Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 293-299).
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XXII


Au bruit que fit la servante en repliant les volets, Catherine ouvrit les yeux. Il était huit heures ; le feu brûlait déjà dans la cheminée ; un allègre matin avait succédé à la nuit furieuse. Renaquirent simultanément en elle le sentiment de son existence et le souvenir du manuscrit. Elle sauta du lit dès que disparut la domestique, réunit les feuillets épars, revint en grande hâte à son oreiller, toute prête à la volupté d’une lecture de découverte. Ce n’était pas un manuscrit aussi copieux que ceux que les romans reproduisaient pour son effroi de lectrice : le rouleau, qui paraissait tout de feuilles volantes, était de dimensions minimes, beaucoup plus petit qu’elle n’avait cru la veille.

Son œil avide parcourut rapidement une page. Était-ce possible ? ou bien ses sens la trompaient-ils ? Un inventaire de linge en vulgaires caractères modernes ! Si elle n’était pas le jouet d’une hallucination, oui, c’était bien une note de blanchissage. Elle prit un autre feuillet : mêmes articles, avec quelques variantes ; un troisième, un quatrième, un cinquième, et le sujet persistait : chemises, bas, gilets, cravates. Deux autres feuillets étaient à peine plus impressionnants : ils notaient des dépenses : lettres, poudre à poudrer, cordons de souliers, etc. Le plus grand feuillet, celui qui enveloppait les autres, était une ordonnance de maréchal-vétérinaire, comme l’indiquait sa première ligne : « Appliquer un cataplasme à la jument alezane. » Telle était cette collection (laissée là, sans doute, par une fille de service négligente) qui lui avait valu une nuit blanche. Catherine se sentit humble comme la poussière. L’aventure antérieure n’avait-elle donc pu lui enseigner la sagesse ? De son lit elle apercevait un coin comme ironique du coffre. Supposer qu’un manuscrit centenaire ait pu rester ignoré dans cette chambre, ou qu’elle eût seule le talent d’ouvrir un cabinet dont la clef était à la portée de tous ! Comment avait-elle pu se leurrer à ce point ? Plût au ciel que Henry ignorât toujours sa sottise ! Du reste, il en était complice : si l’aspect du cabinet n’avait pas paru concorder si exactement avec la description qu’il avait faite, sa curiosité se fût-elle donné carrière ? C’était là sa seule consolation. Impatiente de se débarrasser de ces témoignages de sa folie, les feuillets épars sur les couvertures, elle se leva, les remit autant que possible dans leur ordre primitif, et les replaça dans leur cachette, en formant des vœux pour qu’aucun nouvel incident ne les en fît sortir à sa confusion.

Que les serrures eussent été si rétives restait cependant un fait anormal, car maintenant elle les gouvernait avec une aisance parfaite. Là il y avait certainement quelque chose de mystérieux, et elle s’abandonnait à cette flatteuse supposition, quand la possibilité de portes non closes qu’elle aurait elle-même fermées lui apparut et la fit rougir encore.

Elle sortit au plus vite d’une chambre où les choses mêmes lui reprochaient sa conduite et se rendit, en toute hâte, à la salle du déjeuner, que Mlle  Tilney lui avait désignée la veille. Henry y était seul. L’espoir qu’il formula aussitôt qu’elle n’eût point été incommodée par l’orage et l’allusion qu’il fit au caractère abbatial du logis étaient un peu troublants. Pour rien au monde elle n’eût voulu qu’il soupçonnât sa faiblesse. Cependant, incapable d’un franc mensonge, elle avoua que le vent l’avait un peu empêchée de dormir.

— Mais cette journée est charmante, ajouta-t-elle pour fuir ce dangereux sujet de conversation. Tempêtes et insomnies ne sont rien, une fois passées. Quelles belles jacinthes ! J’ai justement appris à aimer les jacinthes.

— Et comment l’avez-vous appris ? Empiriquement ou théoriquement ?

— C’est votre sœur qui me l’a appris. Je ne saurais dire comment. Mme  Allen s’efforçait tous les ans de me les faire aimer. Je ne parvenais pas à les aimer, quand enfin, l’autre jour, j’en vis à Milsom Street. Moi qui suis, par nature, indifférente aux fleurs !

— Mais maintenant vous aimez les jacinthes. Tant mieux. Ce vous est une nouvelle source de jouissances, et il est bon d’avoir sur le bonheur le plus de prise possible. D’ailleurs, le goût des fleurs est précieux aux femmes : cela les incite à sortir et à prendre de l’exercice. Quoique l’amour des jacinthes soit un amour casanier, qui peut dire, ce sentiment éveillé, si un jour vous n’en arriverez pas à aimer une rose ?

