Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 64-70).
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XV


Le lendemain, de bonne heure, une lettre d’Isabelle sollicitait, sur le mode le plus affectueux et pour une communication de haute importance, la présence immédiate de Catherine. Celle-ci se hâta vers Edgar’s Buildings, toute curiosité et prête, elle aussi, aux confidences. Les deux Thorpe cadettes étaient dans le petit salon et, pendant que l’une allait appeler sa sœur, Catherine demanda à l’autre quelques détails sur l’excursion de la veille. Maria ne se fit pas prier : la partie avait été la plus exquise du monde, inimaginablement charmante, plus délicieuse que rien qui se pût concevoir, — et ainsi pendant les cinq premières minutes de la conversation. Les cinq suivantes furent du même ton quant aux détails. On avait poussé directement jusqu’à l’hôtel d’York, avalé un potage, commandé le dîner ; ensuite on était descendu vers la Pump-Room, on avait goûté l’eau, dépensé quelque argent à de menus achats, pris des glaces chez un pâtissier ; puis on était retourné à l’hôtel, où on avait dîné rapidement afin d’être rentrés avant la nuit. Et ce retour avait été charmant. Toutefois la lune était absente, — et il pleuvait un peu, — et le cheval de M. Morland était si las qu’on avait eu beaucoup de peine à le faire marcher. Catherine écoutait avec satisfaction : il n’avait pas été question de Blaize Castle, et le reste ne valait guère un regret.

— Quel dommage, dit Maria, en terminant, que ma sœur Anne n’ait pu venir. Elle était furieuse d’avoir été exclue de la partie. Elle ne me pardonnera jamais cela, j’en suis bien sûre. Mais quoi… John avait voulu m’emmener, et non pas elle : il ne lui trouvait pas la jambe assez bien faite. Elle en a pour longtemps à être de mauvaise humeur. Quant à moi, ce n’est pas si peu de chose qui me mettrait en colère.

Isabelle entra d’un pas allègre et s’épanouissant toute pour monopoliser l’attention. Maria fut renvoyée sans cérémonie, et Isabelle embrassant Catherine, commença ainsi :

— Oui, ma chère Catherine, c’est vrai. Votre perspicacité n’a pas été en défaut. Quel œil de lynx que le vôtre ! Il voit à travers tout.

Catherine répondit par un regard d’ignorance étonnée.

— Non, ma chérie, ma douce chérie, calmez-vous. Je suis extrêmement agitée, comme vous voyez. Asseyons-nous et causons. Ainsi, vous l’avez deviné en recevant ma lettre, fille rusée ? Oh, ma chère Catherine, vous qui seule connaissez mon cœur, vous pouvez juger de ma joie. Votre frère est l’homme le plus charmant. Je souhaiterais seulement être plus digne de lui. Mais que diront votre excellent père, votre excellente mère ? Cieux ! Quand je pense à eux, je suis si agitée !

Catherine commençait à comprendre et, avec la rougeur naturelle à une émotion si inattendue, elle s’écria :

— Ciel ! ma chère Isabelle, que voulez-vous dire ? Est-il possible, est-il possible vraiment que vous soyez éprise de James ?

Et, en effet, ces doux sentiments d’Isabelle envers James, au sujet desquels on célébrait si gratuitement la perspicacité de Catherine, s’étaient avérés réciproques, la veille, à la promenade. Jamais Catherine n’avait été la confidente d’une nouvelle si pathétique : son frère et son amie étaient fiancés ! Neuve à ces choses, leur importance lui semblait tenir du prodige et elle voyait là un de ces événements sans retour dans le cours ordinaire de la vie. Son joyeux émoi, qu’elle ne pouvait traduire, plut à Isabelle. En se donnant le nom de sœurs, elles mêlèrent leurs baisers et leurs larmes heureuses.

Mais, pour ravie que fût Catherine à la perspective de cette union, comment eût-elle lutté de lyrisme avec Isabelle ? celle-ci disant :

— Vous me serez infiniment plus chère, ma Catherine, qu’Anne même ou Maria. Je sais que je serai bien plus attachée à ma chère famille Morland qu’à ma propre famille.

Catherine renonçait à s’élever à ces hauteurs de l’amitié.

— Vous êtes si semblable à votre cher frère, continuait Isabelle, que j’ai raffolé de vous dès le moment que je vous vis. Il en est toujours ainsi pour moi : le premier moment décide de tout. Le jour que Morland vint à la maison, à Noël dernier, de la minute que je le vis, mon cœur était sien, irrévocablement. J’avais, il m’en souvient, ma robe jaune, les cheveux nattés, et quand, à mon entrée au salon, John me le présenta, je pensai que jamais je n’avais vu personne d’aussi beau.

