Catherine Morland
Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome XVII (p. 58-64).
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XIV


Il faisait beau le lendemain, et Catherine s’attendait à une nouvelle attaque du groupe Thorpe. Sûre de l’appui de M. Allen, elle était sans crainte ; mais elle préférait éviter une lutte où la victoire même eût été pénible. À sa joie, nul Thorpe ne se manifesta. Les Tilney vinrent la chercher à l’heure dite.

À ce moment aucune difficulté ne surgit : point d’invitation inopinée ni d’impertinente intrusion. Et mon héroïne — est-ce assez anormal ! — put remplir un engagement pourtant conclu avec le héros lui-même. Ils décidèrent d’aller à Beechen Cliff et se mirent en route.

— Jamais je n’ai regardé cette colline sans penser au midi de la France, dit Catherine.

Henry, un peu surpris :

— Vous avez été sur le continent ?

— Oh, non ! C’est un souvenir de lecture. Je pense si souvent au pays où voyagèrent Émilie et son père dans les Mystères d’Udolphe. Mais, sans doute, vous ne lisez pas de romans.

— Pourquoi donc ?

— Parce que ce n’est pas assez sérieux. Les messieurs lisent des livres plus graves.

— Ce n’est pas faire preuve d’esprit que de ne pas se plaire à la lecture d’un bon roman. J’ai lu tous les ouvrages de Mme  Radcliffe, et avec grand plaisir. J’ai lu les Mystères en deux jours ; mes cheveux se dressaient sur ma tête.

— Oui, ajouta Mlle  Tilney, vous aviez commencé à me les lire. Appelée pour cinq minutes hors de la chambre, quand j’y rentrai, je ne vous trouvai plus : vous aviez emporté le volume à Hermitage Walk.

— Merci, Éléonore. Voilà un témoignage décisif. Vous voyez, miss Morland, que vos soupçons étaient injustes. Cinq minutes, c’était trop long à mon impatience ; au mépris de mes promesses, j’abandonnai ma sœur au moment le plus pathétique, et je m’enfuis avec le volume, qui pourtant lui appartenait. Voilà qui va me mettre dans vos bonnes grâces.

— Comme vous me faites plaisir ! Maintenant je n’aurai plus honte d’aimer Udolphe. Mais, je vous assure, je croyais que les jeunes gens méprisaient fort les romans.

— Ce mépris des jeunes gens pour les romans est peut-être excessif : ils en lisent autant que les femmes. Pour ma part, j’en ai lu des centaines et des centaines. Ne vous imaginez pas pouvoir rivaliser avec moi dans la connaissance des Julias et des Louisas. Si, passant aux détails, nous nous engageons dans l’enquête interminable des « Avez-vous lu ceci ? » et « Avez-vous lu cela ? » bientôt je vous laisserai aussi loin derrière moi que… — je cherche une comparaison topique — … aussi loin que votre amie Émilie elle-même laissa le pauvre Valencourt quand elle accompagna sa tante en Italie. Considérez que j’ai sur vous maintes années d’avance. Je faisais mes études à Oxford, que vous étiez une bonne petite fille qui peinait sur son marquoir.

— Pas très bonne, je crains. Mais, dites-moi, vraiment, ne trouvez-vous pas Udolphe le livre le plus joli qui soit ?

— Le plus joli ? par quoi vous entendez, je suppose, le plus joliment relié.

— Henry, dit Mlle  Tilney, vous êtes très impertinent. Miss Morland, il vous traite absolument comme il traite sa sœur. Toujours il me cherche noise pour quelque incorrection de langage, et voilà qu’il prend avec vous la même liberté. Le mot « joli », employé comme vous avez fait, ne le satisfait pas. Il vaut mieux que vous en choisissiez un autre tout de suite, sinon nous serons écrasées de Johnson et Blair tout le long du chemin.

— Je ne croyais pas dire quelque chose d’inexact. C’est un joli livre. Et pourquoi n’emploierais-je pas ce mot ?