— Je n’ai pas besoin de prétextes pour sortir. Le plaisir de marcher et de respirer l’air frais m’est un appât suffisant. Quand il fait beau, je suis dehors la moitié du temps. Maman dit que je ne suis jamais à la maison.

— Quoi qu’il en soit, je suis content que vous sachiez maintenant aimer les jacinthes. Ce qui importe, en effet, c’est de savoir aimer. Et ma sœur a-t-elle une agréable méthode d’enseignement ?

Catherine fut sauve de l’embarras d’une réponse : le général entrait. Les compliments qu’il lui fit indiquaient qu’il était dans une bonne disposition d’esprit.

À table, l’élégance du service s’imposa à l’attention de Catherine. Par fortune, il était du choix du général, qui fut enchanté de l’approbation et qui déclara que ce service était tout ensemble simple et d’un goût habile. Il lui paraissait juste d’encourager l’industrie de son pays. Pour son palais peu exigeant, le thé avait un arôme égal dans du Stafford et dans du Saxe ou du Sèvres. Mais c’était déjà un vieux service, un service qui datait de deux ans ; depuis lors la fabrication s’était bien perfectionnée ; il avait vu de très beaux spécimens de cette fabrication nouvelle la dernière fois qu’il était allé à Londres, et, s’il n’avait été complètement insoucieux de ces futilités, il aurait pu céder à la tentation. Il croyait cependant qu’avant longtemps il aurait l’occasion d’en choisir un, encore que ce ne dût pas être pour lui. Catherine fut seule à ne pas comprendre l’allusion.

Après le déjeuner, Henry partait pour Woodston, où ses occupations le retiendraient deux ou trois jours. Tous se rendirent dans le vestibule pour le voir monter à cheval. De retour dans la salle du déjeuner, Catherine se mit à la fenêtre, avec l’espoir de l’apercevoir encore.

— Voilà une dure épreuve pour votre frère, Éléonore, dit le général. Woodston paraîtra triste aujourd’hui.

— Est-ce beau, Woodston ? demanda Catherine ?

— Qu’en dites-vous, Éléonore ? Formulez votre opinion. Car, sur ces questions, les femmes sont aussi compétentes que les hommes. Je crois que l’œil le moins prévenu apprécierait comme il convient Woodston. La maison s’élève parmi de belles prairies exposées au sud-est ; un beau jardin potager y attient ; le mur qui enclot le jardin, moi-même l’ai fait construire, il y a quelque dix ans, dans l’intérêt de mon fils. Woodston est un bénéfice ecclésiastique qui appartient à la famille. Je suis propriétaire des biens environnants, miss Morland, et, vous pouvez m’en croire, je ne les laisse pas tomber en friche. Ce ne sera pas une propriété d’un mauvais rapport. Henry n’eût-il d’autre revenu que celui de ce bénéfice, il ne serait pas mal loti. Peut-être semblera-t-il bizarre que, moi qui n’ai que trois enfants, je juge qu’une position lui soit nécessaire, et j’avoue qu’il est des moments où tous nous souhaiterions le voir dégagé de toute besogne : mais votre père, miss Morland, serait d’accord avec moi pour penser qu’il est utile que les jeunes gens soient occupés, quel que puisse être à ce sujet l’avis des jeunes filles. Le but n’est pas de gagner de l’argent, mais d’occuper son activité. Mon fils aîné, Frédéric, qui héritera d’une des propriétés territoriales les plus vastes du comté, Frédéric lui-même a une profession.

Le silence des jeunes filles prouva que cet imposant argument était, comme s’y attendait le général, sans réplique.

Il avait été question, la veille, d’une visite de l’abbaye. Le général s’offrit pour cicerone, et, quoique Catherine eût préféré la conduite de la seule Éléonore, elle fut encore heureuse d’accepter sa proposition. Depuis dix-huit heures, elle était dans l’abbaye sans en avoir rien vu qu’un petit nombre de chambres. La boîte à ouvrage, qu’on venait d’ouvrir, fut refermée précipitamment : Catherine était prête.

« Quand ils auraient parcouru la maison, le général se promettait le plaisir de l’accompagner dans les pépinières et le jardin. » Elle acquiesça d’une révérence.

« Mais peut-être lui serait-il plus agréable de voir d’abord le jardin et les pépinières. Le temps était beau, mais, à cette époque de l’année, pouvait se gâter d’un moment à l’autre. Que préférait-elle ? Il se mettait entièrement à sa disposition. Quel était l’avis de sa fille ?

Qu’est-ce qui flatterait le plus les désirs de la jolie invitée ? Il croyait pouvoir le deviner. Oui, certainement, il lisait dans les yeux de miss Morland un judicieux désir de voir, avant tout, les pépinières et le jardin. Du reste, l’avis de miss Morland n’était-il pas toujours judicieux ? Elle savait bien que les corridors de l’abbaye, par n’importe quel temps, seraient toujours assez secs. Il se ralliait aveuglément à son avis. Il allait prendre son chapeau et les rejoindrait. » Et sortit.