Catherine découvrait la puissance de l’amour. Elle aimait son frère et avec quelle partialité : cependant elle ne s’était jamais avisée qu’il fût beau.

— Il m’en souvient encore. Mlle  Andrews prenait le thé avec nous ce soir-là ; elle avait sa robe de florence puce ; elle était divine, tant, que je pensai voir votre frère tomber amoureux d’elle. Oh, Catherine, combien de nuits d’insomnie n’ai-je pas dues à votre frère ! Je ne voudrais pas que vous souffrissiez la moitié de ce que j’ai souffert ! Je suis devenue désolément maigre, je le sais. Mais je ne veux pas vous faire de peine à vous décrire mes angoisses. Ce que vous en avez vu suffit. Je sens que je me suis trahie continuellement. Si étourdiment je disais ma prédilection pour l’Église. Mais je savais bien qu’avec vous mon secret était en sûreté.

Catherine convint en elle-même que rien au monde n’avait jamais été plus en sûreté. Mais, honteuse d’une ignorance qui eût semblé par trop anormale, elle n’osa pas mettre en doute ce don de perspicacité et de sympathie qui lui était dévolu par Isabelle.

James se préparait à partir pour Fullerton : il allait demander à ses parents leur consentement à son mariage. C’était là pour Isabelle une source d’agitations réelles. Catherine tâchait de la convaincre, comme elle en était elle-même convaincue, que ni le père ni la mère ne s’opposeraient aux désirs de leur fils :

— Il est impossible, disait-elle, que des parents soient meilleurs, plus désireux du bonheur de leurs enfants. Je ne doute pas de leur « oui » immédiat.

— Morland dit exactement la même chose, répondit Isabelle, et cependant je n’ose pas espérer. Ma dot sera si petite ! Ils ne consentiront jamais ! Votre frère pourrait prétendre à la main de n’importe quelle héritière.

Là encore Catherine discerna la puissance de l’amour :

— Vraiment, Isabelle, vous êtes trop modeste : la différence de fortune n’a ici aucune importance.

— Oh ! ma douce Catherine, pour votre cœur généreux, elle n’aurait aucune importance ; mais combien rare un tel désintéressement ! Quant à moi, je ne souhaiterais qu’une chose : que nos situations fussent interverties. Si j’avais des millions, si j’étais maîtresse du monde entier, c’est votre frère encore que je choisirais.

Cet exposé de principes remémora agréablement à Catherine toutes les héroïnes de sa connaissance, et elle pensa que son amie n’avait jamais été plus charmante qu’en formulant une déclaration si magnanime. Et elle ne cessait de dire :

— Je suis sûre qu’ils consentiront. Je suis sûre que vous leur plairez beaucoup.

— Pour ma part, disait Isabelle, mes désirs sont si modestes que la moindre pension me suffira. Quand on s’aime vraiment, la pauvreté est encore de l’opulence. Je hais le faste. Je ne voudrais habiter Londres pour rien au monde. Une villa dans une bourgade retirée, ce serait adorable. Il y a de ravissantes petites villas autour de Richmond.

— Richmond ! s’écria Catherine. Il faut que vous habitiez près de Fullerton. Il faut que vous soyez près de nous.

— Si nous sommes loin de vous, j’en serai très malheureuse. Si je pouvais seulement être près de vous, Catherine, je serais contente. Mais ces paroles sont oiseuses. Je ne veux pas penser à ces choses tant que la réponse de votre père ne sera pas connue. Morland dit que, si sa lettre part de Salisbury ce soir même, nous aurons la réponse demain. Demain ! Je n’aurai jamais le courage d’ouvrir sa lettre. Ce sera mon arrêt de mort, je le sens.

Suivit un temps de rêverie, Puis Isabelle parla, et ce fut pour disserter sur l’étoffe dont serait faite sa robe nuptiale. Cette conférence prit fin quand le jeune amant vint, sur le point de partir pour le Wiltshire, exhaler son soupir d’adieu.

Catherine aurait bien voulu le féliciter, mais toute son éloquence s’était réfugiée dans ses yeux. James facilement comprit. Impatient d’être chez lui et de voir ses espérances fleurir, il fit de rapides adieux. Ils auraient été plus brefs encore, si sa jolie promise ne l’avait plusieurs fois retenu par sa prolixe insistance à l’engager à partir. Deux fois déjà il avait atteint la porte ; deux fois elle le fit revenir, impatiente qu’il fût en route.