— Très bien, dit Henry, et la journée est très jolie, et nous faisons une très jolie promenade, et vous êtes deux très jolies filles. Oh ! c’est un joli mot, vraiment. Il convient à toutes choses. Aujourd’hui n’importe quel éloge sur n’importe quel sujet est compris dans ce mot.

— Venez, miss Morland ; qu’il médite sur nos fautes, du haut de son érudition, pendant que nous louerons Udolphe dans les termes qu’il nous plaira. C’est un livre des plus intéressants. Vous aimez beaucoup ce genre de lecture ?

— À dire vrai, je n’en aime guère d’autres.

— Vraiment ?

— J’aime aussi les vers ; les pièces de théâtre et les voyages me plaisent assez. Mais l’histoire, la solennelle histoire réelle ne m’intéresse pas. Et vous ?

— J’adore l’histoire.

— Comme je vous envie ! J’en ai lu un peu, par devoir ; mais je n’y vois rien qui ne m’irrite ou ne m’ennuie : des querelles de papes et de rois, des guerres ou des pestes à chaque page, des hommes qui ne valent pas grand’chose, et presque pas de femmes, — c’est très fastidieux ; et parfois je me dis qu’il est surprenant que ce soit si ennuyeux, car une grande partie de tout cela doit être imaginé de toutes pièces. Les paroles mises dans la bouche des héros, leurs pensées, leurs projets, oui, tout cela doit être de pure invention, et ce qui me plaît le plus dans les autres livres, c’est précisément l’invention.

— Vous trouvez, dit Mlle  Tilney, que les historiens ne sont pas toujours heureux dans leurs élans de fantaisie et qu’ils déploient de l’imagination sans exciter l’intérêt. Moi, j’adore l’histoire et accepte le faux avec le vrai. Pour les faits essentiels, les sources de renseignements sont les ouvrages antérieurs et les archives. N’est-ce donc rien ? On croit à tant d’autres choses que l’on n’a pas vues soi-même ! Quant aux embellissements dont vous parlez, je les aime comme tels. Si une harangue est bien tournée, je la lis avec plaisir — que m’importe son auteur ? — et sans doute avec un plaisir bien plus vif, œuvre de M. Hume ou du docteur Robertson, que si elle eût reproduit les paroles mêmes de Caractacus, d’Agricola ou d’Alfred le Grand.

— Vous aimez l’histoire. M. Allen et mon père l’aiment aussi. J’ai deux frères à qui elle ne déplaît pas. Voilà, si j’y songe, bien des répondants dans mon cercle restreint. Si les historiens trouvent des lecteurs, tout est bien. Mais je croyais qu’ils s’obstinaient à emplir de grands volumes, sans autre résultat que de tourmenter les petits garçons et les petites filles.

— Qu’ils torturent les petites filles et les petits garçons, on ne le peut nier ; mais — traitons-les moins légèrement — ils sont parfaitement aptes à torturer des lecteurs dont la raison soit entièrement développée. Je dis « torturer » d’accord avec vous, au lieu d’ « instruire », supposant que ces deux mots sont devenus synonymes.

— Vous me trouvez sotte d’appeler l’étude un tourment. Mais si vous aviez vu des enfants — comme j’ai toujours vu mes petits frères et mes petites sœurs — peiner des jours et des jours à apprendre leurs lettres, au point d’en être stupides, vous conviendriez que « tourmenter » et « instruire » peuvent quelquefois être synonymes.

— Soit. Mais les historiens ne sont pas responsables de la difficulté qu’il y a à apprendre à lire, et vous-même conviendrez qu’on peut bien se laisser torturer deux ou trois ans pour être capable de lire tout le reste de son existence. Songez que si on n’enseignait pas à lire, Mme  Radcliffe aurait écrit en vain, ou n’aurait pas écrit du tout.