Catherine, et son visage exprimait du désappointement et de l’inquiétude, se mit à dire qu’elle serait désolée que le général, avec la pensée, erronée, de lui plaire à elle, s’astreignît à parcourir le jardin et les pépinières, contre son gré à lui…

Elle fut interrompue par Mlle  Tilney qui, un peu confuse :

— Je crois que le plus expédient serait de sortir pendant qu’il fait si beau. En ce qui concerne mon père, ne soyez pas inquiète : il sort toujours à cette heure-ci.

Catherine ne savait au juste à quoi s’en tenir. Pourquoi Mlle  Tilney était-elle embarrassée ? Y avait-il donc chez le général quelque répugnance à montrer l’abbaye ? La proposition pourtant venait de lui. Et n’était-il pas étrange que toujours il se promenât si matin. Ni son père ni M. Allen ne faisaient ainsi. Tout cela était bien contrariant. Elle était impatiente de voir la maison, point curieuse de visiter les pépinières et le jardin. Si, du moins, Henry avait été là… De ce qu’elle verrait, elle ne saurait même pas ce qui était pittoresque. Telles étaient ses pensées, mais elle les garda pour elle et mit son chapeau avec un mécontentement patient.

Quand, de la pelouse, elle vit pour la première fois l’abbaye d’ensemble, elle fut surprise de sa grandeur. Les bâtiments déterminaient une vaste cour rectangulaire. Deux des faces offraient à l’admiration la richesse d’un décor gothique. Le reste était caché par des bouquets d’arbres et un rideau de lierre. Les collines qui s’élevaient derrière la maison comme pour l’abriter étaient belles, même dans ce mois sans feuilles, mars. Catherine n’avait jamais rien vu de comparable, et son impression fut si vive qu’elle la formula, sans se référer à meilleure autorité, hardiment. Le militaire écoutait avec une gratitude extasiée, comme si son propre jugement sur Northanger fût resté en suspens jusqu’à cette minute.

Par le parc, on arriva au jardin potager. Lui aussi, le jardin potager, sollicita des éloges. Le nombre d’acres en était tel que Catherine ne put l’entendre sans effroi. Il était plus de deux fois plus grand, ce jardin potager, que les propriétés de M. Allen et de M. Morland réunies, y ajoutât-on encore le cimetière et le verger. Le nombre des murs à espaliers et des murs d’abri était incalculable et leur longueur infinie. Une cité de serres était installée là. Des populations travaillaient dans l’enceinte. Le général fut satisfait des regards de surprise qui lui disaient, presque aussi clairement que les paroles dont il avait forcé l’émission, que jamais la visiteuse n’avait vu tel jardin. Modestement alors, il avoua que « sans en tirer aucune vanité, il le croyait sans second dans le royaume. S’il avait une marotte, c’était celle-ci. Il aimait un jardin. Quoique assez indifférent à la table, il aimait les bons fruits, et, si non lui, ses enfants. C’était pourtant une servitude que la possession d’un pareil jardin. Les soins les plus attentifs ne préservaient pas toujours les fruits les plus précieux. La serre à ananas n’avait produit que cent fruits l’année dernière. M. Allen, supposait-il, avait ces mêmes déboires. »

— Mais non. M. Allen ne s’occupe pas du jardin. Il n’y entre jamais.

Avec un sourire glorieux, le général souhaita pouvoir imiter M. Allen. Car jamais il n’entrait dans son jardin sans être contrarié de voir que, sur un point ou sur un autre, son plan n’était pas réalisé.

— Les serres à températures différentes, comment sont-elles organisées chez M. Allen ? demanda-t-il en expliquant le fonctionnement des siennes.

— M. Allen n’a qu’une petite serre, où Mme  Allen relègue ses plantes l’hiver, et où on fait du feu de temps en temps.

— Quel homme enviable ! dit le général, et tout son être trahissait un joyeux dédain.

Promenée de serre en serre et jusque sous les réservoirs, Catherine, maintenant lasse de regarder et de s’étonner, n’avait plus qu’un désir : sortir des serres. Le général, désireux de constater l’effet de quelques changements récents à ses installations, convia les jeunes filles à le suivre encore : ce ne serait pas une corvée, si toutefois miss Morland n’était pas fatiguée.

— Mais où allez-vous donc, Éléonore ? Pourquoi choisir cet humide et obscur sentier ? Mlle  Morland s’y enrhumera. Mieux vaut passer par les pelouses.

— C’est une de mes promenades favorites, ce sentier. Je suis donc tentée de le considérer comme le chemin le plus agréable et le plus court. Mais peut-être, en effet, y fait-il trop frais.