— En vérité, Morland, il faut que je vous chasse. Vous allez loin, pensez-y. Je ne puis supporter de vous voir vous attarder de la sorte. Pour l’amour du ciel, ne musez pas plus longtemps. Voyons, allez, allez, je le veux.

Les deux amies ne se séparèrent pas de toute la journée, et les heures s’écoulèrent en projets de bonheur fraternel.

Mme  Thorpe et son fils, qui étaient au courant de tout et semblaient n’attendre que le consentement de M. Morland pour donner carrière à leur joie, furent provoqués par Isabelle à ce jeu des paroles à sous-entendus et des coups d’œil complices qui devait exaspérer la curiosité des jeunes sœurs. Ces façons paraissaient peu généreuses et malséantes à Catherine, qui n’eût pu s’empêcher d’en faire la remarque, si, dans ce milieu, elles n’eussent été coutumières ; d’ailleurs Anne et Maria calmèrent bientôt ses scrupules par la sagacité de leur : « Nous savons, nous savons… » Et ce fut toute la soirée des passes d’esprit, où les adversaires se montrèrent également virtuoses, et des manœuvres en vue de sauvegarder, ici, le mystère d’un prétendu secret et, là, celui d’une découverte que l’on ne définissait pas.

Catherine passa la journée du lendemain avec son amie, pour la soutenir au cours des longues heures qui devaient s’écouler avant la distribution des lettres, — aide nécessaire, car, tandis que ces heures diminuaient, le trouble d’Isabelle allait croissant : elle était laborieusement parvenue à une détresse authentique quand enfin la lettre arriva.

« Je n’ai eu aucune difficulté d’obtenir le consentement de mes bons parents, et j’ai la promesse que tout ce qui sera en leur pouvoir sera fait pour hâter mon bonheur… »

Telles étaient les trois premières lignes.

Aussitôt tout fut sécurité joyeuse. Un rouge incarnadin teignit instantanément les joues d’Isabelle. Soucis, anxiété semblaient loin ; ses sentiments s’élevèrent si haut qu’ils étaient sur le point d’échapper à tout contrôle ; sans hésitation, elle se déclara la plus heureuse des mortelles.

Mme  Thorpe, avec des larmes d’allégresse, accola sa fille, son fils, la visiteuse, et elle aurait accolé de bon cœur la moitié des habitants de Bath. Son âme débordait de tendresse. C’était « cher John », « chère Catherine », à chaque mot. « Chère Anne » et « chère Maria » durent incontinent participer aux réjouissances, et deux « chère » placés à la fois devant le nom d’Isabelle avaient été bien gagnés par cette fille sans seconde. John, lui-même, manifestait son contentement. Il déclara le père Morland un excellent gaillard et vociféra ses louanges.

La lettre qui dispensait tant de félicité était courte. Elle ne contenait guère plus que la nouvelle du succès et ajournait tous détails. Les détails, Isabelle était de force à les attendre : M. Morland avait dit l’essentiel et s’était engagé d’honneur à aplanir les difficultés. Comment seraient constitués les revenus du jeune ménage — par transfert de propriétés territoriales ou de rentes sur l’État, — c’étaient vétilles dont la magnifique Isabelle ne s’occupait : elle pouvait compter, et à brève échéance, sur un établissement honorable. Donnant essor à ses rêves, elle se voyait déjà provoquer l’émerveillement de ses nouvelles connaissances de Fullerton et l’envie de ses anciennes amies de Pulteney Street ; elle aurait une voiture à ses ordres, un autre nom sur ses cartes, et à ses doigts des bagues en fulgurant éventaire.

John Thorpe, qui avait retardé son départ pour Londres jusqu’à l’arrivée de la lettre, pouvait maintenant se mettre en route.

— Voilà : je viens vous dire au revoir, dit-il à Mlle  Morland, qu’il trouva seule au salon.

Catherine lui souhaita un bon voyage. Sans paraître l’entendre, il alla vers la fenêtre, revint sur ses pas, fredonna un air ; il semblait très préoccupé.

— N’arriverez-vous pas bien tard à Devizes ? dit Catherine.

Il ne répondit pas, puis, après un moment de silence, son verbe fit irruption :

— Une bien bonne chose que ce projet de mariage, sur mon âme ! Une heureuse idée que celle de Morland et de Belle ! Qu’en pensez-vous, miss Morland ? À mon sens, l’idée n’est pas mauvaise.

— C’est même une très heureuse idée.

— Oui ! Par le ciel ! voilà qui est franc. Je suis ravi que vous ne soyez pas ennemie du mariage. Connaissez-vous la vieille chanson : « Aller à la noce, c’est s’acheminer à une autre noce. » Viendrez-vous à celle d’Isabelle ?

