Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 54-61).


VI

LE CI-DEVANT COMTE DE LOVAT


Dans le cabinet de Prestongrange, un homme attendait. À première vue, je le détestai d’instinct comme on déteste une bête puante. Il était affreusement laid, mais avait l’air d’un gentleman ; ses manières étaient polies, mais on voyait qu’il pouvait être violent à l’occasion ; avec cela, une petite voix qui avait par moments des inflexions perçantes.

L’avocat général nous présenta l’un à l’autre d’une manière aimable et familière.

« Fraser, dit-il, voilà M. Balfour dont nous avons causé ensemble. Monsieur David, je vous présente M. Simon Fraser, qui a porté jadis un autre titre, mais c’est de l’histoire ancienne. M. Fraser a besoin de vous parler. »

Là-dessus, il alla s’asseoir à l’autre bout de la pièce, prit un livre dans la bibliothèque et eut l’air de le consulter.

Je me trouvai ainsi livré à un personnage auquel j’étais bien loin de penser ; car d’après les termes de la présentation, le doute ne m’était pas permis : il n’était autre que le lord dépossédé de Lovat, le chef du Grand Clan des Frasers. Je savais qu’il avait lui-même conduit ses hommes à la révolte, je savais que la tête de son père (le renard gris des Highlands)[1] était tombée pour ce fait, que les terres de famille avaient été saisies et les titres de noblesse abolis. Je ne pouvais donc concevoir ce qu’il venait faire dans la maison de Grant, je ne pouvais imaginer que, nommé magistrat, il avait fait litière de ses anciennes convictions, et s’efforçait maintenant de gagner les faveurs du gouvernement en acceptant le rôle de substitut de l’avocat général pour le crime d’Appin.

« Eh bien monsieur Balfour, qu’est-ce que j’apprends de vous ? dit-il.

— Je n’ai pas d’explications à vous donner, répondis-je ; lord Prestongrange pourra vous renseigner, il est au courant de mon affaire.

— C’est moi qui m’occupe du meurtre d’Appin, continua-t-il ; je dois siéger comme substitut de Prestongrange et d’après les pièces du procès, je peux vous assurer que vos idées sont fausses. La culpabilité de Breck est manifeste et le témoignage par lequel vous reconnaissez l’avoir vu sur la colline au moment du crime, ne fera que hâter sa condamnation à la potence.

— Il sera difficile de le pendre avant de l’avoir pris, répondis-je, et pour ce qui est du reste, je n’ai pas à discuter avec vous.

— Le duc est informé de tout ceci, reprit-il ; je viens de le voir et il s’est exprimé devant moi avec une noble liberté, comme il convient à un homme de sa valeur. Il parle de vous par votre nom, monsieur Balfour, et vous assure de sa reconnaissance si vous voulez bien vous laisser conduire par ceux qui comprennent mieux que vous vos intérêts et ceux du pays. Or, la reconnaissance n’est pas un vain mot dans cette bouche, experto crede. Je suis sûr que vous savez quelque chose de mon nom et de mon clan, du mauvais exemple donné par mon père et de sa fin lamentable, pour ne rien dire de mes propres erreurs. Eh bien, j’ai fait ma paix avec le bon duc, il est intervenu pour moi auprès de notre ami Prestongrange, et me voici de nouveau le pied à l’étrier avec de grosses responsabilités entre les mains, poursuivant les ennemis du roi Georges et prêt à venger la dernière insulte faite à Sa Majesté.

— C’est évidemment une belle situation pour le fils de votre père ! » répliquai-je.

Il fronça les sourcils et me regarda, furieux.

« Il vous plaît d’essayer de l’ironie, je crois, dit-il, mais je suis ici pour remplir mon devoir, pour m’acquitter de ma charge en conscience, et c’est en vain que vous pensez me donner le change. Laissez-moi vous le dire, pour un jeune homme d’énergie et d’ambition, un bon coup d’épaule au début vaut mieux que dix ans de travail. Le coup d’épaule est en ce moment à votre disposition ; choisissez de quel côté vous voulez être poussé, le duc s’occupera de vous avec la sollicitude d’un père.

— C’est moi qui manquerais de la docilité d’un fils, répondis-je.

— Alors, s’écria-t-il, vous supposez vraiment, monsieur, que la politique de ce pays devra céder, et être renversée par un gamin comme vous ? On a donné à cette affaire la valeur d’une épreuve. Tous ceux qui voudront prospérer dans l’avenir doivent pousser à la roue. Regardez-moi ; supposez-vous que c’est pour mon plaisir que je me suis mis dans l’odieuse situation de persécuter un homme à côté de qui j’ai tiré l’épée ? Le choix ne m’est pas laissé.