Le sentier sinuait à travers un petit bois touffu de vieux sapins d’Écosse. Séduite à son aspect ombreux, Catherine ne put se tenir d’y faire quelques pas. Une seconde fois, et sans succès, le général la menaça d’un rhume. Mais trop poli pour insister davantage, il s’excusa de ne pouvoir les accompagner. « Il les rejoindrait par une autre route : il ne dédaignait pas la joie du soleil, lui. » Il s’éloigna, et Catherine eut une commotion à constater de quel allégement lui était ce départ. Mais, plus allégée encore que surprise, elle se mit à parler avec une gaieté tranquille de la mélancolie délicieuse qui émanait des choses.

— J’aime tout particulièrement ce coin du parc, dit sa compagne avec un soupir. C’était la retraite favorite de ma mère.

Jusque-là, Catherine n’avait jamais entendu ses nouveaux amis parler de Mme  Tilney. À cette évocation de la morte, elle eut une attitude de silence attentif qui était pour Mlle  Tilney une invitation à parler encore.

— Je me suis promenée si souvent ici avec elle, ajouta Éléonore. Alors je n’aimais pas ce chemin comme je l’ai aimé depuis. Le souvenir me l’a rendu cher.

« Et ce souvenir ne devrait-il pas le rendre cher à son mari ? songea Catherine. Cependant il ne voulait pas pénétrer dans le sentier. » Mlle  Tilney continuant à marcher silencieuse, Catherine hasarda :

— Sa mort a dû vous causer un grand chagrin…

— Un grand chagrin et qui s’accroît toujours, répondit Éléonore d’une voix sans timbre. J’avais alors treize ans. Je souffris autant qu’on peut souffrir à cet âge. Pourtant, je ne sus pas, je ne pouvais savoir quelle perte je faisais… (Après un silence :) Je n’ai pas de sœur, vous le savez, et, quoique Henry, quoique mes frères soient très affectueux, et que Henry soit fréquemment ici, il m’est souvent impossible de n’être pas triste.

« Avait-elle beaucoup de charme ? était-elle belle ? y avait-il un portrait d’elle à l’abbaye ? et pourquoi sa prédilection pour ce sentier ? était-elle donc mélancolique ? » furent les questions précipitées de Catherine.

Les trois premières reçurent une réponse affirmative. Les deux autres restèrent sans réponse. L’intérêt de Catherine pour la feue Mme  Tilney croissait à chaque question, qu’on y répondît ou qu’on n’y répondît pas. Elle avait été malheureuse, Catherine en était sûre. Le général certainement avait été un désagréable mari. Il n’aimait pas la promenade favorite de sa femme. Pouvait-il, dès lors, l’avoir aimée, elle. Du reste, il y avait dans ses traits, malgré leur beauté, quelque chose qui disait qu’il n’avait pas été bon pour elle.

— Je suppose que le portrait (et l’art consommé de sa question la faisait rougir) est dans la chambre de votre père…

— Non, il était destiné au salon ; mais mon père était mécontent de l’œuvre du peintre, et l’on ne se pressa pas d’accrocher ce tableau. Peu après la mort de ma mère, j’obtins qu’il me fût donné. Il est maintenant dans ma chambre ; je serai heureuse de vous le montrer : il est très ressemblant.

Argument nouveau : un mari ne pas attacher d’importance au portrait, très ressemblant, d’une épouse qui n’est plus ! Il avait dû pour elle être atrocement barbare.

Catherine n’essaya plus de se dissimuler la nature des sentiments que lui inspirait le général. Ce qui d’abord n’avait été que prévention instinctive était devenu de l’aversion. Oui, de l’aversion ! Tant de cruauté envers une femme si charmante rendait cet homme odieux. Dans les livres, elle avait souvent rencontré des caractères de cette sorte, de ces caractères que M. Allen disait excessifs et invraisemblables, — à tort : elle en avait la preuve maintenant.

Telles étaient les conclusions auxquelles Catherine venait d’aboutir, quand, à l’extrémité du sentier, les jeunes filles rejoignirent le général. En dépit de sa vertueuse indignation, elle fut obligée de marcher près de lui, de l’écouter et même de sourire quand il souriait. Inapte désormais à prendre plaisir à nul spectacle, elle marchait d’un pas languissant. Le général s’en aperçut. Plein d’une sollicitude qui semblait un reproche à l’opinion qu’elle avait de lui, il l’engagea à rentrer à la maison avec Éléonore : il les rejoindrait dans un quart d’heure.

Comme elles s’éloignaient déjà, il rappela sa fille qui reçut l’ordre formel de ne pas commencer sans lui la visite de l’abbaye. Cette nouvelle marque du souci qu’il avait de différer le plus possible une exploration si désirée d’autre part impressionna profondément Catherine.