Catherine approuva, et fit un chaud panégyrique de cette autrice. Les Tilney s’engagèrent alors dans une autre conversation. En personnes habituées à dessiner, ils discutèrent la façon de découper en tableaux le paysage qui se développait autour de Beechen Cliff. L’art du dessin était mystérieux à Catherine. Elle écoutait avec une attention stérile, car les termes dont ils usaient n’éveillaient en elle aucune notion. De quoi elle avait grande honte : elle ignorait que, chez une fille avenante et bonne, il est des qualités primesautières qui ont plus de séduction qu’un savoir bien en vedette. Elle confessa son ignorance. Une leçon sur le pittoresque suivit immédiatement. Les explications de M. Tilney étaient si claires que tout ce qu’il admirait se revêtit de beauté pour Catherine, et il se plaisait à voir, dans l’attention passionnée de la jeune fille, une marque de goût naturel. Il parla d’avant-plans, de distances, d’arrière-plans, de perspective, de lumière, d’ombre, tant, que lorsqu’on fut au sommet de Beechen Cliff, Catherine, de sa propre initiative, rejeta toute la ville de Bath, comme indigne de faire partie d’un paysage. Charmé de ses progrès et craignant que trop de science en une fois la fatiguât, Henry parla d’une façon générale des forêts, des terres en friche, des domaines de la Couronne, arrivant ainsi, par de rapides et habiles transitions, au gouvernement et à la politique, et de la politique, naturellement, au silence.

Le silence fut rompu par Catherine qui, d’une voix un peu solennelle, prononça :

— J’ai appris que quelque chose d’horrible allait paraître à Londres.

Mlle  Tilney, à qui ces paroles étaient spécialement adressées, tressaillit et dit avec vivacité :

— Vraiment ! et de quelle sorte ?

— Cela, je ne le sais pas, ni qui en sera l’auteur. J’ai seulement entendu dire que ce serait plus horrible que tout ce qu’on a jamais vu.

— Ciel ! où avez-vous pu apprendre ces choses ?

— Une de mes amies intimes a reçu hier de Londres une lettre qui en parlait. Ce sera épouvantable d’une façon peu commune. Je m’attends à un crime ou à quelque chose de ce genre.

— Vous parlez avec un calme étonnant. Mais je veux croire que l’on a exagéré. Si de pareils desseins sont connus à l’avance, des mesures seront prises par le gouvernement pour en prévenir l’exécution.

— Le gouvernement, dit Henry, s’efforçant de ne pas sourire, n’ose ni ne désire intervenir en ces choses. Il faut qu’il y ait des meurtres, et le gouvernement ne se soucie pas de leur nombre.

Les jeunes filles le regardèrent. Il ajouta en riant :

— Voyons, dois-je vous expliquer à toutes deux ce dont il s’agit, ou vous laisser vous embourber ? Je serai généreux. Je n’imiterai pas ces hommes qui dédaignent de se faire comprendre de vos pareilles. Peut-être l’esprit des femmes manque-t-il d’application, de discernement, d’activité…

— Miss Morland, ne faites pas attention à ce qu’il dit. Mais ayez la bonté de me donner satisfaction, touchant cette terrible émeute.

— Une émeute ? quelle émeute ?

— Ma chère Éléonore, l’émeute est uniquement dans votre cervelle. La confusion y est scandaleuse. Ce qui doit paraître à Londres — et Mlle  Morland a-t-elle parlé d’autre chose ? — c’est un nouvel ouvrage en trois volumes in-12, de deux cent soixante seize pages chacun, avec, comme frontispice au premier, deux pierres tombales et une lanterne, comprenez-vous ? Miss Morland, ma déplorable sœur a mal interprété tout ce que vous disiez et qui était si clair. Vous parliez d’horreurs auxquelles on s’attendait à Londres. Au lieu de comprendre, comme eût fait une personne raisonnable, que vos paroles ne pouvaient concerner que des histoires de cabinet de lecture, elle vit aussitôt trois mille hommes massés à Saint-George’s Field, la Banque attaquée, la Tour menacée, les rues de Londres torrentueuses de sang, un détachement du 12e dragons léger (l’espoir de la nation) appelé de Northampton pour réprimer l’émeute, et le galant capitaine Frédéric Tilney, au moment de charger à la tête de sa troupe, jeté bas de son cheval par une brique lancée d’une fenêtre. Pardonnez-lui. Les craintes de la sœur ont ajouté à la faiblesse de la femme ; mais, à l’ordinaire, elle n’est point du tout une niaise.