— En effet, je pense, monsieur, que vous vous êtes interdit le choix en vous mêlant à cette rébellion dénaturée, remarquai-je ; mon cas est heureusement très différent ; je suis un homme loyal et je peux regarder en face le roi ou le duc d’Argyle sans arrière-pensée.

— Ah ! c’est là que vous en venez ? Eh bien, moi, je proteste que vous êtes dans la pire des erreurs. Prestongrange a été assez poli, à ce qu’il paraît, pour ne pas mettre en doute vos allégations, mais vous devez penser que ce ne sont pas là paroles d’Évangile : vous dites que vous êtes innocent, mon cher monsieur, mais les faits vous déclarent coupable.

— Je m’attendais à cela, dis-je.

— Le rapport de Mungo Campbell, votre fuite après l’accomplissement du meurtre, votre long silence, mon bon ami, en voilà assez pour pendre un jeune taureau, fût-il David Balfour ! Je serai là ; ma voix sera entendue, je parlerai bien autrement que je ne le fais maintenant et pas à votre satisfaction, bien que cela puisse vous déplaire. Ah ! vous pâlissez, votre regard perd son assurance monsieur David ! Vous voyez la tombe et la potence plus près que vous ne pensiez.

— Je ne nie pas une faiblesse bien naturelle, dis-je, je n’en suis pas honteux ; la honte…

— La honte vous attend sur le gibet ! interrompit-il.

— Où j’aurai été devancé par le lord votre père, répliquai-je.

— Oh ! mais pas ainsi ! cria-t-il, et vous ne voyez pas encore le fond de l’affaire ! Mon père a souffert dans une grande cause et pour s’être mêlé des affaires des rois. Vous, vous serez pendu pour un vulgaire meurtre, votre part dans le crime sera d’avoir retenu la victime par une conversation ; vos complices, une bande de Highlanders. Et il peut être démontré, mon grand monsieur Balfour, il peut être démontré, et il sera démontré, que vous étiez payé pour faire le coup. Il est facile d’imaginer les regards qui courront dans la salle quand je ferai mon réquisitoire et que l’on verra que vous, un jeune homme d’éducation, vous êtes laissé corrompre jusqu’à accomplir cet acte dégradant, pour un costume neuf, une bouteille d’eau-de-vie des Highlands, et quelques pièces de cuivre.

L’apparence de vérité qu’il y avait dans ces mots tomba sur moi comme un coup de massue : des habits, une bouteille de « usquebaugh » et quelque menue monnaie, c’était bien tout ce qu’Alan et moi avions emporté d’Aucharn, et je vis que quelques-uns des compagnons de James avaient dû bavarder en prison.

« Vous voyez ? j’en sais plus long que vous ne pensiez, continua-t-il triomphant. Et quant à donner cette tournure à l’affaire, mon grand monsieur Balfour, vous ne devez pas supposer que le gouvernement de Grande-Bretagne et d’Irlande sera jamais à court de témoins. Nous avons des hommes en prison qui jureront ce que nous voudrons pour sauver leur vie, ce que je voudrai, si vous préférez l’expression. Vous pouvez maintenant deviner quelle sera votre gloire si vous choisissez de mourir ! D’un côté, la vie, le vin, les femmes et un duc pour protecteur. De l’autre, un gibet et la plus honteuse histoire à laisser à vos neveux dans l’avenir. Voyez ! s’écria-t-il d’une voix perçante, voyez ce papier que je retire de ma poche. Lisez ce nom : c’est le nom du grand David, je crois ; l’encre est à peine sèche. Devinez-vous la nature de ce document ? C’est un mandat d’arrêt et je n’ai qu’à toucher ce timbre pour le faire exécuter sur-le-champ. Une fois incarcéré à l’aide de ce papier, Dieu vous garde, car la mort est certaine. »

Je me sentais terrifié à la vue de tant de bassesse et amolli par l’horreur et l’imminence du danger. M. Simon s’était déjà félicité de mon changement de couleur ; je devais maintenant être pâle comme un linge, ma voix tremblait malgré l’effort de ma volonté.

« Il y a un gentilhomme dans cette chambre ! m’écriai-je, c’est à lui que j’en appelle ! Je remets ma vie et mon honneur entre ses mains ! »

Prestongrange aussitôt ferma son livre avec bruit.

