien voir ce qui se faisait autour d’elle, elle passa ainsi vingt-deux années bien diverses, et dont quelques-unes furent agitées des plus violents orages. Fidèle et dévouée sans se piquer d’être héroïque, elle sut accommoder les timidités de son sexe avec les obligations et les devoirs de son état, et traverser à la Cour tant d’écueils visibles ou cachés, sans se détourner de sa voie, et en restant dans les règles et les délicatesses d’une exacte probité : femme en bien des points, mais la plus raisonnable des femmes, personne essentielle et aimable tout ensemble. Elle ne paraît pas avoir songé jamais à se remarier, ni avoir connu de tendres faiblesses. Dans cette agréable discussion qu’elle soutint par lettres avec la grande Mademoiselle sur les conditions d’une vie parfaitement heureuse, elle lui écrivait ; « Je n’avais que vingt ans quand la liberté me fut rendue ; elle m’a toujours semblé préférable à tous les autres biens que l’on estime dans le monde, et, de la manière que j’en ai usé, il semble que j’ai été habitante du village de Randan, » — un village d’Auvergne où les veuves ne se remariaient pas. Ce nom de douairière, qu’elle eut de bonne heure, ne l’effarouchait en rien. Elle jouissait de l’amitié, de la conversation : elle savait au besoin « goûter les douceurs des solitaires, qui sont les livres et les rêveries. » Une religion vraie et pratique, qui n’excluait pas, mais qui ramenait à elle les réflexions mêmes de la philosophie, la soutenait et l’affermissait dans sa vertu et dans sa prudence. Ainsi pour cette âme égale et tempérée se passa la vie, sans grand éclat, sans trouble intérieur, et dans une maturité constante.

On se demande d’abord de madame de Motteville, Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/182 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/183 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/184 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/185 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/186 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/187 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/188 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/189 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/190 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/191 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/192 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/193 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/194 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/195 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/196 Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, V, 3e éd.djvu/197 probité, en ce pays d’embûches et de perfidies, l’exposa pourtant jusqu’à la fin à quelques tracasseries dont sa prudence et son calme, soutenus de l’estime de la reine mère, l’aidèrent à triompher. La religion prit de plus en plus d’empire dans cette âme toute faite pour l’accueillir et si naturellement ordonnée. Cette religion éclairée et soumise lui a dicté dans ses Mémoires quelques pages qu’on peut dire charmantes autant qu’elles sont solides et sensées, sur les querelles du temps, sur les disputes du Jansénisme et du Molinisme, auxquelles les femmes n’étaient pas les moins pressées de se mêler : « Il nous coûte si cher, dit-elle en se souvenant d’Eve, d’avoir voulu apprendre la science du bien et du mal, que nous devons demeurer d’accord qu’il vaut mieux les ignorer que de les apprendre, particulièrement à nous autres qu’on accuse d’être cause de tout le mal… Toutes les fois que les hommes parlent de Dieu sur les mystères cachés, je suis toujours étonnée de leur hardiesse, et je suis ravie de n’être pas obligée de savoir plus que mon Pater, mon Credo et les Commandements de Dieu. » Madame de Motteville suit exactement la ligne que Bossuet traçait en ces matières. Il faut lire toute cette page, que l’aimable auteur couronne par de très-beaux vers italiens qui montrent qu’en se soumettant, son esprit ne renonçait point à s’orner raisonnablement et à s’embellir. Cette personne rare, cette honnête femme de tant de jugement et d’esprit, mourut en décembre 1689, vers l’âge de soixante-huit ans. On ne peut l’apprécier à toute sa valeur qu’en l’accompagnant dans tout le cours de ses Mémoires, en la suivant dans son développement et sa continuité : des citations et une analyse ne sauraient donner qu’une bien imparfaite idée de cette lecture lente, pleine, tranquille et attachante.