— Oui, j’ai promis à votre sœur d’assister à son mariage, si ce m’est possible.

— Et alors, vous savez — et il se tortillait hilare — je dis, alors, Vous savez, nous pourrons contrôler la vieille chanson.

— La vieille chanson ? Mais je ne chante pas… Eh bien, je vous souhaite un bon voyage. Je dîne avec Mlle  Tilney aujourd’hui, et je dois rentrer à la maison.

— Eh ! rien ne presse ! Qui sait quand nous nous retrouverons ! Non que je ne doive être de retour vers la fin de la quinzaine, une quinzaine qui me paraîtra diablement longue !

— Alors pourquoi vous absenter si longtemps ? dit Catherine, voyant qu’il attendait une réponse.

— C’est gentil à vous, vraiment, gentil et d’un bon cœur. Je ne suis pas près de l’oublier. Mais vous avez plus de bonté et de tout, que n’importe qui, une part de bonté… colossale. Et ce n’est pas seulement de la bonté, mais vous avez tant, tant de tout ! Vous avez une telle… Sur mon âme ! je ne connais personne comme vous !

— Oh ! il y a beaucoup de gens comme moi, et, j’en suis sûre, un grand nombre qui valent mieux. Au revoir.

— Mais, miss Morland, j’irai à Fullerton vous présenter mes respects avant peu, si je ne vous suis pas désagréable.

— Je vous en prie : mon père et ma mère seront très contents de vous voir.

— Et j’espère, j’espère, miss Morland, que vous ne serez pas ennuyée de me voir.

— Oh ! pas du tout. Il est peu de gens que je sois ennuyée de voir. Il est toujours agréable d’avoir de la compagnie.

— C’est juste ma façon de penser. Que j’aie seulement de gais compagnons, que je sois avec des gens que j’aime, que je sois où il me plaît d’être et avec qui me plaît, au diable le reste, dis-je ! Et je suis extrêmement heureux de vous entendre dire la même chose. Mais j’ai dans l’idée, miss Morland, que vous et moi sommes presque toujours du même avis.

— Peut-être. Je n’ai jamais réfléchi à cela. D’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de choses sur lesquelles je connaisse mon propre avis.

— Par Jupiter, c’est comme moi ! Ce n’est pas mon habitude de me casser la tête de choses qui ne me concernent pas. Ma façon de voir est assez simple. Que j’aie la fille que j’aime, dis-je, une maison confortable sur ma tête, et qu’ai-je à m’inquiéter de tout le reste ! La fortune n’est rien. De mon côté, je suis certain d’un bon revenu. Et n’eût-elle pas un penny, eh bien ! tant mieux !

— Sur ce point, je pense comme vous. Si, d’une part, il y a quelque fortune, de l’autre, il n’est pas nécessaire qu’il y en ait. Que ce soit lui ou elle qui soit riche, il n’importe. Je ne comprends pas qu’une grande fortune en cherche une autre ; se marier pour de l’argent me paraît la chose la plus immorale qui soit. Adieu. Nous serons contents de vous voir à Fullerton, quand il vous plaira.

Les galantises de son interlocuteur échouèrent à la retenir plus longtemps. Elle avait hâte d’annoncer les fiançailles de James à Mme  Allen et de faire ses préparatifs pour se rendre auprès de Mlle  Tilney. Elle partit, et Thorpe resta là, enchanté de sa démarche et de l’encouragement, pour lui ostensible, que lui avait accordé la jeune fille.

L’émoi qu’elle avait eu à apprendre l’engagement de son frère lui faisait augurer que M. et Mme  Allen seraient eux aussi fort troublés à l’étonnante nouvelle. Grand fut son désappointement. Cette étonnante nouvelle, dont elle prépara l’énoncé par maintes circonlocutions, avait été prévue par eux dès l’arrivée de James. Ils se bornèrent à exprimer un vœu de bonheur pour les jeunes gens. M. Allen y ajouta une remarque sur la beauté d’Isabelle, et Mme  Allen sur sa chance. Une telle impassibilité parut surprenante à Catherine. Pourtant Mme  Allen abjura son calme en apprenant le départ, la veille, de James pour Fullerton. À plusieurs reprises, elle regretta que le secret eût été nécessaire pour ce départ, déplora de n’avoir pas été informée du voyage, de n’avoir pas vu James au dernier moment : elle l’eût certainement chargé de ses meilleurs souvenirs pour M. et Mme  Morland et de ses compliments pour les Skinner.