« Je vous avais prévenu, Simon, dit-il, vous avez joué votre partie et vous l’avez perdue. Monsieur David, continua-t-il, je vous prie de croire que ce n’est pas à mon instigation que vous avez été soumis à cette épreuve. Je désire que vous sachiez que je suis heureux de vous en voir sortir avec tant d’honneur. Vous ne pouvez vous en douter, mais vous venez de me rendre un grand service. Si notre ami avait eu plus de succès que je n’en ai eu auprès de vous hier soir, on aurait pu dire qu’il connaissait mieux les hommes que moi et qu’il devrait occuper ma situation et moi la sienne ;… or, je sais que notre ami Simon est ambitieux, dit-il, en frappant légèrement sur l’épaule de Fraser. Quant à cette comédie, elle est finie, ma sympathie vous est acquise et, quelle que soit l’issue de cette malheureuse affaire, je me charge de veiller à ce qu’elle soit conduite en ce qui vous concerne avec tous les égards possibles. »

C’étaient là de bonnes paroles et je voyais d’ailleurs qu’il n’existait pas de lien entre ces deux hommes qui tous les deux étaient contre moi. Il était indéniable cependant que cette entrevue avait été conçue et peut-être préparée de concert. Mes adversaires avaient essayé d’agir sur moi par toutes sortes de moyens ; maintenant que la persuasion, la flatterie et les menaces avaient été employées en vain, je me demandais quel serait le prochain expédient ? Mes yeux du reste étaient encore troubles et mes genoux tremblaient sous moi après ce qui venait de se passer. Je ne pus que répéter la même phrase : « Je mets ma vie et mon honneur entre vos mains.

— C’est bon, c’est bon, dit Prestongrange, nous essaierons de les sauvegarder. Et, en attendant, revenons à de plus doux procédés. Vous ne garderez pas rancune à mon ami M. Simon qui a parlé selon ses fonctions. Puis, si vous aviez conçu quelque malice contre moi qui ai assisté au dialogue et eu l’air de tenir la chandelle, il ne faut pas que cette malice s’étende aux membres innocents de ma famille, qui ont grande envie de vous revoir et de faire plus ample connaissance avec vous. Je ne veux pas que les désirs de mes jolies fillettes soient déçus par ma faute. Demain, elles iront à Hope Park, où il sera très convenable que vous alliez les saluer. Venez d’abord me voir ici en cas que j’aie quelque chose à vous communiquer ; puis vous accompagnerez ces dames. »

J’aurais dû refuser du premier coup, mais j’étais hors d’état de raisonner ; j’acquiesçai donc et je pris congé sans savoir comment. Quand je me trouvai dans la rue et la porte fermée derrière moi, je m’appuyai à la muraille et fus heureux de pouvoir m’éponger le visage.

Cette horrible apparition de M. Simon demeurait dans ma mémoire comme un son persiste dans la tête quand l’oreille ne le perçoit plus. Il me venait à l’esprit toutes sortes de récits sur le père de cet homme, et sur sa fausseté ; ses innombrables et diverses perfidies me revenaient en mémoire et tout ce que j’avais entendu et lu de lui se joignait à ce que je venais d’éprouver moi-même. Chaque fois qu’elle se présentait à mon esprit, l’indigne calomnie qu’il avait essayé de clouer sur moi me stupéfiait de nouveau. Le cas de l’homme suspendu à la potence sur le chemin m’apparaissait comme à peine distinct de celui que je pouvais considérer comme le mien.

Voler un enfant de si peu que ce fût était certainement une chose méprisable pour deux hommes faits, mais telle qu’elle devait être présentée devant la Cour par Simon Fraser, ma propre histoire ne le cédait que de peu à celle-là en vilenie et en lâcheté.

La conversation de deux valets de Prestongrange sur le seuil de sa porte me rendit à moi-même.

« Joe, dit l’un, portez ce billet aussi vite que vous pourrez au capitaine.

— Est-ce pour faire revenir le « Cateran »[2] ? répondit l’autre.

— Je crois que oui ; lui et Simon le demandent.

— Prestongrange devient fou, je crois ! il ne peut plus se passer de James More.

— Ce ne sont pas nos affaires, en tout cas. »

Et ils se quittèrent, l’un pour aller faire sa commission, et l’autre pour rentrer dans l’appartement.

Cela me parut aussi mauvais que possible. J’étais à peine sorti, qu’ils envoyaient déjà chercher James More, à qui sans doute M. Simon avait fait allusion en parlant d’hommes en prison prêts à racheter leur vie par toutes sortes d’énormités. Je frémis de la tête aux pieds ; puis je me souvins de Catriona. Pauvre petite ! son père risquait d’être pendu pour faits indéniables de mauvaise conduite, et, ce qui est plus terrible encore, il paraissait disposé à sauver sa tête par la pire des hontes et le plus perfide des meurtres : le faux serment. Pour compléter nos infortunes il semblait que j’étais moi-même choisi pour être sa victime.

Je me mis à marcher lentement au hasard dominé par un besoin d’air, de mouvement et de campagne.



  1. Voir les Aventures de David Balfour.
  2. Aventurier, voleur des Highlands.