Catherine semblait grave.

— Et maintenant, Henry, dit Mlle  Tilney, que vous nous avez expliqué de quoi il s’agissait, vous pourriez aussi rendre votre personnage plus clair à Mlle  Morland : sinon vous risquez qu’elle vous trouve intolérablement dur pour votre sœur et d’une grande discourtoisie pour les femmes en général. Mlle  Morland n’est pas habituée à vos façons bizarres.

— Je serais très heureux de lui faire faire plus ample connaissance avec elles.

— Soit. Mais ce n’est pas là une explication.

— Que dois-je faire ?

— Vous le savez bien. En galant homme, rendez-lui compréhensible votre caractère. Dites-lui que vous avez une très haute opinion de l’intelligence des femmes.

— Miss Morland, j’ai une très haute opinion de l’intelligence de toutes les femmes, surtout de celles — quelles qu’elles soient — en la compagnie de qui je me trouve.

— Ce n’est pas suffisant. Soyez plus sérieux.

— Miss Morland, personne ne peut avoir de l’intelligence des femmes meilleure opinion que moi. À mon avis, la nature leur a tant donné qu’elles ne trouvent jamais nécessaire d’en employer plus de la moitié.

— Il n’y a rien à en tirer de sérieux pour le moment, miss Morland. Mais il ne faut pas prendre ses paroles au pied de la lettre quand il paraît injuste pour les femmes ou désobligeant pour sa sœur.

Catherine n’avait à faire nul effort pour croire Henry Tilney impeccable. L’expression, elle en convenait, pouvait parfois surprendre, mais l’idée était toujours noble, et, du reste, ce qu’elle ne comprenait pas, elle était aussi encline à l’admirer que ce qu’elle comprenait. La promenade, qui toute fut charmante, se conclut à souhait pour Catherine : ses amis la reconduisirent chez elle, et Mlle  Tilney obtint de Mme  Allen la permission d’avoir Catherine à dîner le surlendemain.

Le temps avait passé d’une façon si agréable, qu’au cours de la promenade Catherine n’avait pas pensé une fois à Isabelle et à James. Les Tilney partis, sa sollicitude pour Isabelle revint ; mais Mme  Allen ne détenait aucun renseignement qui pût rassurer Catherine. Celle-ci s’aperçut alors qu’elle avait besoin de quelques yards de ruban : il fallait de toute nécessité les acheter et sans un instant de délai. Elle sortit et, dans Bond Street, rejoignit la seconde des demoiselles Thorpe, qui flânait du côté d’Edgar’s Buildings avec deux délicieuses jeunes filles qui avaient été ses amies chéries toute la matinée. Elle apprit ainsi que l’excursion à Clifton avait eu lieu.

— Ils sont partis ce matin à huit heures, dit Anne, et je ne les envie pas. Ce doit être la promenade la plus assommante. Il n’y a pas une âme à Clifton en ce moment. Belle était avec votre frère et John avec Maria.

Catherine exprima son plaisir de savoir que Maria était de la partie.

— Oui. Maria est avec eux. Elle était folle de joie. Elle s’attendait à quelque chose d’exquis. Drôle de goût ! Pour ma part, dès le premier moment, j’étais décidée à ne pas les accompagner, même s’ils m’en priaient instamment.

Catherine, un peu incrédule, ne put s’empêcher de dire :

— Quel dommage que vous n’ayez pu partir tous !

— Je vous remercie. Mais cela m’était bien égal. À aucun prix je n’aurais voulu être des leurs. Je le disais justement à Émilie et à Sophie quand vous nous avez rejointes.

Catherine resta sceptique ; mais, heureuse de savoir qu’Anne eût pour consolation l’amitié d’une Émilie et d’une Sophie, elle leur dit adieu sans tristesse, et rentra à la maison, se félicitant de ce que la partie n’eût pas été manquée du fait de son refus.

— Puisse-t-elle avoir été assez agréable pour que James et Isabelle ne soient pas restés sous la mauvaise impression de ma résistance ! souhaitait Catherine.